Les ZAD de Roger Martin

« Premier roman noir états-unien dont le héros était un privé (si peu) noir ! »

* Roger Martin, dédicace personnelle sur Traquenoir

Qu’est-ce qu’il fait ? Qu’est-ce qu’il dit ? est une rubrique qui s’ouvre aux créateurs, qui leur donne la parole afin qu’ils s’expriment sur tout et surtout sur rien. Ils y laissent la trace de leurs obsessions, quelquefois des vestiges de leurs nouvelles, le plus souvent ils y disent ce qu’ils ont à y dire. Ils répondent parfois aux questions saugrenues de l’auteur de ce blog, comme dans Les ZAD de (Zones À Défendre) ; ils peuvent ainsi se lâcher comme le fait le critique au clavier qui met en avant un roman, un livre du créateur dans  » ce genre que nous aimons ». FB

Au programme ce jour : Les ZAD de Roger Martin et la critique de sa biographie sur Ed Lacy (Un inconnu nommé Len Zinberg, Éditions à plus d’un titre, 2022, 301 pages, 20€, Trophée 813 Maurice Renault 2023) et sur sa traduction de ce même Ed Lacy (Traquenoir, Éditions du Canoë, 2022, 295 pages, 18€).

Les ZAD de Roger Martin

Roger-MartinClaude-Chollet

À l’heure du retour des blouses à l’école et de la panthéonisation de Missak Manouchian, j’ai cru bon de demander en ces temps bicéphales à Roger Martin non pas la recette du Bardella au nutella mais ses ZAD, Zones À Défendre. Ce sont mes questions, ce sont ses réponses.

Une ZAD littéraire ?

Les Pamphlets politiques et littéraires de Claude Tillier (auteur de Mon oncle Benjamin)

Une ZAD politique ?

Le Parti communiste

Une ZAD médiatique ?

L’Humanité et Le Monde diplomatique

Une ZAD sémantique ?

Notre langue, sans purisme mais sans globish

Une ZAD argotique ?

Bitte avec deux T (comme il se doit)

Une ZAD sexuelle ?

L’intimité

Une ZAD alimentaire ?

L’andouillette

Une ZAD viticole ?

Les vins de Vaucluse

Une ZAD SFCDT ?

Aucune, je n’aime ni les faux-anars ni les cyniques

Une ZAD picturale ?

Les tableaux de Remington

Une ZAD historique 

Le Mur des Fédérés

Une ZAD sportive ?

JMFCDT (Je Me Fous Carrément De Tout)

Une ZAD populaire ?

La Fête de l’Huma

Une ZAD vestimentaire ?

Les caleçons longs quand il fait froid

Une ZAD animale ?

Le Gévaudan

Une ZAD cinématographique ?

Les films noirs des années cinquante

Une ZAD architecturale ?

Le Palais du facteur Cheval

Une ZAD photographique ?

La baie de Somme

Une ZAD offensive ?

Le Roman noir écrasant le thriller

Une ZAD musicale ?

Les chansons de Leadbelly

Une ZAD finale ?

L’Internationale

François Braud / Roger Martin

Roger Martin est tenace. Quand il tient, il ne lâche pas. Pas son genre. Il considère Ed Lacy comme un grand auteur injustement oublié alors, comme le gueule Ferré, la lumière ne se fait parfois que sur les tombes, il braque son projecteur de biographe et de traducteur sur lui.

Len Zinberg, « juif non-juif », auteur de romans noirs, pourfendeur des injustices et des inégalités, communiste et vétéran, marié à une femme noire, meurt à 57 ans « en succombant à une attaque dans une laverie automatique un dimanche de janvier 1968 ». Avec sa mort vont sombrer des centaines de nouvelles et une trentaine de romans noirs… Et pourtant, « le New York Times imprima que plus de vingt-huit millions d’exemplaires de ses livres avaient été vendus » (p.266) ! Même si le chiffre doit être relativisé selon Roger Martin, il n’en reste pas moins important. Et étonnant qu’aujourd’hui, il en reste si peu…

Que reste-t-il d’Ed Lacy ?

Alors Roger Martin s’attèle sérieusement à la recherche de cet Inconnu nommé Len Zinberg. À partir de 2012 : « Zinberg devint ma baleine blanche. » (p.20) Et il retrace dans une biographie fouillée, vie et œuvre d’un homme qui « n’avait jamais cessé, jusqu’à son dernier souffle, d’être un combattant. Un contrebandier de la liberté. » (p.283)

C’est un travail impressionnant surtout que Roger Martin cite ses sources, n’occulte aucune difficulté, avoue, quand il ne sait pas, qu’il ne sait pas.

« Seule la faim pousse des hommes à vouloir devenir boxeur. » (The Woman Aroused)

Len Zinberg, ou Ed Lacy ou Steve April (sous pseudonyme) publiera de nombreuses nouvelles et des romans avec « des illustrations et des quatrièmes de couvertures trompeuses »* mais « lui, ce sont les questions sociales et raciales qui l’inspirent. » (p.30) Il met en avant** des forçats de la boxe, des prolétaires exploités, les femmes ne sont pas des nymphomanes fatales mais des êtres de chair et de sang qui ont leur place dans la société, marié à une noire, il prend cause pour la cause noire*** au point de publier ses textes dans l’Afro-American et d’être recensé en 1940 comme « Negro (Black) » (p.36). Roger Martin a une explication : sans doute absent lors du passage de l’agent recenseur, ce dernier a coché la case Noir car [sa femme] « Esther (…) est noire. Ils habitent Harlem. La conclusion est rapidement tirée. Son mari ne peut-être qu’un noir. » (p.37)

* Roger Martin cite le cas d’une couverture mettant en avant une blonde vaporeuse sur la couverture de « The Woman Aroused » – 1er roman sous pseudo en 1951, p.175 – qui n’est pas le titre que son auteur lui avait donné – que l’on peut traduire par La femme excitée, voire en chaleur. (p.177) ** Roger Martin écrit une biographie pas une hagiographie. Il ne cache par ce qu’il appelle « une exception regrettable » : « Il est un seul domaine où Zinberg/Lacy surprend par une certaine intolérance, ou, à tout le moins, une certaine ambiguïté. Sa lutte contre les discriminations exclut en effet les homosexuels. » (p.185) Il n’est pas le seul à l’époque, loin de là, mais…*** et se verrait taxer aujourd’hui d’appropriation culturelle…

Alors que sa carrière décolle, il est mobilisé le 31 juillet 1942. Il ne lâchera ni ses idéaux ni l’écriture : il est correspondant de Yank, un hebdomadaire pour les soldats, il publie en mai juin 1943 une novella de 55 pages : Time for Challenging. C’est, sans exagération, un écrit de propagande : il y affirme le racisme militaire ambiant envers les Noirs, loue le courage soviétique… Au moment où la guerre froide s’annonce, il sera « trop tard pour espérer faire rééditer Time for Challenging. » (p.82)

Revenu décoré dans ses foyers d’une Bronze Star (p.101), il se réveillera « un matin avec une forte douleur à la poitrine. » (p.105) À partir de ce jour, les écrits dans lesquels est évoqué ce problème sont nombreux, comme s’il savait que ça commençait déjà à le tuer… Il lui reste une vingtaine d’année à vivre et des milliers de pages à noircir… et à créer le premier personnage de privé noir : Toussaint Marcus Moore et avec lequel il obtiendra l’Edgar du meilleur roman policier de l’année en 1958 avec Room to Swing (À corps et à crimesUn Mystère n°325 réédité avec une préface de Roger Martin sous le titre de Traquenoir – lire plus bas).

 » Je te défends de parler de la guerre et de la gloire ! (…) C’est une entreprise ignoble, brutale, et le pire des cauchemars… » (The Woman Aroused)

La biographie de Len Zinberg, incomplète (rien sur son enfance, peu de témoignages directs*) s’explique par la démarche de Roger Martin exposée dans des parenthèses (de I à V) qui entrecoupent le récit et qui éclairent sur les difficultés (de ce travail et d’autres) d’une telle ambition.

* Il faut lire le passage (Entre parenthèses V, pages 284 à 291) expliquant comment après des jours de recherche, il a retrouvé une descendante de Len Zinberg, Carla, fille adoptée, dont le fils Shawn « allait prendre les choses en mains ». Mais il va couper les ponts quand Roger Martin évoquera le passé communiste de Len Zinberg.

Manquent peut-être à ce pavé, un lexique, un index, un séquençage en chapitres, une chronologie, bref, des outils, de quoi se retrouver dans ces fourmillantes 301 pages. Et des illustrations. Ne serait-ce que pour mettre un visage sur un nom.

Photo Série noire

Mais, ce portrait d’un homme qui n’a en rien cédé à son époque et s’est battu pour ce qu’il n’était pas, femme et noir, s’il poursuit un but : rendre visible un homme, une œuvre, l’a atteint. La preuve, c’est que, depuis, j’ai lu Chasse aux sorcières (Sin in their blood – 1952, traduit par J.-G Marquet) d’Ed Lacy (Série noire n°174, 1953) dans lequel le privé Matt Ranzino, de retour de Corée avec une infection aux poumons, enquête dans un climat, comme son titre l’indique, de maccarthysme. Le roman « s’ouvre » sur une nostalgie déçue : « C’est ce genre de rue dont on rêve lorsqu’on est au loin… et puis, lorsqu’on revient, on se demande pourquoi diable on s’est tellement tracassé, dans l’impatience de la revoir un jour. » Et jai lu aussi Traquenoir, traduit par Roger Martin.

Ed Lacy, Un inconnu nommé Len Zinberg de Roger Martin (Éditions À plus d’un titre, 2022, 301 pages, 20€).

Livre acheté d’occasion sous les conseils de 813. Papier en partie déjà publié ici.

« Ça alors un privé noir ! » (p.103)

Toussaint Marcus Moore est un privé noir. Noir il l’est, privé, très peu, juste dans Traquenoir, traduit par Roger Martin. Rapidement, sa douce Sybil souhaite qu’il intègre la fonction publique (facteur), « ce hocher pour Noirs » (p.77) (« destiné à désarmer les revendications », ndt), plus sûre et rémunératrice, ce qu’il va faire à la fin de cette première aventure préférant laisser « à d’autres le soin d’arrêter une fille qui a piqué un vêtement parce qu’elle n’avait pas d’argent pour se le payer (…), ne pas avoir à harceler une vieille femme pour un foutou combiné cuisinière-réfrigérateur alors qu’elle s’est fait rouler dès le départ (…) [et se] retrouver avec des gens qui ne pensent qu’à grimper sur le dos des autres, qu’à pistonner leurs amis pour un travail et à les tuer pour le garder… » (p.289)

La question sociale, la question politique hantent ce roman aux allures d’enquête classique : une filature se transforme en piège quand Toussaint se retrouve avec un cadavre surpris par la police. Il cogne le flic et s’échappe, devenant par la-même, dans cette Amérique des années 50 (« NOUS NOUS RESERVONS LE DROIT DE CHOISIR NOTRE CLIENTELE », p.153), le nègre à abattre. Fuir et chercher le coupable devient alors sa raison de vivre.

« Savez-vous qu’à ma naissance, j’étais esclave ? » (p.209)

L’intérêt, on l’aura compris, réside ailleurs. Dans la dénonciation des dérives de la télévision, par exemple, qui, « pour fourguer plus de céréales ou de crème contre l’acné, ou n’importe quelle camelote produite par l’annonceur » (p.86) est prête « à transformer chacun de nous en indic. » (p.55) Un jeu télévisé arrêtant en direct un hors-la-loi nécessite un privé pour surveiller que le dit hors-la-loi ne s’enfuit pas avant le direct. Dans les relations entre les deux communautés, évidemment, les blanchots et les nègres et les constats que fait Toussaint sur « les pauvres blancs de la campagne qui n’ont pas mangé à leur faim étant gosse » (p.93) ou les Blancs qui « pinaillent sur le garçon » « selon la formule d’un de nos écrivains noirs pour évoquer ce petit jeu de société (…) des Blancs qui, en compagnie des Noirs, éprouvent systématiquement le besoin d’aborder la « question » ou le « problème » noir. » (p.100) ou quand un Blanc aimerait écrire le roman du jazz, Toussaint pense « qu’il pourrait trouver matière à son livre en étudiant la course d’obstacles d’un musicien noir en tournée dans le sud » (p.109-110) Dans l’analyse de la question sociale aussi : Thomas le blanc raciste que surveille Toussaint est aussi victime de son enfance et de son éducation, May qui se prostitue pour vivre ou la femme noire surendettée que Toussaint essaye d’aider mais qui refuse son aide et le traite de « gros bâtard noir ! » (p.123) ou sa cliente, Kay, qui en lui flattant le bras cherche à coucher avec un Noir…

Alors certes, le roman pèche un peu par quelques facilités comme celle qu’ont les écrivains de l’époque de pouvoir cerner l’âge à d’un personnage à l’année près : « À la lumière, elle me parut plus âgée que je ne l’avais cru, vingt-sept ans peut-être. » (p.31) ou « Le type installé au volant avait vingt-trois ou vingt-quatre ans » (p.186) mais, publié en 1957, il est d’une modernité à toute épreuve, encensé par le Prix-Edgar-Allan Poe et les plus grands de John Ross McDonald à Stanley Ellin qui déclare que « Room to swing n’est pas seulement un suspense fascinant mais un récit qui plonge au cœur même d’un problème de société tragique. » (p.11, préface de Roger Martin). Il se lit donc à l’aune de son innovation, de sa concision et plus de 65 ans après il « n’a rien perdu de sa force ». (préface, p.17) Tout cela dans une traduction de Roger Martin qui a gommé les défauts et tendances de l’époque (coupes, érotisation, argot à gogo…) et s’en explique dans sa préface, que d’habitude, il est de bon ton de passer, que je vous conseille de lire tant elle est éclairante.

Et, j’oubliais, il est écrit par le plus noir des écrivains blancs. Chester Himes écrit La Reine des pommes l’année suivante.

Traquenoir d’Ed Lacy, traduit par Roger Martin, Éditions du Canoë, 2022, 295 pages, 18€

Livre offert par son traducteur ; merci Roger.

François Braud

papier écrit en écoutant Skinty Fia de Fontaines D.C.