Une cause juste et les pires moyens

« Je jure fidélité au Général de Gaulle. Je prends l’engagement solennel d’obéir sans discussion à mes chefs et je jure d’engager ma responsabilité, mon honneur et ma foi à l’aboutissement des objectifs définis par le Général de Gaulle. Si je trahis, j’accepte d’avance de subir les châtiments réservés aux traîtres… » *

* Le Sang de nos ennemis de Gérard Lecas (p.229)

La position du critique debout est une zone critique mettant en avant un ou plusieurs livres de manière la plus franche possible sans souci d’y trouver, en retour, la moindre compensation si ce n’est celle que vous auriez en me disant que cela vous a donné envie de lire… ou vous aura éclairé pour ne pas le lire… Celui-là, vous ne devez pas passer à côté, c’est un Polar 2023 ! FB

Le Sang de nos ennemis de Gérard Lecas est un des 10 polars de l’année 2023 ! Les 10 polars de l’année 2023 seront présentés lors d’une conférence à la médiathèque du Poiré sur vie le samedi 9 décembre 2023 à 11 heures (sur réservation). Régulièrement, sur bbb, un des livres sera mis en avant.

La liste en cours : Free Queens de Marin Ledun, Sans collier de Michèle Pedinielli, Revolver de Duane Swierczynski, La Femme paradis de Pierre Chavagné. À suivre sur bbb.

Aujourd’hui, un roman de Gérard Lecas, Le Sang de nos ennemis (Rivages / Noir). un roman noir historique autour de l’année 1962, à Marseille où « la guerre d’Algérie tire à sa fin » et « où débarquent des centaines de milliers de réfugiés. L’accueil de la ville, d’abord compatissant, tourne vite à l’hostilité. » La Résistance est encore sur toutes les lèvres et de Gaulle à la tête de l’État. Le SAC lui veille avec ses barbouzes à l’élimination de l’OAS grâce à l’aide de la pègre locale… Gérard Lecas livre avec Le Sang de nos ennemis un roman puissant, global-local, passé-présent, loin des habituelles rodomontades dichotomiques romanesques.

« – La viande hallal, ils enlèvent le sang, c’est pas ça ? » (p.27)

« – Il a la peau claire pour un Arabe. » (p.13)

Le jerrican de sang à côté du cadavre expliquant peut-être cela.

« – Un autre gonze saigné à blanc ! Encore un larbi… » (p.55)

Avec la même « mise en scène destinée forcément à une personne… Question : il est à l’intention de qui, le message ? » (p.55)

« – Il paraît que c’était un raton, votre client… » (p.26)

Et si c’était un coup de « ces types partis en abandonnant tout ce qu’ils avaient », « cul et chemise avec l’OAS » (p.27) ?

Alors que le baron du coin, Marcel Azzara, pivot du pavot à Marseille, vient de se faire souffler sa cargaison, un binôme dépareillé enquête sur ce vampire : Louis Anthureau, fils d’un grand nom de la résistance affilié au Parti et Jacques Molinari résistant décoré avec sa carte du SAC.

Deux TNA (travailleurs nord-africains) avec des papiers en règle dans une chambre d’hôtel avec un mur de cartons remplis de seringues, de pansements stériles, de sparadrap, de médicaments antibiotiques, de matériel de perfusion… L’énigme semble médicale : « Comme tu disais, il y a peut-être un message. » (p.89)

Alors que chacun joue sa partition, Molinari une mélopée vicieuse et sinueuse, Anthureau une fugue mélancolique orientale, la pègre et le pouvoir s’appuient l’un sur l’autre et se méfient l’une de l’autre dans un climat tendu par le débarquement des pieds-noirs, la présence des TNA, la guerre d’Algérie qui s’étiole dans les espoirs de paix et les aigreurs d’abandon et le nouveau pouvoir qui tente de s’affirmer et de clarifier tout ça pour redonner à la France une stature internationale qu’elle a perdue dans les années noires de déchirements et de compromissions.

« …le problème c’est [que ton père] emmerdait tout le monde, la gauche, la droite, et tout ce qu’il y avait au milieu et sur les bords. » (p.216)

On trouvera tout ce qui fait le sel du roman noir historiques : des personnages réels dans leur quotidien parfois sordide, des personnages de fiction à la réalité confondante, des faits qui font l’actualité du moment (le tour de France) ou qui marquent l’histoire (un SAC tout puissant) qu’on a souvent oubliés et qui renaissent avec une justesse de grand horloger.

Mais on trouvera aussi ce qui est trop souvent absent des livres et trop souvent présent dans l’histoire : une vérité qui ne vainc pas en éclairant tout le monde de sa justesse et sa justice. Bien souvent le méchant pisse sur la tombe du gentil. La plupart du temps, on accepte souvent de négocier sous la table pour faire croire qu’au-dessus, jusqu’ici, tout va bien.

L’ennemi de mon ennemi est mon ami mais l’ami de mon ami n’est pas forcément mon ami. Les classements supposés étanches ne le sont que très peu dans ces périodes complexes où l’histoire s’écrit dans le sang. Des ennemis mais aussi des amis.

« On n’était pas à Alger, il ne pouvait pas quand même la plonger dans la baignoire. » page 146

C’est avec un pointillisme sensible que Gérard Lecas dévoile sa toile, démêlant la complexité d’une époque doublée par des sentiments diffus et contradictoires des humains qui tentent de la comprendre, de la changer, de l’améliorer. En étalant les faits, Gérard Lecas balaye avec finesse le manichéisme ambiant pour laisser place à un puzzle idéologique bien trouble dans lequel chaque pièce n’est pas toujours à sa place ou alors, à l’image d’un enfant tentant de faire entrer un carré dans un trou en forme de triangle, à celle qu’on lui a attribuée de force.

On lit, on apprend, on se révolte à l’idée que. C’est là tout le talent de Gérard Lecas de nous faire prendre conscience que les lanternes sont parfois des vessies et les histoires d’hommes écrites par des femmes.

Ce roman est la parfaite démonstration qu’« au départ, les causes sont justes« . Mais qu’« après, les effets sont ce qu’ils sont. » (p.217)

François Braud

Gérard Lecas, Le Sang de nos ennemis, Rivages/Noir, 2023, 283 pages, 21€

Gérard Lecas (même jeune) est sur bbb : Les ZAD de.

papier écrit en écoutant Hamid Cheriet, dit Idir, Entre Scènes Et Terres, le concert