Voiture 8, place 13 # voyage 2

Comment voyager sans exciter d’un seul poil (au) son empreinte carbone ? En voilà une énigme qui rebondit de nos jours alors que les moins climatocrédules annoncent l’embrasement climatique pour 2020 (le vin sera chaud, c’est déjà ça). C’est tout simple : il suffit de se vautrer dans (pas n’importe quel livre non, il faut savoir rester digne même empalé) la lecture et hop, en voiture Simone ! Et on dit merci qui ? Merci Shanghai Express !

ShEx 2

Mouilleron-le-Captif/Paris

Paris/Mouilleron-le-Captif

Via Saint Sauveur

 

« E pericoloso sporgersi »

(Sans Nous C’est Foutu)

 

L’aller

Apparemment, ils ne sont pas au jus. Ou alors, ils s’en foutent royalement. Plutôt ça, oui.

Ils sont deux. Le premier sort une petite boîte métallique jaune pisseux avec une ancre joliment argentée sur le couvercle. Le second sort un poche de sa besace frappée du logo de Libération. Le premier émiette religieusement une boulette de shit dans l’envers du couvercle, shit qu’il a préalablement fait fondre d’un coup de briquet et y ajoute le contenu d’une cigarette blonde. Le second arrache une page du livre et un bout de la couverture de La Commédia des ratés de Tonino Benacquista, construit un petit filtre cartonné et tasse le mélange hilarant dans le cône. Retour du briquet.

Le premier : Alors ?

Le second : Mouais… pas mal. Je kiffais plus la page 85.

Je suis descendu du TER non fumeurs alors qu’ils attaquaient la page 89. Le voyage n’était pas terminé pour eux. Le jour où ils découvriraient le Folio Policier n°340 (Quatre romans noirs de Tonino Benacquista), ça allait carburer.

Je prends ma correspondance, vérifie ma voiture, la 8, et ma place, la 13.

Le printemps est à la bourre. Il fait frisquet et le caoua sénécéfien n’a que deux qualités sur trois : il est chaud et noir, bon, non. Et il a un grand défaut : il est cher. Je me réchauffe donc les synapses en ouvrant Enquête d’un père.

Avant. Provence.

Prologue brûlant : Rouge sang. Le soleil dégouline de rayons, embrase le relief (…) [Mais] ils se foutent que le soleil soit rouge ou bleu ou vert. Puisqu’il est là, vautré sur la table, leur soleil. Étalé en grappes de papiers. Des coupures qu’ils vont pouvoir enlacer, palper, pétrir. Prologue sanglant. Bain de sang.

Après. Saint Sauveur (La Puisaye).

Simon Lordal. Père obligé, père séparé. Professeur d’histoire géo à ses heures gagnées et, à ses heures perdues, peintre raté. Une ex : Isabelle, pas de belle, une manie : le pinard, cafard, un moutard : Julien, chagrin. Un père mort, gangster car il est plus facile de le devenir que de le rester. Une mère folle, presque morte. Une famille décomposée qui gîte encore quand on enlève Julien : Bien, alors voilà, tu retrouves ton père et on te rend ton fils…

Et voilà Simon en quête du paternel. Livrer le père pour retrouver le fils. Tuer le pater pour recouvrer une pleine et entière paternité. Couper une filiation pour en solidifier une autre. Le choix est racinien. Mais Simon n’a cure de son géniteur : d’abord, il l’a à peine connu, ensuite, il a abandonné sa mère qui est devenue zinzin, enfin, il est mort. Allez retrouver un mort vous…

Cynisme ou pure raison, le couple en prend la gueule : Ceux qui, en toute insouciance, achetaient une lampe la main dans la main sans savoir qu’ils se la balanceraient à la gueule moins de deux ans plus tard, la paternité et la filiation aussi évidemment, quant à la virilité, Simon manque de viagra mais pas d’aplomb : Mes testicules, le gauche bille en tête, s’étaient, lentement mais sûrement, frayés un chemin vers la sortie. Bref, la réussite totale d’un portrait de raté. Un looser comme on les aime, qui, quand le désespoir lui sombre dessus, se réfugie dans des clairières. Comme si la lumière allait gommer les zones d’ombre. Mais il n’est pas seul. Pour mettre la main sur son vieux graal, une jeune femme l’accompagne. Son prénom ? Claire.

Le retour

Thiébaut avalé, me voilà en manque. Le retour sera dur. Je l’adoucis grâce à Manta corridor de Dominique Sylvain. Lola Jost et Ingrid Diesel carburent sur une affaire où surnagent un jeune homme sans attaches, une coiffeuse sur le retour, un bricolo de quartier, un smoking, le contact d’un voyant, les photos d’un inconnu sous des tropiques idoines.  Lola, l’ex-commissaire, résume la situation : Le tout ne fait qu’épaissir le mystère au point d’en faire une béchamel de compétition. Ingrid, ex-néo strip-teaseuse, américaine et toujours partante, l’aide comme elle peut, en l’embrouillant avec ses histoires gélatineuses. J’ai plongé dans le livre comme dans l’eau noire libérée d’une écluse, en espérant que mes mains deviendraient des yeux. Un puzzle frais comme un rosé qui repeint la glotte et tapisse le palais avec plein de vrais morceaux d’humour kiosquier : Voici votre Voilà, dit-elle d’un air vague. Voilà mon Voici, vous voulez dire ? Comme quoi la presse pipeule fait rire. En doutiez-vous ?

 

Olivier Thiébaut, Enquête d’un père, Collection Lunes blafardes n°3, Éditions Après la lune

Tonino Benacquista, La Commedia des ratés, Collection Série Noire n°2263, Éditions Gallimard

Tonino Benacquista, Quatre romans noirs, Collection Folio Policier n°340, Éditions Gallimard

Dominique Sylvain, Manta Corridor, Collection Chemins nocturnes, Éditions Viviane Hamy

 

François Braud (chronique parue dans Shanghai Express n°2, avril 2006)