Une main, une oreille et une gorge

« La vieillesse est un naufrage. »

* de Gaulle, Mémoires de guerre III, Tome I, L’Appel – Pocket, p.78-79

Vous voulez de mes nouvelles ? est la rubrique fictions de l’auteur du site. Il y poste des nouvelles, anciennes oubliées et d’inédites ravageuses, des épisodes loufoques de feuilletons estivaux, de sombres récits noirs et des autofictions autocentrées. De temps en temps, le tout est illustré par un tiers qui prend le quart pour donner corps aux mots. FB

Retour sur une nouvelle écrite au siècle dernier, publié dans La Soupe à la grimace (Largo, 1999, 157 pages) et prépubliée dans Lignes noires (n°4/5, avril 1998). Il m’a semblé qu’elle n’avait pas trop vieillie… FB

Une main, une oreille et une gorge

Ces putains de barbelés.

Arlo s’était coupé la main gauche, l’autre jour, à la promenade, en butant contre une caillasse. Une belle blessure, nette, droite et profonde. Un sillon rouge bien ourlé. Il était à moitié tombé dans les pommes à la vue de son propre sang. L’infirmier, un vieux black du nom de Bill, aussi doux qu’une éponge et imbibé de bières, qui en était resté à l’assassinat de JFK, l’avait rassuré et bandé comme un chef. C’est avec sa main blessée –il était gaucher – qu’Arlo tenait le sécateur qu’il avait chouravé à la section horticulture. Tim l’éclairait à l’aide d’une ampoule scotchée sur une vieille pile. La lumière hoquetait au rythme de ses quintes de toux. Ses deux billes blanches trouaient la nuit et la fièvre qui s’en dégageait irradiait tout son visage. Arlo pestait en silence. Chaque barbelé coupé lui cisaillait la main. Ça devenait de plus en plus difficile. Sans compter cette lumière intermittente. Jim, qui tenait à peine sur deux mollets décharnés, faisait le guet. L’oreille droite au vent. La gauche, il la protégeait d’une main tremblante. On entendait au loin un poste radio entonner un succès country. On aurait presque cru que Jim ne supportait ce genre de musique tant il essayait de préserver son oreille gauche du bruit ambiant ou alors qu’il était équipé d’un sonotone au fonctionnement aléatoire. Arlo coupait avec difficulté un à un les fils de fer. La toux de Tim, qu’il essayait d’étouffer sous son vieux pull à col roulé, couvrait le bruit sec du barbelé qui divorce.

Quand le trou fut fait, Jim s’y engouffra. Après réflexion mais aussi avec l’impatience qui sied aux hommes qui n’ont rien à gagner. Mais tout à perdre. Tim, entre deux quintes, passa plus lentement en éclairant le maigre espace, trou de souris. Il avait hésité, un instant, ne voulant pas se retourner, de peur de ne pas oser, de ne pas franchir la frontière qu’il avait longtemps regardée, observée, comme un Eden improbable. Comme une promesse non tenue, un rêve d’enfant, un sourire de femme. Arlo passa le dernier, comme au ralenti, pesant ses gestes. Il fallait tout autant rendre l’acte symbolique qu’éviter de déchirer le costume ressorti du carton. Maigre pécule. Passé et à venir. Il jeta un œil sur 33 ans de souvenirs. 33 années de renoncement, 33 années d’incrédulité, 33 années à se demander pourquoi pas ?

La lune luisait. Son halo perçait de plus en plus difficilement un gros nuage translucide et sombre annonçant une pluie certaine. Ils eurent tous les trois froid, comme trois gamins sortis sans la permission de leurs parents. Ils avaient fait le mur. Ils avaient osé. Ils frissonnèrent de concert en se regardant, hébétés. Ils pensèrent tous que c’était le moment de courir. En zig zag. Comme dans un vieux film de guerre avec Steve Mc Queen. Courir ; à quoi bon ? Pour éviter les balles des miradors ? Mais les miradors restaient muets. Aphones. La soirée devait emplir la salle télé, les gardiens devaient somnoler entre deux tisanes ou deux bières, devant un talk-show sirupeux. Quelques rires chevrotants devaient réveiller quelques hypocondriaques, deux grabataires, trois membres du fan club d’Alzheimer. Tim se racla la gorge et pensa à son petit-fils. Il devait avoir cinq ans aujourd’hui. Il l’avait vu pour la première fois, il y a quinze jours, quand sa fille était venue le voir. Au parloir. Jim se gratta l’oreille. Cette putain d’otite le titillait. Il eut soudain l’envie de repasser le trou pour aller chercher sa pommade, laissée là-bas. Arlo tâta son pansement. Il lui semblait que sa main refroidissait au contact de l’air frais. C’est quand Tim toussa une nouvelle fois qu’ils se réveillèrent. À moins que ce ne soit la pluie qui avait commencé à mouiller ce qui leur restait de cheveux. Arlo prit les devants,  Jim suivit et Tim toussa, emboîtant le pas. Ils se courbèrent le plus qu’ils purent et s’enfoncèrent vers la forêt qui semblait les inviter à avancer. La pluie les fit presser.

– Putain ! On en chie.

– Avance, commence pas à te plaindre, merde.

– J’me plains pas, je dis qu’on en chie.

– Et alors ? Tu préfères moisir là-bas ? Le vieux Bill te manque ? Tu regrettes les échecs ?

– Arrête tes conneries. Ça me fait mal aux pieds.

Arlo n’avait jamais été bavard. En 33 ans, il avait appris à taire sa douleur. Tim et Jim ne pouvaient pas s’empêcher de dire leurs sentiments. Lui, il savait les cacher, les garder pour lui.

Il accéléra la cadence en fonction de la douleur qui lancinait. À chaque pas, elle lui rappelait qu’il était encore de ce monde. Son pansement était rose.

Tim toussait de plus en plus. Il ouvrait la bouche à la recherche d’un bol d’air. La pluie l’emplissait. De temps en temps, il lâchait un merde qui trouait la nuit et relançait Jim.

Jim était autant à l’écoute de son compagnon que de son oreille. Elle semblait fondre. Il lui semblait qu’elle se ramollissait, qu’elle s’étalait sur sa chemise. Son tympan était noyé, c’était sûr. Il devenait sourd. Qu’allait-il faire avec une oreille en moins ?

Ils avaient bien fait deux ou trois miles quand Tim s’arrêta, coupé par une quinte de toux terrible.

– Ça va aller ?, lui souffla Jim.

Tim toussa à nouveau et entre deux raclements de gorge, il dodelina de la tête. Ça irait. Il faudrait que ça aille. C’était pas le moment de flancher. Ils y étaient. Ils avaient passé le mur. Le passé était derrière.

Les lumières de la ville suintaient. Une voiture passa et les trois fuyards se jetèrent dans le fossé. Une gerbe d’eau vint les éclabousser. Ils remontèrent sur le bitume et avancèrent de nouveau, hésitants, haletants, titubant au gré de leur douleur. Leurs pieds occupaient maintenant toutes leurs pensées, reléguant la main, l’oreille et la gorge à de petits bobos passagers, dérisoires témoins d’une vie finissante.

Un motel bleuté scintillait de son enseigne. Elle semblait leur faire de l’œil. Aguichante, invitante, presque accueillante. Un couple sortit en s’embrassant sous un parapluie. L’eau semblait glisser sur eux. Imperméables. Ils se dirent que la nature faisait mal les choses. Le couple monta dans une vieille Pontiac grise et s’enlaça à nouveau. De temps en temps, les essuie-glaces venaient balayer le pare-brise. Vision furtive d’un amour présent. La voiture finit par démarrer. Laissant les trois fuyards comme pétrifiés. On s’aimait donc encore ? On croyait donc encore en l’autre. On cherchait toujours. On trouvait parfois. Obsédante idée du bonheur. Tellement loin d’eux. Tellement proche de leur oubli.

Ils passèrent devant le motel, déterminés, rasant les murs.

Chacun rêvait à une couverture, une boisson chaude, un whiskey. Tim pensa furtivement à une paire de seins, lourds, emplissant ses mains. Jim eut l’éclair d’une toison, noire, lèvres ouvertes, paradis rêvé. Arlo, lui, pensait à ses pieds. Ils avaient gonflé et ils protestaient contre cette marche forcée. Il s’imaginait enlever ses chaussettes, mouillées, pour découvrir, devant le regard étonné d’une prostituée, deux pieds sans peau.

Ils finirent par gagner le centre-ville. Ils avaient beau se cacher à la moindre apparition, ils juraient dans le quotidien. Chaque personne furtivement aperçue les glaçait et ils sentaient la suspicion coller à leurs vestes. Les regards les jaugeaient, les jugeaient, les accusaient. À chaque rencontre, leur fuite se terminait, perdait de son intérêt. Exténués, ils finirent par abandonner et pousser la première porte laissant filtrer une lumière chaude.

Un silence les accueillit. Ils étaient là, entre pluie et chaleur. Trempés, sales, presque fluos, collés dans leurs costumes étroits. Hésitants. Comme devant le trou dans les barbelés. Ils voulurent s’expliquer, dire leur espoir, leur désir, leur refus de mourir. Ils n’eurent que le courage de s’asseoir. Une table. Trois chaises. Le silence assourdissant. Le jukebox comme muet. À peine six paires d’yeux les fixèrent. Un jeune. Sans doute paysan vu qu’il avait gardé une paire de bottes au pied et qu’elles lâchaient, à chaque fois qu’il changeait de jambe d’appui, quelques moulures de terre noire. Ses yeux étaient rivés vers les trois hommes et même quand il tétait sa Bud ils ne changeaient pas de direction. Un couple. Visiblement peu intéressé par l’arrivée des étrangers, puisqu’ils reprirent leur conversation très rapidement. Enfin, surtout lui. Il avait du mal à lui expliquer son faux pas avec l’ami d’enfance de sa femme, blanche, qui l’écoute sans le comprendre. Deux hommes. Ils ne mirent non plus pas beaucoup de temps à replonger leurs yeux vers l’essentiel du moment, c’est-à-dire une partie de cartes. Et Emma. La serveuse s’approcha. Emma, noire de peau, 15 ans de services mal payés, de blagues racistes, d’odeurs huilées, de fritures brûlées, de pourboires dérisoires, de mains au cul, de mépris quotidiens. La haine au cœur, le dégoût aux bords des lèvres. Même les soirs de fête, elle bossait. Son salaire couvrirait à peine ce qui lui demandait sa voisine pour garder son gosse. Entre le téléphone et la table, elle choisit de s’approcher des trois fuyards. Elle prit leur commande. Trois cafés, sans sucre. Elle comprit tout de suite que ses trois clients n’étaient pas des représentants. Avec leurs costumes anthracite, finement rayés, qu’on aurait dit tout juste sortis d’un carton oublié dans un grenier, ils étaient mal à l’aise. Manches trop courtes, boutons tenant à peine, évitant du mieux qu’ils pouvaient l’écartèlement des deux pans de la veste. Cols limés, poches percées. Ils sortaient d’un endroit où l’on ne doit pas sortir. Elle eut envie d’ignorer ce qu’elle devinait. Une vengeance paisible. Allait-elle appeler la police pour voir ce gros connard de patron pérorer demain matin et raconter à tous ceux qui le croiserait comment il avait arrêté de dangereux criminels ? Allait-elle prévenir la police de l’évasion de trois pépés ? Tim la regardait. Deux grains de café plantés dans une face cacao craquelée. Deux mains ridées tremblantes. Des rigoles striant un cou décharné. Cet homme avait quelque chose de son père. Elle n’avait pas pu s’en occuper. Pas le temps. A-t-on le temps de regarder les vieux quand votre môme pleure ?

Sirotant leur petit noir, ils gouttaient sur le parquet. Ils dépareillaient au milieu des quelques clients. Le jeune paysan se sentit soudain l’âme d’un honnête homme. Responsable et redresseur de torts. Il se dirigea vers le téléphone. Il avait à peine décroché que la main de la serveuse se posa sur son bras.

– Attends.

Devant sa mine surprise, elle l’entraîna vers le bar et lui offrit une nouvelle Bud. Le temps de lui expliquer ce que jamais il ne comprendrait.

– Laisse-les. Ils dérangent pas.

– C’est des criminels, des évadés.

– Ce sont des vieux.

– Jeunes, ils ont tué, volé, violé peut-être.

– C’était il y a longtemps…

– Et alors ? Il faut qu’ils payent. Ils ont une dette. Ça me fait mal au cul de les voir là, tranquilles, siroter leurs cafés alors que des familles pleurent encore un parent, une fille, un père si ça se trouve. Ce sont des salauds et tu les couvres !

Entre chaque phrase, il portait sa bière entre ses lèvres. Le niveau baissait vite.

– Je couvre personne, je sers des clients. Est-ce que je me pose des questions quand je te sers ta Bud tous les soirs ? Est-ce que je me pose des questions sur ta fille qu’a la gueule toute violette les dimanches matin ? Est-ce que je me pose des questions sur ta femme, qui t’attend tous les soirs pendant que tu me passes la main aux fesses ?

– Dévie pas la conversation. Ça n’a rien à voir.

Il venait de terminer sa bière et il se demandait comment il allait pouvoir en obtenir une autre. Il était à sec et il avait énervé Emma. Cette vieille noire allait l’emmerder, il le sentait.

– Mais c’est toi qui ne vois rien, qui refuse d’ouvrir les yeux sur ta vie de merde, sur mon boulot de con, sur cette ville de ploucs, sur ses pétitions pour éloigner le pénitencier.

– Ah ! tu me fais chier avec tes discours à la con, ta morale de vieille négresse. Va te faire foutre et sers-moi une autre Bud.

Emma rangea l’insulte dans une case de mémoire. Encore une à effacer. En attendant, il avait oublié les fuyards et Emma fut contente d’avoir repoussé l’inévitable, même pour quelques heures.

Arlo pensa qu’il y a 33 ans, il avait tout juste 33 ans. Ça le travaillait ce parallèle. Ça le ramenait trop souvent en arrière, vers cette nuit du 12 juin, où il avait rayé de la planète ce connard de John. Il se demandait si l’avenir ne lui faisait pas plus peur que ses souvenirs.

Jim souffrait toujours autant du bruit. 22 ans, il avait. Ça doit être l’âge de ce jeune, là-bas au bar, celui qui salope le devant du bar avec ses bottes. Quand il avait pété les plombs et descendu un gamin pour il ne savait même plus quelle raison, Jim était saoul. Et jeune. 22 ans…

Tim toussait. Son cancer le bouffait. Il avait l’impression que le crabe avançait et qu’il sentait sa progression millimètre par millimètre. Vingt-huit ans à le construire entre quatre murs. Tout ça pour un coup de surin planté dans le cœur d’une pute. Quel âge aurait-elle aujourd’hui ? Et lui, quel âge avait-il ?

Ils en étaient là.

À ressasser le passé, dans un vieux rade. Mouillés.

À attendre.

Aussi, quand Arlo se leva pour aller au bar, ils le laissèrent faire. Il demanda un jeton et se dirigea vers le téléphone mural puis composa le numéro.

C’est Charly qui décrocha. Il comprit tout de suite. Ils allaient arriver. Ça ne prendrait que quelques minutes.

Rassuré, Arlo rassura ses deux compagnons. Ils allaient arriver. Bientôt, les pépés allaient regagner leur domicile. La prison des vieux. La prison. Leur monde. Qu’ils n’auraient jamais dû quitter.

On ne sort pas de ses souvenirs. Le monde change, pas les hommes. Et ils avaient tous besoin de ce vieux Bill. Le pansement se déroulait, serpentin dérisoire. Arlo s’inquiétait. L’oreille de Jim ne supportait plus le bruit ambiant, pourtant ridiculement limité au tintement des verres, à quelques murmures et à la toux de Tim qui toussait.

Dehors, la pluie redoublait. Elle aussi semblait approuver leur décision.

François Braud