Triple S / Saison 2 / Épisode 3

La position du critique debout est une zone critique mettant en avant un ou plusieurs livres de manière la plus franche possible sans souci d’y trouver, en retour, la moindre compensation si ce n’est celle que vous auriez en me disant que cela vous a donné envie de lire.

Triple S, (Siccomore Sanchez-Sanchez) est un personnage mythique : il a tout lu, connaît éditeurs, auteur(e)s, critiques, éditrices, héros (il aurait croisé Sam Spade ici et Philipp Marlowe ) et héroïnes et, surtout, il sait tout sur tout le monde. Sa parole est redoutée, redoutable et redondante. Il se confie au narrateur (le Fouton mièvreux). Ils préfèrent rester prudents et anonymes puisqu’ils ont tous les deux la LUDAHEC au cul, La Ligue Universelle Des Auteurs et des Héros En Colère, qui n’hésite pas à rayer de la carte ceux et celles qui l’ouvrent trop (voir épisode 18, saison 1). Chaque épisode est construit comme une de leurs aventures qui n’est que prétexte à mettre en avant des livres « du genre que nous aimons ». FB

L’Affaire Triple S

Saison 2

Épisode 3

Comme par hasard

Pas de nouvelles bonnes nouvelles.

J’avais fait de cet adage mon mantra.

Il est vrai qu’après l’avoir côtoyé presque chaque jour au Café des sportifs à Mouilleron-le-Captif, il s’était fait relativement discret après m’avoir trempé comme des seins dans un concours de tee shirt mouillés, voire noyé dans l’affaire 2161, dans les mains des tueurs de la LUDAHEC. J’avais encore la marque, là et ici (voir saison 1, épisode 18, ici) et, surtout, le goût de la peur entre les deux oreilles qui grondait comme un loup dans une bergerie. Puis, l’ancêtre était réapparu, le 11 janvier 2019, sourire popelin, entre soie et laine, de celui qui mate derrière la croix, l’index sur sa bouche édentée, l’air de tout sauf celle de la gueule évangélique, pour me susurrer dans l’esgourde droite son complotisme qui bruissait encore dans la gauche comme leurs marques, « pops » fidèles et mortels. La LUDAHEC qui m’avait manqué comme la fève que tonton René avait avalé pour éviter de payer la prochaine galette était à l’affut de ses frasques et toujours à ses trousses. Il chuchutait sans arrêt (voir saison 2, épisode 1, ) à coup de Tttttttt’ aussi secs que les pops des flingues des tueurs de la Ligue. Venu m’annoncer, l’année de son centenaire, le Lacenaire du polar qui tue les faux-semblants et assassine les culs-bénis m’avait craché la vérité : ils avaient effacé Claude Mesplède, Claudeu de Toulouse. Il voulait monter la résistance, gonfler la flamme, faire sauter le vichysme ambiant. J’étais à deux doigts de ramer sur la Manche quand il m’avait fait rêver de Cuba. J’y croyais. J’avais tort. Il m’avait fait le coup de la petite souris qui devait lui apporterait un dentier de rechange pour ses 101 ans mais qui en fait dépose une brosse à dents et du dentifrice. On ne partait plus pour La Havane. Du moins pas vraiment. Une ruse fictionnelle pour me causer d’un Rex cubain, Leonardo Padura. Puis, il m’avait annoncé son plan aussi gros qu’un nez au milieu de la tronche. Pour se cacher rien de tel que d’adopter la technique de la lettre volée cher à Edgar Alan Poe. C’est donc des ronds points alternatifs, des zones aluminium, de la terre des bouseux, des cités d’où l’on ne sort pas que viendrait LA lutte contre la novlangue ludahesque (saison 2, épisode 2, cliquez sur le mot cliquez, pas celui-là, le premier cliquez). Puis pshit, il s’était évaporé un 16 mars (2020) comme un printemps périmé au moment même où Manu annonçait qu’on allait confiner à donf. Comme par hasard…

Et puis, plus rien.

J’y avais pensé le 11 janvier dernier. Le jour de ses 102 ans. Mais rien. Pas l’ombre du souffle d’un pépin d’orange, pas un signe, aucun mot, rien. Nada.

Et puis, le 17 juin dernier, comme par hasard, le jour où les masques tombent, une petite annonce dans Ouest-France m’interloqua les synapses dégagées par l’absence de muscadet. Oui, il faut que je vous dise. J’ai arrêté de boire. Je suis toujours alcoolique mais non pratiquant maintenant. Une sorte de Harry Hole qui aurait changé de métier pour ne plus avoir à se coltiner les cuites qui lui assène son tortionnaire de Jo Nesbo, pour ne plus avoir la gueule de Houellebecq au sortir d’une salle de shoot. Et ça me dégage un putain de temps pour regretter le temps où je picolais. Non, je galèje. Je découvre le goût de l’eau sans, quand même, me pousser à boire de la bénite. Je peux me prendre pour Lawrence Block ou James Lee Burke, voire pour Gunnar Staalesen, mais après deux Perriers et une limonade cassis, j’y vois clair et je peine à me prendre pour Matt Scudder ou Dave Robicheaux, voire Varg Veum. Il suffit juste que je me regarde dans la glace et je vois bien que je ne suis ni Pascal Praud obligé de reprendre ses études de journalisme à l’école libre de Mouilleron-le-Captif, ni Brad Pitt au sortir du lit de Jennifer Aniston qui vient de croiser Angelina Jolie dans la salle de bain. Non non, j’y vois la face ravinée, voire raviolée, d’un homme couperosé qui collectionne les signes de vieillesse et est presque arrivé au bout de sa collection. Un entre-deux raisonnable en fait. Ni ange ni démon. Bref, on y reviendra, alors que je m’étais juré, foi d’alcoolique, de ne pas en parler. Comme par hasard…

En feuilletant la presse à la recherche de nouvelles fraiches pour emballer mon fish and chips du vendredi, je tombai sur ces quelques lignes :

Annonce 1101 / Solide jeune homme Séculaire de 2 anS cherche compagnon de boisson pour aveux littéraires. Contacter le journal. PaS Sérieux S‘abstenir. Hannibal Lecteur.

J’avais contacté. On m’avait rencardé. Hannibal m’attendait.

Pour une raison qui ne vous échappera pas, l’heure et le lieu de cette rencontre ont été changés. J’ai gardé nos identités car il ne sert à rien de nos grimer, la LUDAHEC ne sait que trop bien qui nous sommes. Il faut dire qu’en rendant publics nos rencontres, je n’ai évidemment pas aidé à sécuriser nos vies mais c’est le prix de la vérité. Rien ne devait nous arrêter, rien ne nous arrête et rien ne nous arrêtera.

Il avait l’air en forme l’ancêtre. Son sourire éclatait. Non ? Si ! Il s’était fait refaire le dentier. Les ratiches désormais étincelaient :

– C’est pour mieux mordre, mon ami.

Il jetait d’innombrables coups d’œil derrière son épaule, craignant, non pas pour sa vie, j’ai vécu tant qu’assez, mais parce qu’il avait encore des choses à dire, j’ai pas tout cafté, j’en ai encore sous la langue et, par principe, on n’abandonne jamais le champ de bataille à l’ennemi sauf pour revenir discretos lui en coller une derrière l’oreille. Et joignant le geste à la parole, il délogea de son oreille droite avec sa main gauche une roulée en forme de cône qu’il se ficha dans la goule après l’avoir allumée à l’aide d’une allumette grattée sur sous sa chaussure. Qui avait encore des allumettes qui s’enflamment ainsi ? Triple S, alias Siccomore Sanchez-Sanchez.

– Alors, tu bois quoi, me fait-il ?

Gêné par mes nouvelles habitudes liquides, je lâchai un timide :

– Heu, un virgin mojito.

– Deux alors.

Comme par hasard….

Il n’eut pas l’air étonné par ce nouveau régime apéritif puisqu’il m’accompagnait, m’encourageait aurais-je même pensé. Non ? Si ! Il savait. Incroyable. Il m’aveugla en souriant quand il comprit que j’avais compris. Comme par hasard….

Que de révoltes noyés dans l’apéro.

Il rejeta alors un immense nuage de fumée entre nous deux qui de dissipa peu à peu. Comme je ne sentais rien de cette odeur sucrée et acide de marie-jeanne, il m’aveugla à nouveau :

L’herbe, c’est le Ricard du beauf non violent.

L’ancêtre deux point zéro. La version light. Sans alcool et sans tétrahydrocannabinol. Une version saine en quelque sorte qui citait du Philippe Val dans le texte, un floué du système, inter-né pour accointance hiérarchique avec deux-et-deux-font-cinq-puisque-je-le-veux. Je n’osais pas lui dire que j’avais aussi arrêté de fumer. Du tabac. Chaque révélation après l’autre. Pas tout en même temps. On n’est pas en marche quoi.

– Alors, comment vas-tu ? dit-il, taquin.

J’ai failli lui répondre que ma vie était morne et triste comme un jour sans muscadet mais je me suis repris. Le ventre assimile plus vite les privations que le cerveau.

– Heu… couci-couça.

Un entre-deux raisonnable entre désastre et suicide. Et puis, je contre-attaquai :

– Et toi ? Tu ne fais pas tes 102 ans, dis donc ajoutai-je en mettant mes lunettes de soleil. Il pleuvait à verse et on y voyait que goutte dans ce troquet, pas plus que dans la chambre d’un moribond sans fenêtre une jour d’éclipse.

Il sourit. J’avais bien fait de chausser la protection.

– J’ai trouvé un élixir de jeunesse. Tu devineras pas.

– L’alcool ? essayai-je…

– Non. Justement.

Justement quoi ?

– La lucidité est la révélation du manque d’alcool. La lucidité, c’est une loupiote dans la nuit qui me permet d’être en phase avec moi-même, de me sentir vivant et pas de la viande morte attendant dans un bocal qui le répugne sa dose d’éthanol, d’accepter ce que je suis, enfin, il était temps tu me diras. Mais il n’est jamais trop tard pour attendre Godot mais toujours trop tôt pour écouter Godard. JiBé ne m’en voudra pas de le plagier, mal en plus, j’ai un dossier gros comme ça sur lui. J’ai envie de voir la mort en face, pas dans la brume d’un verre tourbé, tu comprends ? Je veux lui dire tout ce que j’ai dans les tripes, au bord des lèvres : Cook, Lebrun, Westlake, Mesplède, Hayder, Jean-Jacques Reboux, putain, 63 ans ! Je t’en reparlerai la prochaine fois de JJR, promis.

J’eus peur tellement il s’énervait de le voir cracher par terre.

– Alors, j’ai sevré le bonhomme de boutanches…

Comme par hasard….

– … mis au sec le débri

Comme par hasard….

– …. et ai entamé une reconversion tardive mais tenace de…

Comme par hasard….

– …. repenti alccolique…

Ben tiens !

– … afin d’être prêt pour le dernier grand saut et…

Il ne sourit pas mais c’était pas loin. Il savourait, c’est ça, il jouissait l’ancêtre à l’idée de ce qu’il allait me révéler :

– … pour filer un coup derrière la nuque de la LUDAHEC, le coup du lapin ou du père Jean-Jacques, en quelque sorte. Un coup préparé toute une vie, un seul, le dernier, comme le dernier casse avant la retraite, le coup doré, le ticket d’or qui me permettra de me retirer pour affronter l’ultime adversaire, la faucheuse, le serial killer en puissance, jamais arrêté et pourtant connu de tout le monde. Tu comprends ?

Je ne comprenais rien :

– Oui oui, ai-je fait.

– On va monter une assoce…

– Il en existe Sicco…

– Tttttt….

Il me tance de l’index et ajoute :

– Isidore.

– …

– Appelle-moi Isidore.

– …

– J’essaye d’être de mon temps ou plutôt du temps de l’autre ou du moins du temp qu’il aimerait voir arriver après 2022. Je me zemourise. Lui serrer la main dans le dos pour mieux le poignarder les yeux dans les yeux.

– Isidore ?

– Oui, des résistants ont monté un site pour te permettre de savoir comment tu te nommeras après 2022. Ainsi toi, ce sera Geneviève. C’est comme ça, t’avais qu’à pas signer Le Fouton mièvreux.

– Mais mon vrai prénom, c’est Lad…

– Tttttt….

– Dans ces cas-là, ce sera Larissa. Ce doit être ta part féminine qui ressort..

– Pffff….

– Tu disais qu’il existait des assoces…

– Oui, il en existe, dis-je plus bas. 813 par exemple.

– Tu ne m’as pas saisi. Quelque chose de l’ordre d’une orga plus que d’une assoce, tu vois. Un truc parallèle souterrain, agissant dans l’ombre et rendant coup pour coup, les devançant même. Fini le rôle du mouton. Ha ça va être l’Aïd tous les jours bon dieu ! On va leur faire payer ce qu’ils nous ont fait depuis vingt ans. « Il y a des leçons que l’on apprend à l’armée, ou en prison, ou dans toute autre institution où votre survie dépend de votre capacité à réfléchir plus vite que vos ennemis ou que les gens qui vous entourent. » (page 220 de New Iberia blues, James Lee Burke)

J’avais compris à a la manière dont il avait récité la phrase que c’était une citation mais sa mémoire me trouait fondamentalement le cul.

– Mais en attendant, reprit-il comme si de rien n’était, il faut fourbir nos armes. Trouver des collègues, des militants, pas de militaires, mais des aguerris, pas des guerriers, des anciens, pas des espoirs, des qui ont leur vie derrière eux, peu de souches pour ne pas être friables, atteignables, des francs, des sobres, tu comprends ?

Je ne comprenais toujours pas :

– Parfaitement, ai-je fait.

– Bon, outre nous deux, on a déjà donné et de toute façon nous sommes numéros 1 et 2 sur leur black list, j’ai pensé à quelques pointures. Quatre pour être précis.

J’ai hoché la tête pour lui donner une raison de continuer comme s’il en avait besoin :

– Le premier auquel j’ai pensé est le grand James Lee Burke. Tu sais que j’ai connu Dave Robicheaux ?

Comme par hasard…

– On a descendu des liquides ambrés bien plus qu’il ne boit aujourd’hui de Dr Pepper. On refaisait le monde dans la frange du Vieux Carré (où, lorsqu’on est ivre ou que l’on joue de malchance, on peut aisément s’égarer et sortir d’un environnement (…) pour atterrir en plein paysage lunaire, moralement parlant – Louis Armstrong Park ou les cimetières St Louis remplissent parfaitement cet office – où des gamins vous abattent une femme à bout portant d’une balle en pleine tête pour des sommes d’argent tellement dérisoires qu’on pourrait se les procurer en forçant un parcmètre au tournevis.  » – page 330, Le brasier de l’ange), au bord du Mississipi Les moustiques ne nous piquaient plus. Ils avaient compris que c’était dangereux pour eux. J’en ai plus appris avec lui sur les States qu’avec n’importe quel livre d’histoire ( » Nos tiroirs à dossiers étaient suffisamment remplis de chagrin, malheur, perversité, et échec institutionnel pour concurrencer le mode de vie des pires nations du Tiers-Monde. » – page 138 de Le brasier de l’ange), j’ai senti la question raciale me titiller la peau bien mieux que n’importe quel livre de sociologie (« les petits Blancs du Sud (…) constituent une race génétiquement produite… (ils) se vantent de leur ignorance, et n’auraient pas eu de problèmes pou assurer le service des fours à Auschwitz. – page 104 de Nex Iberia blues) et j’ai vu l’âme de ce mec, oui, son âme, davantage que n’importe quelle église. Ce que raconte Burke, est encore en-deçà ce que Dave est. Bien sûr, il a encore quelques ratés, il n’est pas parfait, qui l’est ? Dans Robicheaux, son roman éponyme, il en bave. Faut dire, perdre sa femme semble devenir une sale habitude. Tuée dans un accident de voiture, le chauffard vient d’être tabassé à mort et Dave n’a aucun souvenir de ce qu’il a fait la nuit du meurtre si ce n’est qu’il était raide comme une béquille. Le plus dur pour lui n’est pas de prouver son innocence, c’est de s’en convaincre.

Il écrasa sa cigarette.

– Et dans New Iberia blues, il doit enquêter sur une série de meurtres inspirés par des cartes de tarot dont le principal suspect est un ponte d’Hollywood, Desmond Cormier, un ami de Dave. Il va devoir menacer :  » La Louisiane est l’équivalent américain du Guatemala. Notre système judiciaire est une plaisanterie. Notre corps législatif est un asile psychiatrique. Est-ce que ça vous dirait de passer quelques jours dans la prison de notre paroisse ? » (page 25 de NIb) et écouter les conseils avinés, avisés, de Clete Purcel : « Ce type met ses victimes en scène. C’est peut-être un photographe. Il en connait un rayon sur l’histoire, la religion et le symbolisme. Il est plein de rage, mais il ne la laisse pas se manifester que lorsqu’il contrôle la situation. C’est le genre de plouc en col blanc qui vit seul, qui travaille dans un bureau de huit heures du matin à cinq heures du soir, avant de rentrer chez lui pour s’amuser avec une scie électrique sans un sous-sol dont les vitres sont peintes en noir. » (pages 65-66 de NIb) Tu comprends pourquoi, là-bas, les flics gobent des pillules ou avalent leur flingue. Mais Dave est là. Toujours. Et Burke aussi pour raconter comment il y arrive. C’est un modèle, tu vois. Il nous faut ce géant avec nous, ça impressionnera les nains de la LUDAHEC. Il a du nez pour ça : « Le mal a une odeur. C’est une présence qui consume celui qui l’abrite. » (page 69 de NIb).

L’ancêtre reprit le mégot dans le cendrier, le défroissa et le ralluma.

– Dans le dernier sorti, Une cathédrale à soi, Burke revient quelques années en arrière par rapport à NIb pour raconter une histoire comme « l’un de ces rares instants où l’on ne peut plus ignorer l’aspect éphémère de la condition humaine, où l’on a envie d’écraser sa montrer, de se libérer de ses attaches mortelles, d’étreindre le vent et la pluie, de s’élever dans la tempête, et de ne plus faire qu’un avec sa splendeur destructrice ». (page 179) Mais sa condition d’humain faillible ne va quitter Dave Robicheaux, ni Clete Purcel d’ailleurs, aussi facilement qu’un coup de vent et une claque de pluie. Ils seront au cœur de la tempête entre deux familles mafieuses qui ont trouvé un accord en sacrifiant deux de leurs enfants : un musicien drogué jusqu’à la veine du coude et une chanteuse à la voix de velours. S’ils veulent enregistrer un disque, la musique est celle que leur propose leur famille. Peu compatible. Être en couple va-t-il suffire pour que Johnny et Isolde s’en sortent, être en binôme sera-t-il suffisant pour empêcher les familles d’écrire leur futur autrement ?

Siccomore s’arrêta brusquement.

– Tu sais de quoi je parle là ?

– …

– « Je suis en train de parler de la prise de conscience de la mort… » (…) « Ceux qui connaissent ces instants de lucidité métaphysique constituent ce que j’appelle le Club des Trois pour cent, car, selon moi, c’est à peu près le pourcentage de gens qui se sont cramé les lobes cérébraux et sont encore là pour en parler. » (page 12). « Le revers de la médaille, c’est qu’on est seul, unique occupant d’une cathédrale sur les murs de laquelle résonnent vos battements de cœur. » (page 13) Tu m’diras : tant qu’il bat…

– Oui. Tant qu’il bat…

– Tu vois, un mec comme ça nous sera fort utile contre ces chiens de la LUDAHEC qui ne sont pas capables « de se faire une branlette sans croquis détaillé. » (page 218, Dixie City) Notre orga sera un de ces clubs. Le Club Des Six. Six binômes. Les DAN. Les douze apôtres du noir.

– Six ? Y a pas le compte.

– Ne sois pas si pressé. Le deuxième, c’est Jo Nesbø. Le Norvégien. 12 tomes d’Harry Hole au compteur.

– Tu l’as connu aussi je suppose ?

– Ben oui. On a sucé des glaçons à l’aquavit ensemble. Il faut dire qu’il mangeait souvent liquide à l’époque. Peut-être avait-il peur du solide ? Pas facile à apprivoiser le Harry. Tout le mal qui est en lui vient du fait que plus il cherche l’insertion, le camouflage social, la normalité, plus il attire l’attention, suscite la convoitise et aimante l’anormalité. Lui aussi a la sale habitude de perdre les gens qui lui sont chers. Tiens, dans Le Couteau, c’est sa femme qu’on tue alors qu’il était lui aussi, dans un état plus proche de l’Ohio que d’Oslo. C’est pas un signe ça. Surtout qu’il est libre, à l’aéroport, devant le tableau des départs :  » Harry plongea la main dans sa poche, il en sortit le petit bout de métal bleu-gris. Il regarda les points sur les faces. Il prit son souffle, mit ses mains en coupe, secoua le dé. Le laissa rouler sur le comptoir. » (page 602, Le Couteau) Hein ? T’en penses quoi ? Tant qu’à disparaitre, autant disparaître avec nous, non ? Il nous le faut aussi dans nos rangs.

– Oui. Si tu le dis, c’est que c’est vrai, soufflai-je pour éviter de le contredire.

– Je te parle pas de vérité. Harry et Dave ne sont que des personnages, des marionnettes qui savent ce qu’elles doivent à l’auteur mais qui sont capables de couper le fil et de renvoyer l’ascenseur. Imagine un de ces héros dire j’arrête. Je te parle pas de ceux qui abandonnent la partie quand l’auteur meurt ou qui vont chercher ailleurs un nid comme un coucou en manque. Je te parle pas non plus de ceux que l’auteur met à la retraite en les assassinant (Erik Winter de Ake Edwardson) ou en les abandonnant (Kurt Wallander de Henning Mankell) ou en programmant leur mort (Montalbano d’Andrea Camilleri). Je te parle de ceux qui sont la poule aux œufs d’or et qui, sur un coup de sang, stopperait tout. Tu vois la gueule de l’auteur ? Et bien, c’est de cette crème-là dont je te parle. Je te cause de lucidité. Tu piges ? C’est ça qu’il nous faut. Ceux qui savent ce qu’ils doivent et à qui ils le doivent. Et réciproquement.

Triple SSS recommanda une tournée de Virgin Mojito en insistant bien sur le mot mojito.

Comme par hasard….

– Le troisième, c’est Matt. Un ancien celui-là, moins connu qu’Harry et Dave mais c’est parce que les gens qui lisent ont de la merde dans les yeux. Matt Scudder, c’est l’humanité avec la culpabilité en étendard. Alcoolique et flic : une beau mélange, classique, ça paie sa mine quand même, surtout quand en tirant sur des voleurs, il flingue une fillette. Après, il démissionne, quitte sa femme et ses enfants, vit à l’hôtel et boit. Entre une cuite et une cuite, il se cuite au café bourbon et résout quelques affaires qu’on lui apporte. Quand il gagne une somme, il en verse 10% (sa dîme) dans n’importe quel tronc de n’importe qu’elle église et fait brûler un cierge pour la fillette, Estrella Rivers, qui n’aurait jamais huit ans, et un pour la victime du moment. Jusqu’au jour où il va arrêter de boire et rejoindre les AA. Je relis en ce moment les premiers tomes de la série. C’est du lourd. C’est du bon. C’est une leçon de construction que livre Lawrence Block des aventures de Matt. Tiens, prend Le péché des pères. Ça date de 1976. Ça nous rajeunit pas. Et quelle modernité ! Déjà ex-flic mais toujours alcoolique, Matt enquête sur un meurtre résolu et classé par le NYPD : Wendy est morte, son assassin s’est pendu. Ce qui aurait dû être la fin de l’histoire en est en fait le début. Le père demande à Matt d’enquêter pour savoir qui était vraiment sa fille, pris du remords de ne pas l’avoir assez aimée ? aidée ? Et l’autre père, celui du dit-assassin, ce pasteur rigoriste, quelle responsabilité a-t-il ? A-t-il élevé un assassin ? Le péché de nos pères est un roman avec les bonnes intentions des pères envers leurs enfants. Et on sait malheureusement ou cela mène parfois. Dans Tuons et créons, c’est l’heure, deuxième aventure de Matt Scudder, il doit trouver qui, parmi les trois suspects, a pu éliminer de la grosse pomme le maître chanteur « la Toupie » : tous ont des motifs, voire des alibis. Tous font partie du gratin. Matt lui préfère vivre avec les nouilles, les dingues et les paumés à qui, que veux tu, il a le meurtre en horreur, il va et veut rendre hommage et justice. Alors quand l’institution ne peut rien, il s’arrange pour trouver une solution. Au cœur de la mort est sans doute la meilleure des trois premières aventures. Matt y tombe amoureux deux fois. D’une victime morte. Et de la femme du suspect principal, celui qui l’embauche. C’est l’automne mais l’hiver est proche. Matt s’y enfonce, au cœur de la nuit, au cœur de l’amour, au cœur de la mort.

Satisfait de son anaphore de pacotille, Triple S croise les bras, semblant attendre quelque chose de moi.

Je ne me fais pas prier :

– Tu n’avais pas parlé de six…

Il saute évidemment sur la perche :

– Il nous faut aussi Varg Veum

– … que tu as connu et avec qui tu as picolé…

Comme par hasard….

Siccomore s’étonne :

– Comment tu sais ça ?

Parano à mort, ses yeux révulsent comme s’il était conscient que je savais quelque chose que je n’aurais pas dû, comme si je l’avais espionné toute sa vie, enfin, toute la mienne, et qu’il s’en apercevait juste là, maintenant, à 102 ans.

– Ben, parce que tu connais tout le monde et que tu lèves le coude avec tout le monde, ou presque.

Il semble rassuré :

–Oui, c’est vrai. On a souvent tutoyé nos verres et nos bouteilles avec Varg. Un être à part, un solitaire. « Il y a des jours où vous êtes à peine présent dans votre vie« . (page 7 de Là où le roses ne meurent jamais) Un « loup dans le sanctuaire« . C’est ce que veut dire son patronyme en norvégien. Orphelin, attaché à Bergen comme une bernique aux fesses d’une Bretonne, il détective privé après avoir été lesté de la protection de l’enfance pour une main trop leste sur un dealer. Marié, puis divorcé, il vit seul mais en concubinage forcé avec la police avec ses hauts et ses débats, ses bas sans déo. Dans Là où les roses ne meurent jamais il va tenter de retrouver une fillette disparue il y a plus de 20 ans. Dans Piège à loup, il tente de comprendre qui a pu et pourquoi mettre des images pédopornographiques dans son ordinateur. Le problème, c’est d’enquêter dans les souvenirs limbés par la souffrance de la perte d’une amie noyée dans l’alcool… Le passé passera, mal peut-être, mais il passera. Le futur, quant à lui, on y a encore un peu prise dessus :  » Le reste de ma vie m’appartenait. » (page 266 de LOLRNMJ) Je lui e ai déjà parlé d’ailleurs de notre orga…

– … à Veum ?

– Oui.

– Et il a dit quoi ?

– De mémoire : « – Alors, comment t’occupes-tu, Veum ? (…) – Je lis et je réfléchis. – Tu lis… quoi ? (…) – Des romans que j’emprunte à la bibliothèque. Mais pas des policiers. – Ah non ? – Dans ces livres, les mystères trouvent leur explication. » (page 121 de PAL) Il y a du Gunnar Staalesen chez Varg, évidemment, là aussi, deux en un. Il nous les faut aussi dans notre orga…

– C’est pas une orga ton truc Sic…, c’est un club des alcoolos repentis.

– C’est justement ça le truc. Mais c’est plus compliqué que tu ne le crois. Quand une femme dit à Matt Scudder qui aime le café et la gnôle :  » Et c’est ça que t’es, mon chéri ? Un poivrot bien réveillé ? « , il lui répond : « Non, je ne suis ni l’un ni l’autre (…). C’est même ça qui me fait boire. » (page 20, Les péchés de nos pères) C’est bien plus qu’une histoire d’alcool et de poivrots. Ces gars ont tout vu. Ils se sont alors embrumés pour ne plus voir. Et l’acuité visuelle a diminué mais les rêves ont poussé, comme des fleurs, pourrissant et formant le terreau de leur terreur. Celle qui pousse à boire. Pour oublier qu’ils boivent. Même la mort (le Grand Jim Thompson l’a écrit dans Les Alcooliques) ne leur fait pas peur ou, du moins, leur peur est si grande qu’elle est supérieure à la mort même. Rien ne peut donc plus les étonner, les effrayer oui, les étonner non. C’est exactement ces gens-là qu’il nous faut, avec nous. Et c’est pour ça que je relis toutes leurs aventures, de la première à la dernière. Et je te conseille d’en faire autant. Et de dire à ceux et celles (même pas en marche) qui lisent ta chronique de le faire aussi. Et voilà !

– Si je puis me permettre Trip… Isidore, le compte n’est pas bon. Tu avais parlé d’un Club Des Six. Et là ça fait quatre…

– Et nous deux.

– Ha oui, ça fait six.

– Non, cinq. Toi tu écris, moi je vis. Nous sommes un binôme.

– Bon alors il en manque un. Enfin deux.

– Et avec le dernier, ça fait six.

– C’est qui ?

– Le CDS.

– Qui ?

– Le Cracheur Dans la Soupe.

– Et c’est qui ?

– Tu oublies notre conversation précédente.

Leonardo Padura

– Et Mario Condé.

– Alors, on fait quoi maintenant. J’attends le plan de bataille.

– On va fêter ça ! Tu nous mettras une chopine de muscadet Roger !

– Je croyais que tu ne buvais plus ?

Il me sourit gentiment :

– Le vin, c’est pas de l’alcool, ça compte pas. Le grand Jim Harrison le disait.

Je restai au Virgin Mojito. J’allais pas craquer devant lui. Ça lui aurait fait trop plaisir.

– Et n’oublie pas la LUDAHEC : « Le seul pouvoir qu’[elle] a, c’est celui qu[‘on] lui [accorde]. » (page 137, NIb). « C’est le mal incarné d’une manière que je ne sais même pas décrire. Comme [si elle] possédait le pouvoir de voler l’air d’une pièce. Si je pense à [elle], je me retrouve incapable de respirer. » (page 303, Dixie City)

Putain de mémoire. Y avait pas à dire. L’alcool ne conservait pas que les fruits. Il versa le reste de tabac dans une feuille de papier, jeta l’emballage vide et en allumant, d’un geste bogartien, me dit en me regardant dans les yeux :

– C’est la dernière.

Il sourit.

– Après, j’arrête.

Comme par hasard….

Le Fouton Miévreux

papier écrit en écoutant, notamment, Tristesse d’Iliona

Bibliographie succincte (dernières parutions)

Dave Robicheaux apparaît dans 23 aventures (toutes chez Rivages) dont :

Une cathédrale à soi de James Lee Burke, Rivages

Il y a 12 tomes de celles de Harry Hole (chez Gaïa puis à la Série noire, en poche en Folio policiers) dont :

Le couteau de Jo Nesbo, Série Noire, Gallimard

Matt Scudder erre lui 18 fois dans des romans (publiés au Seuil et chez Calmann-Levy, en poche au Seuil points) dont :

La musique et la nuit de Lawrence Block, Calmann-Levy

Varg Veum plonge 20 fois dans le froid de Bergen (romans publiés chez Gaïa) dont :

Grande sœur de Gunnar Staalesen, Gaïa