Jazz ou blues ?

Côte côte, c’est l’occasion de confronter des livres que rien n’assemble ou que tout rapproche : leur titre, leur thème, leur date de publication, leur collection, leur auteur, leur couverture… D’émettre un avis quand on n’avait même pas pensé le donner, donner une interprétation en prenant de l’altitude pour minimiser le rassurant planplan du sempiternel résumé-avis, aviser le rapprochement comme une éthique de l’éloignement, s’éloigner de l’attendu et n’attendre rien si ce n’est l’étonnement, l’amusement, la réflexion, cerner l’architecture, bref, ces choses propres à nous donner envie de lire… ou pas. Côte côte, c’est une critique parallèle, l’une révélant l’autre. FB

I hope you know their name

La question mérite d’être posée. Le noir a sa bande-son comme le livre sa jaquette. Il s’habille avec sonorité pour ambiancer son désespoir sirupeux. Un peu comme le dernier verre est l’ultime plaisir du condamné. La nuit est continue, elle se découpe au couteau, la fumée masque à peine les poncifs qui se prennent pour des codes, la scène se criminalise. Un cri, un éclat aguichent la soudaineté et monte alors ce bruit si divin qu’on appelle la musique.

Mingus, Lewis, Johnson sont la playlist du jour. Leur musique est mise en mots et en images par Raynal et Ferrandez (Nostalgia in Time Square / Futuropolis) et Mezzo et Dupont (Love in vain / Glénat).

Et là, c’est du jazz. Ou du blues.

C’est selon. Musiques de noir.e.s.

Le jazz, c’est une ligne.

Un ruban qui t’enroule et t’entortille comme du barbelé. Une contrebasse, « ça vaut cinquante mille balles ». Se la faire faucher quand on arrive dans la grosse pomme pour jouer pendant trois mois sur la scène du Sweet Basil, 7th avenue, Greenwich village, c’est ballot. Forcément la lâcher des yeux, ne serait-ce que pour se les essuyer, c’est la donner au premier venu. Et le premier venu est « un black en roller« . Et qui devient un black en taxi. « Suivez ce taxi, je gueule en français » après un sprint à Chinatown, Litte Italy, Broadway. Et pendant que le chauffeur parle de cognac, de La Fayette, de Normandie, Marcel Cerdan et d’Omaha beach, les quartiers défilent : Penn Station, Madison Square Garden, Lincoln Center, Central Park. Et la poursuite se termine à Harlem. Et un petit blanc français, même niçois d’origine italienne au nom de Benacquista, à Harlem, c’est du gibier. La chasse a tourné.

Planche n°7

Emprunté au répertoire de Charlie Mingus, ce Moins qu’un chien, métis aux ascendances multiples, afro-américain dévolu au combat anti raciste, Nostalgia in time Square nous narre l’intrusion d’un blanc dans un quartier noir qui joue sa vie pour récupérer sa contrebasse et c’est elle qui va le sauver. Ce petit blanc musicos a tout du petit divin métis rejeté par tous : « Mort pour mort, j’ai pensé à mon dieu : Mingus ». Mais la musique est un cri qui vient de l’intérieur qui broie du noir en dedans. Foutu pour foutu, il n’y a plus qu’à se saigner les doigts et à croire au miracle : « Le miracle a continué. »

Le miracle, c’est la beauté de cet album, Nostalgia in time Square, c’est du Raynal illustré par Ferrandez chez Futuropolis (1987, 45 francs – sic) et c’est suivi par un autre récit, Afternoon in Paris (morceau de jazz bebop de 56 de Distel et Lewis) dans lequel un musicien noir revient sur Paris, un bout d’affiche dans la poche qui porte l’odeur de celle qu’il a trahie.

Le blues, c’est un point.

Un poing d’acier qui te râpe l’épiderme. Le destin tragique, mérité ?, de Robert Johnson qui a brûlé sa vie et vendu son âme au diable pour crever empoisonné à 27 ans.

Love in VainRobert Johnson, 1911-1938 – (Glénat, 72 pages, 2014, 19€50) est son histoire. Père abandonnant, mère abandonnée exploitée dans un champ de coton qui retrouve son ancien amant Doods pour l’abandonner (« le premier qui lui jette la pierre, je l’expédie en enfer ») et le récupérer quatre ans plus tard quand son beau-père l’a jeté, ce gosse, « c’était un vrai démon ». Le voilà à nouveau dans les pattes d’un nouveau beau-père car maman « s’était retrouvé un homme ». Ce dernier n’aime pas la « musique du diable » que joue Robert à l’harmonica. À 17 ans, il fréquente les Juke Joints et les Country Suppers, « ces églises de la nuit qui sentaient bon le soufre » et s’il gagnait peu, il baisait bien. « Mais parfois, il arrive que Dieu reprenne ce qu’il a donné » et à « 19 ans, c’est un peu jeune pour perdre femme et enfant. » Il jouait mal (selon la légende) jusqu’à ce qu’il signe « un pacte un soir d’errance sur une route du Mississippi. » Et quand on lui lance à la figure : « Honte à toi, païen, sais-tu que tu joues la musique de Satan ? », il répliquait : « Bien sûr, révérend, c’est lui qui me l’a enseignée… »

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Tout était tracé. « Je voudrais qu’on m’enterre au bord d’une route sur le bas-côté pour que le démon qui est en moi puisse prendre un bus et filer. »

Tout est tracé par Mezzo qui mêle le noir et le blanc à merveille. Les ombres s’agitent, les corps tressautent, ça crie, ça hurle, la musique est un film qui sourd d’un film muet du temps où le piano accompagnait l’image et était plus proche de nous. Le scénario de Dupont est aussi fin que le dessin de Mezzo est gras, saignant de noir, et, si le narrateur n’épargne personne, il ne juge personne, il est ouvert et acceuillant même.

Love in Vain est une chanson postume sortie en 1939 : « When the train it left the station, was two lignts on behind, Well the blue light was my blues and the red light was my mind, And my love is vain / Quand le train a quitté la gare, deux fleux clignottaient derrière, Un bleu pour mon blues, un rouge pour mon enfer, Et je l’aime en vain. »

Alors jazz ou blues ?

La couleur aurait pu les départager mais les deux albums sont incolores mais pas atones. Ils jouent des ombres et de la hachure, du gras et du trait, des contours et du plein. Le désespoir habite les trois récits (un peu moins celui de Nostalgia in Time Square) tous inscrits dans un format italien, restreignant les cases jusqu’à l’unicité parfois, paysages urbains de New York ou Paris ou ruraux du Mississippi, décors de bars, de squats, de juke joints, barrelhouses, honky tonks, partout on boit la musique. Et si la musique est un but, ce n’est pas une vie, c’est le but de leur vie. Comme deux gouttes d’alcool, les hommes se noient dans leur verre. Il faut dire, que pour certains, il est grand, c’est une mer, elle est amère comme de la farine de gland. Elle nourrit rarement son homme et porte au cœur. Inséparables les deux musiques.

Alors ? Jazz ou blues ?

Moi, je suis rock.

François Braud

Raynal est sur bbb : The farce of the destin, L’âge de la guerre, Une ville en mai et La clef de Seize.

papier écrit en écoutant les trois titres éponymes des trois récits