La poupée qui dit oui #3 – (Le feuilleton de l’été 2021, saison 6)

Résumé des épisodes précédents : Dans la famille Babar, il y a Zéphir, c’est lui le narrateur, Céleste, sa sœur gothique qui lui parle avec affection (Va crever), Flore (la petite qui râpe les carottes), le père Laurent (qui sert l’apéro) et la mère Cécile (qui fait la compta). Et il y aussi le cousin, ancien associé du père, compère de boisson et ancien baby-sitter du couple, de passage chez ses amis. Le repas, sans Céleste, restée dans sa chambre, a été roboratif et la soirée liquide, alors le cousin est resté dormir à la maison… Le lendemain, tout le monde travaille, sauf lui.

Bonne lecture.

Et rendez-vous tous les lundis sur BBB pour un nouvel épisode.

Bises landaises, masquées et vaccinées.

Et, selon la formule que le monde entier (du feuilleton) m’envie, vous me direz, hein ?

FB



La Poupée qui dit oui

François Braud

Épisode 3

Aigu et grave

Convoqué chez la CPE. J’attends dans le couloir, un peu inquiet, je n’ai pourtant rien fait d’interdit ces jours-ci. À moins qu’ils aient découvert que j’ai séché le cours de géo vendredi dernier. On est allé chez Kenza écouter de la musique avec Fabien. Elle est vraiment mignonne cette meuf… Le prof de géo oublie l’appel une fois sur deux. Et Jessy devait dire qu’on était à l’infirmerie, comme ça le prof ne nous marque pas absent en attendant qu’on rentre et à la fin du cours, il oublie souvent de mettre à jour le logiciel. Ça pouvait passer. Apparemment pas… À moins que ce soit à cause d’Antoine, ce bouffon d’AED, il me calcule jamais. C’est un pion qui ne supporte pas qu’on parle, il se croit à l’armée, ce matin en perm…

– Ah ! Tu es là, entre Zéphir.

Elle file à son bureau, je la suis et fait trois pas sur son parquet glissant. Elle doit le faire astiquer par la femme de ménage tous les jours, une vraie patinoire… C’est un vieux collège de centre-ville. Il date. Peut-être même qu’il existait du temps de Jules Ferry qui lui a donné son nom. Tout craque, grince, souffre ici. Ils vont le raser bientôt. Pour en faire un centre commercial, au cœur de la ville-centre, tu m’étonnes, dans son ventre, les affaires vont tourner. Enfin, je m’en fous, je serai parti au lycée. Ils délocalisent en périphérie, pour un meilleur accès de tous au service public, éviter la ségrégation socio-spatiale, les migrations pendulaires, on a vu ça en géo justement, dans une séquence sur le développement durable. Les futurs collégiens iront rejoindre l’autre bahut du centre, le collège Gambetta. Et les profs iront travailler dans le tout nouveau tout beau, pas loin, à…

– Ferme la porte s’il te plaît. Assieds-toi Zéphir.

Pfff…. Ça ne sent pas bon. Elle sait que je déteste qu’on m’appelle Zéphir. Elle sait que je préfère Zef, si elle ne l’utilise pas, c’est que les choses sont sérieuses. Elle range quelques papiers pendant que je me dandine sur mon siège, un peu mal à l’aise, m’attendant à recevoir une nouvelle engueulade.

– Tu sais pourquoi tu es là.

Un peu de français. Ce n’est pas une question, plutôt une affirmation. Sous-entendre le semblant pour faire surgir le vrai. Dire le moins pour taire le plus, faire le niais, je sais faire :

– J’ai des mauvais résultats en maths…

Elle fronce les sourcils :

– Ne te moques pas de moi et n’essayes pas de noyer le poisson Zéphir !

J’imite la carpe. Je suis très fort aussi à ce jeu-là.

– Je te parle de ce qui s’est passé ce matin en cours de physique, tu le sais bien.

Ah, ça ! Ouf ! L’escapade de vendredi n’a pas été découverte. Quant à Antoine, rien qu’une grande gueule…

– Tu t’expliques ou je me fâche Zéphir ?

Et vas-y que j’insiste sur mon prénom à la con. Pff… Monsieur Girardini, un vieux prof, d’origine ritale, on l’appelle ma que aussi, il dit tout le temps ça, il ne doit pas être loin de la retraite mais il faut s’en méfier. Il paraît qu’il s’est fait péter une expérience de chimie à la gueule, il y a longtemps, jeune, ce qui lui a ruiné les yeux. Il y voit que dalle ou presque, c’est sa femme qui corrige nos copies. C’est sûr, ce n’est pas la même écriture que quand il écrit au tableau, l’œil collé sur le feutre. On se marre. Au fond de la classe, tu peux organiser un battle hip-hop, il ne te voit pas mais si tu te penches lors d’un contrôle pour demander une réponse à ton voisin, il t’entend comme si tu lui murmurais quelque chose à l’oreille. Il paraît que lorsqu’on perd un sens, automatiquement un autre se développe. Je ne sais pas si c’est vrai mais en tout cas, il vaut mieux passer sa calculette avec le résultat que de le souffler, j’en sais quelque chose, j’ai pris un zéro au début de l’année. Ce matin, alors qu’on travaillait en groupe, j’ai montré la chaise de Girardini à Fabien. Il m’a compris tout de suite. J’ai questionné le prof et pendant ce temps-là Fabien a déplacé sa chaise sans qu’il s’en aperçoive. Le prof, après m’avoir expliqué ce que je savais déjà, est retourné s’asseoir devant l’ordi. Il s’est vautré grave. Grand éclat de rire dans la classe. On était morts. Mais à l’heure suivante, quelqu’un avait dû cafter car Antoine est venu chercher Fabien. Convoqué chez la principale, je ne l’ai pas revu depuis.

– Alors Zéphir ? s’énerve-t-elle.

Elle attend je sais pas quoi.

– C’est pour l’accident de Girardini ?

– Monsieur Girardini, s’il te plaît Zéphir.

– J’ai rien fait. C’est pas moi.

– Ce n’est jamais toi Zéphir. Tu passes ton temps à mentir.

– C’est vrai, j’vous jure, cette fois-ci, j’y suis pour rien.

– Ce n’est que Fabien alors…  

– J’ai pas dit ça. J’suis pas une balance.

– Arrête avec ce vocabulaire de cinéma !

Bon, on va pas la lui faire longtemps. Autant jouer franc-jeu.

– Mais c’était juste une blague. On n’a pas voulu lui faire mal.

La CPE tapote nerveusement son bureau à l’aide de son index droit :

– Une blague qui a abouti à une fêlure du coccyx. Très drôle.

– Je savais pas, fais-je un peu honteux.

– Tu ne savais pas mais tu n’as rien fait pour l’éviter Zéphir. C’est bien ce que je te reproche. Tu n’as pas bougé le petit doigt pour empêcher ton idiot de copain de faire sa blague stupide, en plus contre un homme qui ne voit pas. Quel courage ! Tu sais qu’au tribunal, ça te ferait deux circonstances aggravantes : 1, tu participes à l’acte, tu es donc considéré comme complice. 2, votre acte, car il s’agit du tien aussi, votre acte donc, est commis contre quelqu’un de plus faible que vous ; il ne voit presque plus.

J’imagine qu’il y aussi une troisième circonstance aggravante : c’est moi qui ai eu l’idée…

– Et peux-tu me dire qui a eu cette… « drôle » d’idée ?

Pour bien marquer sa désapprobation, elle a plié index et majeurs des deux mains pour imiter les accents circonflexes.

Je bafouille :

– Ben, c’est moi…

– Au moins, tu es franc. Hé bien, vois-tu, j’aurais été à la place de Fabien, je t’aurais dénoncé au lieu de t’obéir. Des fois, désobéir, c’est nécessaire. Tu n’as pas vu ça en histoire. De Gaulle, ça ne te dit rien ?

Si. Évidemment. J’ai évaluation cette semaine dessus. J’essaye de me défendre :

– C’était juste une bêtise, lancée en l’air, j’avais dit ça comme ça. C’est pas moi qui ai retiré la chaise, j’ai rien fait.

– Oui, je sais, c’est Fabien. Tu l’as déjà dit.

– Non, j’ai jamais dit que c’était lui, je ne l’ai pas dénoncé.

– Non, mais TU (index pointé sur ma poitrine) as lancé l’idée « en l’air » (nouveau jeu de doigts en circonflexes) et TU (le retour de l’index) l’as laissé faire… et après TU (ça va, j’ai compris que j’étais bien mouillé) as ri.

– Comme toute la classe.

– Oui, comme toute la classe.

Elle a tapoté son bureau à l’aide de son index droit (c’est pas possible, cette femme a des origines italiennes tant elle parle avec les mains, une cousine de Girardini ?), a fermé le dossier qu’elle tenait devant elle puis s’est levée et s’est placée derrière moi. Silence. Un cri dehors parvient à peine à franchir la fenêtre et les lourds rideaux rouges qui la masquent. Le silence emplit ma gorge. Je déglutis. Comme un bruit, deux doigts noués qui s’étirent, deux lames du parquet viennent de divorcer. Puis à nouveau le silence. Aigu. Gravement aigu. Comme un feulement incessant. J’ai le cou en béton, je ne peux plus me retourner. À nouveau ce bruit, presque régulier qui vient trouer le silence, le déchirer, entre grincement qui sourd et tintement qui assourdit. J’ai les mains moites. Je ferme les yeux, j’attends la fin du silence ou du bruit, je ne sais plus, je suis désorienté, je veux un retour à la normale, j’attends le sermon qui enfle, la sanction qui tranche. Comme un enfant de sept ans qui aurait fait pipi dans son lit.

– Bon. Je te laisse avec ta conscience comme on dit. Potasse un peu la notion de responsabilité, ça ne te fera pas de mal…

Je ne m’attendais pas à celle-là.

– … En attendant que Mme Pralon ne décide des suites à donner à cette « blague »…

Je me disais aussi.

Je file et j’ai beau me sentir lourd comme une enclume, je tente de me faire passer pour une plume. Raté. Le parquet vient à nouveau de craquer…

* * *

Dans le bus B, c’est bondé ce soir. La plupart des passagers sont attachés par la main à une poignée en cuir ou enroulent leur bras autour d’une barre en acier. Et tout le monde danse comme une vague bringuebalée au gré de la marée urbaine. Pas un sourire sur aucune de toutes ces bouches : lèvres soudées, yeux dans le vague, chacun attend son tour, celui de pouvoir descendre. Moi, c’est le prochain arrêt, aussi je me lève en attrapant mon sac et laisse ma place libre. Une femme, sans doute un peu vieille, je n’arrive jamais à mettre un âge sur les adultes, c’est comme pour le cousin, incapable de dire s’ils ont 50 ou 60 ans. Si ça se trouve, le cousin, il en a quarante. Elle me tance du regard en s’asseyant à ma place. J’aurais dû me lever plus tôt. Je n’y ai même pas pensé. Je détourne la tête, l’air de rien, concentré sur la porte de l’autobus comme si je devais la fixer intensément pour qu’elle s’ouvre. Et quand ça arrive, je saute sur le trottoir. Je sens toujours les yeux de la femme me vriller les omoplates. Je l’entends qui dit « c’est lui ». Je presse le pas pour arriver à la maison et pour échapper à sa vindicte.

Personne at home. Nobody en la casa. Maman n’est sans doute pas rentrée de l’école de Flore ou elle est aux courses. Ah si ! J’entends du bruit dans la cuisine.

– J’ai une de ces faims moi, t’as acheté du pain mum ?

Ce n’est pas maman, c’est le cousin.

– Salut mon grand, bonne journée ?

– Ouais.

Il est en train de se faire un expresso. Il est habillé comme hier. Jean, baskets, polo rouge (il était peut-être vert hier, il a dû en changer).

– Je ne travaille pas en ce moment. J’ai pris une semaine de congés. Ce boulot, c’est crevant. U-sant, il soupire en hachant le mot.

Il sourit puis se met à siroter son café en faisant un bruit de succion.

– Ça brûle.

J’ouvre le frigo et choppe un Yop à la framboise.

– Tu restes encore  manger ce soir ? dis-je.

– Encore ? Je te dérange Zéf ? fait-il en soulevant ses sourcils. On dirait des accents circonflexes. Ça me rappelle les doigts de la CPE…

– Non non, je demandais ça comme ça, pour voir.

– Ha OK ?

Il regarde par dessus mon épaule :

– Elle rentre pas ma… Céleste là ?

– Si, mais elle a dû louper son bus…

Ma quoi ? Ma que ? Le cousin opine. On dirait un toutou sur la plage arrière d’une voiture. Ses yeux se troublent et se perdent dans les vagues de la peinture bleu pétrole d’un des murs de la cuisine. Les autres sont blancs. Une idée de maman. Au grand dam de papa qui militait pour un vert… babar, évidemment. Il file toujours la métaphore. Mais cette fois-là, maman n’a pas cédé. Il semble songeur le cousin, non pas songeur. Inquiet… Oui, inquiet.

Interlude 3

Rapport de Francis Ravalot, Conseiller Principal d’Éducation du lycée François Truffaut

Ce jour, 3 décembre, j’ai reçu dans mon bureau à 14h Céleste P., élève de 2nde D suite au rapport (oral) effectué par M. Robert, son professeur de français (et professeur principal) qui l’a trouvée atone et particulièrement agressive lorsque l’on essayait de lui parler en cours de 11h à 12h. Les AED m’ont signalé alors que j’essayais de la voir sur la pause méridienne quelle n’avait pas mangé au self (elle partage son déjeuner toujours avec une autre élève de sa classe, Valérie H.). Ils ont fini par la trouver sur la cour (seule) et me l’amener dans mon bureau. J’ai eu peu de réponses à mes questions. Elle a systématiquement, soit refusé de répondre, soit répondu à côté. Je l’ai renvoyée en cours mais elle n’y est pas retournée (elle est pointée absente en EPS de 15h à 17h). J’ai laissé au père un message sur son répondeur pour information. Céleste P. me semblait perturbée alors je lui ai fixé un RV avec Mme Fruhen, pour un bilan santé. Je dois la revoir la semaine prochaine. J’évoquerais le cas en réunion d’équipe de direction lundi matin. Retenue ? Commission éducative ? RV avec la Psy EN ? AS ?

F. Ravlot

Copie à : M. Robert (PP), Mme Fruhen (infirmière), Mme Pralon (Principale), Mme Simon (Psychologue de l’Éducation Nationale), Mme Pranijkovic (Assistante sociale).

A SUIVRE