
« Mes souvenirs sont des crépuscules. »*
* (page 11, incipit du roman)
La position du critique debout est une zone critique mettant en avant un ou plusieurs livres de manière la plus franche possible sans souci d’y trouver, en retour, la moindre compensation si ce n’est celle que vous auriez en me disant que cela vous a donné envie de lire… ou vous aura éclairé pour ne pas le lire… FB
Aujourd’hui, un roman de Pierre Chavagné, La Femme paradis (Le mot et le reste) , acheté en libraire (Les Instants libres). Très vite, j’ai senti le noir sous ce titre rose et, les conseils d’Hélène, la libraire, qui a eu les mots, et l’éditeur*, ont fait le reste.
* qui publie aussi Patrice Gain (Denali) dont il va falloir que je vous parle.
« Il lui reste dix cartouches de 5,56 mm. C’est bien assez si on vise bien. » (page 31)
Elle ne regrette qu’une seule chose : le café. Peut-être deux avec les livres. En fait non, elle ne regrette pas, elle a simplement eu du mal à s’en passer. C’est tout.
Elle loue en revanche « celui qui m’a initiée à l’escalade, c’est lui qui m’a inscrite à un atelier d’écriture (…) » car « il m’a appris à ne jamais abdiquer, à me dépasser, à m’exprimer, à me sentir forte. » C’est simple et limpide : « Il m’a sauvé la vie. » (page 15)
Elle, c’est cette femme qui nous parle, qui nous écrit : « … aucune de mes histoires n’a de commencement. » (page 11) et qui avoue : « J’ignore comment tout a commencé. » (page 15)
On n’en connaît rien, de son passé, c’est son présent qu’on découvre en alternant ses écrits et la puissance d’un narrateur omniscient non jugeant. Et son présent, c’est la vie dans la forêt rythmée par le jour, la nuit, les saisons. Les heures et les années n’ont pas cours, n’ont plus cours. L’empathie lui permet d’appartenir au monde, au vivant qu’elle refuse de hiérarchiser. L’autre monde, elle s’est en éclipsée, par choix, par peur, par envie.
Sa vie est planifiée : « le travail pour sa subsistance, le guet pour sa sécurité, le rêve et l’écriture pour son humanité. » (page 31) Le nécessaire pour survivre mais aussi l’inutile qui est une nécessité (page 33). Elle affronte chaque jour comme une nuit.

Mais il y la détonation qui résonne en elle fortement, qui l’inquiète. L’alarme. Ce coup de feu n’annonce rien de bon. C’est l’empreinte de l’autre. Celui qui est à sa recherche, sur sa trace, qui la cerne. Elle doit se défendre. Elle tuera s’il le faut.
« Il reste six balles. » (page 50)
Embarqué dans cette forêt aux côtés de cette femme dont on sait qu’elle a perdu P., son compagnon, et dont on comprend ce qu’elle a perdu : la part d’humanité qui fait de nous des animaux sociables, on ausculte avec tendresse ces gestes respectueux de la nature, on s’inquiète de ses cauchemars, cette branche de marronnier comme une flèche qui lui transperce l’épaule et on ne comprend pas ce qui la pousse à commettre l’irréparable si ce n’est qu’on se dit qu’il ne provient forcément que d’un retour des choses. Juste ?
Car elle tue. Pour se protéger. Se protéger de ce retour aux sources humaines, on essaye de la comprendre sans la juger. On s’étonne de ses règles qu’elle s’impose, des repas qu’elle prend, du souci qu’il lui reste de communiquer en écrivant, de sa folie qui guette quand elle reprend goût à la lecture grâce à une liseuse (trouvée volée), du contact animal, du vent sur sa peau, de l’eau qui coule et des mille et un bruits différents que font les feuilles des arbres selon l’espèce qui les porte.
« Il lui reste quatre balles. » (page 84)
Cette leçon d’introspection est une leçon d’humanité, de notre inhumanité sociable, de notre oubli du nécessaire et de notre soif de superflu, de la confusion des deux.
Mais c’est aussi le prix à payer pour se retrouver ou celui, plus cher encore, de se reconstruire. Mais rien n’est jamais gratuit.
Elle, c’est cette femme qui nous parle encore et qui pourrait aussi nous écrire qu’aucune de ses histoires n’a de fin. Surtout la sienne. Aucun point ne travaille pour la finalité. C’est juste une pause.
Il faut accepter de se perdre dans ce roman noir lumineux, saisissant et prégnant, de perdre les repères de la raison avec elle, comme on se perd dans une forêt en quittant la sente. Et, à un moment, quand on regardera plus haut que nos pas, quand on lèvera la tête, on apercevra la canopée comme une fuite.
« Trois loups, deux balles. » (page 97)
Pierre Chavagné est un conteur. De ceux que la voix berce et réveille, amuse et terrifie. Avec la grande qualité de toujours s’effacer derrière les mots car rien ne serait plus terrible que de ne pas connaître la fin de l’histoire, « plus triste que la mort elle-même. » (page 103)
La femme paradis est le roman de celle qui s’est aventurée loin, très loin, trop loin pour faire marche arrière. Celle qui a construit son monde dans le monde. Certains y voient un enfer, d’autres un paradis. Si ça se trouve, ce n’est qu’un purgatoire avant le « pas vers l’inconnu »…
François Braud
papier écrit en écoutant Quand j’aurais du vent dans mon crâne de Boris Vian chantée par Serge Reggianni
J’ai adoré ce roman que je viens de finir. J’ai étais bouleversé par l’histoire de cette femme Paradis et surtout par les mots de l’auteur.
Je viens aussi de terminer le dernier Sébastien Vidal chez ce même éditeur, un texte plus aussi exceptionnel.
Et oui François, il va falloir que tu nous parle du premier roman que j’ai lu de Patrice Gain !
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Je devrais lire justement Où reposent nos ombres très bientôt et chroniquer Denali de Patrice Gain aussi…
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Je verrai à ce moment là si nous avons le même ressenti 😉
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Je le lis dès que j’ai fini mon papier pour le CDAP (lettre G, partie 2), le Kerr en route (pour le papier du CDAP lettre G, partie 3 – Bleu de Prusse) et le Robecchi (Le tueur au caillou) et si je le reçois en SP autrement, il faudra que je l’achète…
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Un bien beau programme en somme ! 🙂
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