La citation du jour n°64 du 9 avril 2024

« Je voulais travailler sur l’essentiel, j’avais confondu l’essentiel et le rien. J’aurais mieux fait de travailler sur quelque chose. »*

* Page 61, La martre, Alice de Poncheville (Éditions de l’Olivier)

La citation du jour attire l’œil du lecteur, de la lectrice, sur un passage particulièrement frappant d’un livre ou d’une déclaration tout aussi fracassante. Ce n’est évidemment qu’un prétexte pour aller au-delà de cet extrait, de cette déclaration. C’est ainsi que j’ajoute aux mots de l’auteur(e) quelques lignes, parfois, et que je vous demande d’en faire autant (tentative d’épuisement). FB.

Au programme ce jour, un recueil de nouvelles d’Alice de Poncheville, La martre (Éditions de l’Olivier, 2005, 184 pages, 16€)

Ce livre, comme tout livre, a une histoire. Mais celui-là illustre la mienne. J’ai croisé dans le sud, le 20 mai 2006, Alice de Poncheville. Elle était attablée à mes côtés ou moi aux siens. J’y défendais un de mes ouvrages jeunesse (L’École, ça sert à rien, Casterman) et sur sa table reposait ce recueil. J’en ai fait l’acquisition. Et puis… je l’ai oublié.

Je viens de le retrouver. Il est dédicacé. C’est toujours émouvant quelques mots manuscrits d’une auteure. Comme dirait Cavanna, elle a pris soin de s’épancher un peu, de se découvrir sans s’imposer. Je l’ai lu et j’ai été touché par son univers éclectique composé d’êtres sur la faille qui ont perdu d’eux et qui veulent vivre enfin autre chose.

« Les diplômes manqués et les décorations absentes » (R. Baer)

Comme cette nièce dans Mon héritage qui décide de vivre dans la maison de sa tante décédée, de lâcher l’art pour le bricolage et qui va initier, Manon, une fille pas normale, à la création ou L’Homme aux poupées, dans son lit d’hôpital, visitée par une visiteuse qui préfère le vivant au mort ou cet habitué du piston dans Soleil d’hiver qui tente de profiter de la vie qui s’écoule comme un soleil dans « l’herbe rase et jaune de la fin de l’hiver ».

Ils sont troublants ces personnages. Ils nous parlent d’un passé qui ne passe pas tout en convoquant un avenir à court terme, à objectif raisonnable : revivre, vivre, survivre. Comme cette bachelière qui refuse la voie tracée, celle du troupeau, parce qu’elle « a toujours fait autre chose que ce qui [lui] plaisait ». Pour ne pas finir caissière, ne faut-il pas vider la caisse ?

Chaque nouvelle de La martre nous convie à la rencontre de l’essentiel : un être vivant, bousculé, au faîte de sa vie ou dans son abîme, ils/elle sont au cœur du choix et elles/ils le font. Mais c’est souvent un autre que celui qu’on est censé attendre d’eux. Comme si, du troupeau, on s’intéressait enfin aux bêtes esseulées qui traînent à l’arrière. Une autre définition du noir, non ? Ceux et celles qui distinguent le quelque chose et abandonne l’essentiel.

« Je ne m’arrête plus quand je vois la folie / Je fais ses commissions et couche dans son lit » (Léo Ferré, La Folie)

Comme marque-page abandonné dans le livre, un ticket me rappelle que j’ai visité autour de cette date, le 19, le 20 ou le 21 La Chambre de Vincent à Arles (billet n°6570) pour le tarif modique de 2€80. Nous – plusieurs auteurs – sommes rentrés dans la peinture. Alice – je la tutoie presque, on est de vieux amis, pensez, on se connaît depuis 18 ans – était-elle là ? Je ne m’en souviens plus. Mais peut-être, en fait, que nous n’en sommes pas sortis de cette chambre. Et que la folie, pour mieux se fondre en nous, s’y camoufle encore et qu’elle a pris l’apparence de la normalité qui régit tous ces jours écoulés (écroulés ?) depuis ce 20 mai 2006.

Ses mots m’ont fait faire le voyage, de 18 ans presque en arrière. J’y étais. Et le pouvoir de sa musique aurait-il eu le même effet si je l’avais lue cette année-là ? Je ne le saurais jamais. Mais j’aime à penser que non. Il est urgent d’attendre dit-on parfois. Je crois simplement que quand on doit être touché, on l’est. Alice me pardonnera peut-être d’avoir mis presque 18 ans à la lire? Le temps d’une majorité, le temps de grandir, de vieillir. Le temps qu’il faut.

François Braud

Livre acheté en festival, La martre semble toujours -ouf – disponible aujourd’hui. Papier écrit en écoutant La Chambre de René Baer chantée par Léo Ferré.