« Je connais un mot »

À l’heure où tout le monde est confiné, un homme que nous connaissons bien dans le monde du polar, tourne en rond dans une geôle de 3 mètres sur 3, en Sardaigne,  dans cette Italie meurtrie par le virus. Au menu : promenade au repas ou repas mais sans promenade. Il doit choisir. Il choisit d’écrire encore et toujours. Indio (Seuil, Cadre Noir) sort (doit sortir ? sortira ?) ces jours. Cesare Battisti, lui, n’est pas près de sortir.

À l’heure où le défendre, c’est être attaqué par toute la presse, l’attaquer, tirer sur une ambulance, un homme a su trouver les mots. Il parle mieux et surtout écrit bien mieux que nous, évidemment, c’est un grand écrivain. C’est Hervé Le Corre.

Je le remercie encore ici de me permettre d’user de ses mots. C’est du commun m’a-t-il écrit. Moi, ce que j’aurais dit aurait été commun. C’est ce du qui change tout. Moi je dirais ce , celui que l’on a envers Hervé pour nous avoir ôté les mots de la bouche, mais avec talent.

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Le texte d’Hervé Le Corre

On vient d’apprendre que Cesare Battisti a avoué devant un procureur de Milan sa responsabilité dans quatre assassinats. Déjà, Marianne, où sévissent quelques esprits forts, ironise sur le « bras d’honneur » qu’adresserait ainsi Battisti aux intellectuels qui l’ont défendu il y a vingt ans.

À l’heure où j’écris ces lignes, j’ignore le détail des aveux qu’il a faits. Sur le détail, les circonstances, la matérialité des actes dont il s’accuse et est accusé.

Faut-il rappeler (sans doute cela s’impose-t-il pour les causeurs qui ânonnent en ce moment) que longtemps, Cesare Battisti a refusé de dire son innocence, refusant de se désolidariser d’un combat qu’il a toujours pensé juste dans la situation qui était celle de l’Italie à l’époque et dont il considérait qu’il était terminé et avait été perdu ? Nous étions quelques-uns à ne pas comprendre cette attitude qui, pour être éthiquement honorable (ne pas abandonner, au prétexte que sa notoriété d’auteur relativement protégé par la « doctrine Mitterrand » aurait fait de lui un cas à part, blanchi en quelque sorte de son implication dans des actes illégaux voire criminels) les camarades condamnés et emprisonnés pour des dizaines d’années, n’en demeurait pas moins une ligne de défense difficile à tenir. On sait que ses avocats de l’époque l’adjuraient de proclamer son innocence. On sait aussi, et surtout, que Fred Vargas mit son talent, sa célébrité et sa bonne foi inébranlable au service de cette innocence, innocence à laquelle, grâce à son livre (paru chez Viviane Hamy), peut-être soulagés, nous avons été nombreux à croire.

Et ce soulagement, bien sûr, pose des questions politiques.

Soulagés,  parce qu’il était impossible d’assumer des meurtres fondés sur des motivations politiques, fussent-elles, révolutionnaires, les nôtres.

Soulagés, parce que si nous étions nombreux à saluer le courage de celles et ceux qui prenaient les armes et tous les risques que cela implique, nous considérions qu’il s’agissait là, fondamentalement, d’une erreur (d’une faute ?) politique. La lutte armée engagée par de petits groupes, même dans la situation de blocage politique de l’Italie et de corruption à la fin des années 70 ( compromis historique entre le PCI et la Démocratie Chrétienne, emprise de la Mafia, manipulations et complots des services américains…), satisfaisait peut-être un certain romantisme révolutionnaire mais nous apparaissait totalement contre-productive. Elle n’a jamais entraîné « les masses » dans l’assaut décisif, elle a permis à tous les services flicards d’affiner leurs tactiques d’infiltration, de manipulation, de répression, elle a permis parfois la confusion entre les attentats fascistes (attentats de masse, bombes à Bologne, dans l’Italicus, j’en passe et j’en oublie) et les actions certes criminelles, ciblées en principe, des groupes d’extrême-gauche armés.

Soulagés, parce que nous connaissions Cesare, nous avions lu ses livres, parlé, disputé avec lui, ri et aimé la vitalité, l’humour, la générosité de cet homme. Parce ce type-là ne pouvait pas avoir flingué des gens. Parce que nous étions prêts à discuter avec et contre lui de son combat passé (et révolu, et perdu, il le disait lui-même) sans vouloir envisager qu’il avait pu commettre les crimes dont on l’accusait.

Parce que cet homme-là, quel que fût son passé, ne pouvait pas être tout à fait le même. Il avait changé, forcément, puisque le monde tel qu’il va, forcément nous change, même si la rage qu’on porte au cœur et qui nous le fait trembler bien souvent, par-delà les analyses concrètes des situations concrètes, comme on disait, reste entière, mordante, parfois dévorante.

Cesare Battisti a changé. Coupable ou pas, il a changé.

On pourra rire de nous. On pourra moquer les illusions où nous nous sommes peut-être fourvoyés. On pourra ironiser sur l’aveuglement tranquille — encore que la tranquillité ne soit toujours pas le refuge où nous sommeillerions — qui fut le nôtre en cette occurrence. Les esprits forts auxquels je faisais allusion plus haut pourront cracher sur les lambeaux de notre rêve, sur le souvenir de notre solidarité.

Il reste un homme, condamné à mourir en prison qui n’est plus vraiment celui qui, sans doute, a appuyé sur la détente d’un pistolet en croyant que la victoire était au bout du canon.

En enfermant à jamais Cesare Battisti dans sa prison, on semble nous enjoindre de tourner le dos au vieux monde, celui qu’on voulait changer à tout prix. Mais quel est celui, que l’on nous dit nouveau, qui se dresse devant, autour de nous ? À quels temps de fer, de violences extrêmes, de guerres de toutes sortes qui ne manqueront pas de se produire, devons-nous faire face ? Voyez l’Italie, puisqu’on en parle. On prétend qu’elle doit tourner la page, mais quel tragique feuilleton est-elle en train d’écrire ?

Je laisse le soin aux lectrices et lecteurs de ce texte le soin de répondre à ces questions.

Je connais un mot, une décision digne d’un État de droit, qui bénéficia dans le passé, dans d’autres contextes, à des criminels dont le rêve était moins beau que celui qu’a voulu concrétiser, en s’y perdant, Cesare Battisti : AMNISTIE.

 

3 réflexions sur “« Je connais un mot »

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