« Une façon de voir »

« Ce qui ne leur dit pas, non plus, c’est qu’il est tout à fait possible qu’il soit en train de perdre la boule, que le poison de cette partie de chasse se soit accumulé durant toutes ces années, jusqu’à se transformer en une substance qui s’attaquait à son cerveau. » (pages 99-100)

* Un bon Indien est un Indien mort

La position du critique debout est une zone critique mettant en avant un ou plusieurs livres de manière la plus franche possible sans souci d’y trouver, en retour, la moindre compensation si ce n’est celle que vous auriez en me disant que cela vous a donné envie de lire… ou vous aura éclairé pour ne pas le lire… FB

Aujourd’hui, Un bon Indien est un Indien mort, The Only Good Indians, de Stephen Graham Jones, traduit par Jean Esch, Rivages / noir, 2022, 350 pages, 23€.

Sélection broblogblack Polars 2022

Stephen Graham Jones est un écrivain et universitaire originaire de la tribu des Pikunis (Blackfeet). C’est ainsi qu’il est présenté sur sa 4ème de couverture. Certes son passeport est certifié états-unien et il est traduit de l’anglais par Jean Esch. Mais c’est un Amérindien. Excusez le terme. Un Indien d’Amérique si vous préférez. Je rappelle à ceux qui affirment qu’on n’apprend plus rien à l’école que c’est en 5ème (voire au primaire) qu’on apprend aux élèves que Christophe Colomb a découvert l’Amérique en 1492 en croyant avoir atteint les Indes et quand il rencontre les sauvages, il les appelle les Indiens, CQFD*.

* Je rappelle aussi à celles qui pensent qu’on ne nous en a jamais parlé à l’école, que c’est en 6ème (voire au primaire) qu’on apprend qu’Homo Sapiens quitte l’Afrique vers – 100 000 avant Jean-Claude pour coloniser la Terre et, par le détroit de Béring, passe en Amérique pour peupler ce continent dont la découverte est attribuée à notre Cricri florentin. Et je vous parle même pas des Vikings et de leurs périples vers Vinland autour de l’an 1 000…

Photo courtesy of Colorado.edu

Un bon Indien est un Indien mort est donc avant tout le roman d’un Amérindien avant d’être épinglé aux States. De même, derrière ce roman d’horreur, voire gore par certains passages, se cache un roman noir tendu, un roman choral où chaque protagoniste est appelé à disparaître. C’est un portrait sans concession de la population amérindienne, sa jeunesse, ses errements, son intégration marginale dans la société dont l’avenir ne semble passer que par la rédemption sanctifiée du basket ball.

« La mort ressemble à ça, n’est-ce pas ? Vous souffrez, vous souffrez, et puis vous ne souffrez plus. À la fin, tout s’apaise. Pas seulement la douleur, le monde aussi. » (page 339)

Quatre amis d’enfance sont hantés par un souvenir qu’ils semblent avoir oublié, dont ils ne semblent pas parler entre eux, dont on ignore quelle place il tient en eux. Ils vivent dans le Montana. Hors de la réserve. Une histoire de partie chasse illégale au caribou qui a tourné au massacre, notamment celui d’une femelle et de son petit. Nous les retrouvons dix ans plus tard, vivant chichement, perdu entre modernité hors d’atteinte et traditions désuètes, ne sachant plus qui croire et ne croyant plus à grand-chose. C’est alors qu’ils vont être confrontés à un fantôme, la femme caribou, des hallucinations et pris de pulsions meurtrières.

Le premier chapitre est, pour cela, un modèle : « La manchette consacrée à Richard Boss Ribs disait : UN INDIEN TUÉ LORS D’UNE DISPUTE DEVANT UN BAR. C’est une façon de voir les choses. » Lynché par une foule. À la main, une clef à molette. Il faut bien se défendre contre cet élan ivre qui se cogne contre les véhciules des consommateurs blancs du bar. Aussi, quand disparaît l’élan apparaît « un autre troupeau (…), un troupeau d’êtres humains qui avaient déjà atteint le bitume eux aussi, en braillant, pongs serrés, leurs yeux lançant des éclairs blancs. UN INDIEN TUÉ LORS D’UNE DISPUTE DEVANT UN BAR. C’était une façon de voir. »

« S’inoculer toutes les saloperies [comme] C’est un jour idéal pour mourir. » (page 203)

L’intérêt du roman ne tient pas que dans ce récit, dans ce qui va arriver mais surtout dans ce qui est arrivé : l’acte, la faute, la transgression. Cela remet en cause la place de chacun dans le monde, la cible est l’origine (la faute et l’ascendance) et on la porte comme un fardeau. Qu’on essaye de s’en séparer et elle s’alourdit, qu’on essaye de l’oublier et elle devient centrale, totale, une scie comme une ritournelle qui se grave en nous, un monstre qui finit par nous dévorer. Un bon Indien est un Indien mort est un peu ce monstre que l’on porte en nous.

Il faudra accepter de se perdre dans les pales d’un ventilateur et dans la torsade d’un tournevis, errer avec un chien nommé Harley pendu et écrasé, jouer au Basket en jonglant avec les termes techniques, suer dans une tente avec un adolescent autant que les quatre protagonistes se cherchent mais finissent, malheureusement par se trouver et jusqu’à en payer le prix mortel.

« Quand le monde entier vous fait mal, vous le mordez, non ? » (page 53)

La surprise, c’est qu’il n’y en a pas. On sent que ça va mal finir et ça finit mal. Le roman noir tient toujours ses promesses, fussent-elles angoissantes.

Portrait d’une jeunesse désorientée, Un bon Indien est un Indien mort est un roman haletant, sauvage qu’il faut monter et c’est aussi le portrait d’une société dans laquelle l’american dream est malade de son matérialisme, s’étiole par l’oubli du respect et de la morale et se dissout dans le reniement de sa propre histoire.

François Braud

papier écrit en apprenant la mort de Jean Teulé, alors que je m’apprêtais à lire Azincourt par temps de pluie. Il pleut donc, et pas qu’à Azincourt. Je me souviens de Bloody Mary dessinée sur un scénario de Jean Vautrin et préfacé par Frédéric Dard. Rien que ça. Tant qu’à se mouiller, je vais y replonger.

livre reçu en service de presse ; merci à Alain Deroudhile.

Merci à Bibliosurf qui a recensé ce post.

2 réflexions sur “« Une façon de voir »

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