Quoi lire après le feuilleton ?

Oui, c’est vrai, vous êtes en manque.

Je vous avais promis de vous donner des nouvelles de mes nouvelles. Aujourd’hui, Un partout. Une nouvelle construite sur un petit jeu. Deux parties. On peut lire la partie 1 seulement. Ou la partie 2 seulement. Ou le tout, d’abord la une et puis la deux. Ou l’inverse. Normalement, ça fonctionne. Vous me direz, hein ?

Un partout

 1. J’ai frappé comme si c’était la dernière fois. Deux coups secs sans retour, sans espoir si ce n’est celui de voir la porte s’ouvrir ou s’entrebâiller au pire sur un être humain ou quelque chose qui me regarde, qui écoute mon silence, mon hurlement intérieur. La lune me narguait de son auréole rousse, chacun porte sa couronne d’épines. La nuit m’enveloppait, sûre d’elle, de sa force, de sa plénitude, de son arrogance. Aucune des deux ne voulait me manger dans la main. Aucune étoile ne brillait, tout semblait en deuil, en demi-teinte. Il a ouvert à peine réveillé, surpris, froissé comme un vieux papier journal, engourdi par le sommeil. Il m’a fait rentrer, sans rien dire, en s’effaçant, on aurait dit un fantôme dépressif. J’ai cru qu’il savait, mais comment aurait-il pu ? Et comment le monde pouvait ignorer ce qui m’arrivait, ce qui était arrivé ? Etais-je le seul à croire à la réalité ?

Il m’a servi un verre, d’alcool je crois, enfin, ça passait tout seul, je n’ai rien senti, à peine quelques picotements dans ma gorge nouée. Il s’est fait un café au perco, a ajouté trois sucres. Trois sucres pour une petite tasse, c’est beaucoup ai-je pensé, c’est drôle, je veux dire c’est drôle comme les petits détails vous reviennent au moment où vous n’en avez rien à foutre, c’est marrant, enfin, c’est comme ça. Il a touillé, longtemps, puis il a bu à petites lampées retardant le moment de me dire :

-Alors ?

Alors quoi ? Alors rien. Ou tout. Je ne savais par où commencer. Je ne savais s’il fallait commencer à faire quoi que ce soit, à dire quoi que ce soit. Je ne savais rien.

– Tu veux parler ?

Oui mais je ne peux pas, je ne peux plus, peut-être ne pourrai-je jamais plus ? Peut-être que ma langue est soudée à mon palais, repliée définitivement pour la nuit des temps ?

J’ai sorti de ma poche le papier, froissé, défroissé, plié, déplié. On aurait dit un vieil article de journal lu, relu, sans cesse examiné par des mains moites et tremblantes. Il me brûlait les doigts. Je lui ai jeté sur la table. Il l’a ramassé, l’air de rien, l’air de tout. Il l’a parcouru, lu peut-être. Il s’est passé la main sur le front, comme pour essuyer la sueur qui pourrait couler. Il a pris une cigarette et l’a consommé en trois taffes. En l’écrasant dans le cendrier parmi quelques autres congénères défuntes, ses yeux ont pleuré, lâché un peu d’humanité. On aurait dit qu’il jouait un rôle, répété, connu, une sorte d’habitude, comme une martingale. D’abord ses larmes ont coulé doucement, puis ça s’est mis à enfler démesurément, presque grossièrement. Il a gémi. On aurait dit un enfant à qui on refuse un plaisir, un cadeau promis, à qui on dit d’aller se coucher, implorant une clémence, un pardon hypothétique. Comme un long regret, un sanglot ravalé. Je l’ai bien regardé et ça m’a fait du bien.

Il est sorti du salon en se levant tel un vieil homme malade, est revenu avec un papier, on aurait dit le mien, un jumeau ignoré. Il me l’a jeté comme je l’avais fait quelques minutes auparavant. Je ne l’ai même pas pris. Je le connaissais par cœur. Je l’avais lu et relu, ne pensant pas un seul instant à avoir, un jour, le même, dans ma poche.

J’ai mis les deux côte à côte, on aurait dit des jumeaux. J’ai ri un peu. Histoire de détendre l’atmosphère.

– Pourquoi tu es venu ?

Je n’ai pas pu répondre même si je savais pertinemment la réponse.

– Tu l’as fait exprès, hein ?

Oui, sans doute, sans aucun doute. Je n’avais pas réfléchi. Je me suis levé, sans rien dire et je suis sorti en claquant la porte doucement.

Dans la rue la lune avait gardé sa couronne d’épines rousses, comme les cheveux de mon fils, moins le rouge. Les voitures garées sagement dans la rue étaient identiques à celle qui était mêlée à l’accident, qui avait poussé son scooter vers le ravin et qui s’était enfuie, comme si de rien n’était, comme si rien ne s’était passé, comme si mon fils avait été invisible, incolore, inodore, insipide, comme si la douleur était une invention idiote, comme si la compassion était un mot absent du dictionnaire, comme si, comme si.

Je l’ai entendu crier, pleuré aussi, je crois. Ça m’a fait du bien. Nous étions deux, maintenant. Je l’avais rejoint. Un fils partout. Deux êtres en moins sur cette terre, deux pères orphelins.

Cette nuit, j’ai perdu mon fils dans un accident de la route. Mais je ne suis plus seul. J’ai ranimé sa plaie pour panser la mienne. Ça fait du bien. Je sais bien qu’il m’en veut pour cette vieille histoire, il culpabilise tellement qu’il cherche à me donner ma part mais je viens de lui rendre la monnaie de sa pièce. La douleur a ça de bon qu’elle se partage, qu’on peut la faire déteindre… Un partout.

 un-partout-illus

2. Quelqu’un a frappé deux coups à ma porte. Deux coups décisifs, deux coups incisifs. Je me suis levé embrumé. J’ai ouvert et je l’ai vu avec sa gueule de déterré, de paumé de la nuit. Je ne l’attendais pas. Ou pas si tôt. Il est rentré comme si je n’existais pas, il m’a effacé, gommé, presque ignoré. Je lui offert un verre d’alcool, délibérément, comme un souvenir, enfin, il a toussé comme s’il n’avait jamais bu de sa vie. J’ai savouré son mal être, sa gêne, ce qu’il avait à me dire, ce que je voulais entendre de sa bouche. Son désespoir que j’espérais ridicule, comme celui d’un enfant à qui on dit d’aller se coucher alors qu’il aimerait tant rester avec les grands.

Il ne disait rien, comme s’il avait dans l’esprit que ça me gênerait. Je l’ai senti mal, en difficulté mais il y avait comme une assurance qui émanait de lui.

– Alors ? j’ai lâché.

Il n’a pas répondu. Il est resté coi, comme un rond de flan. J’en ai rajouté une couche :

– Tu veux parler ?

Il n’a pas pu, j’ai vu sa pomme d’Adam faire des allers-retours chaotiques, ça jouait l’ascenseur sans savoir à quel étage s’arrêter. Un vrai plaisir. Il a sorti de sa poche un vieux papier journal. Je dis vieux car il était aussi froissé qu’une gueule de vieux, aussi ridé qu’une vieille pomme. Il me l’a jeté comme on lâche sa gourme, à la va-vite. Je l’ai ramassé, parcouru. Je connaissais presque tous les mots. J’ai pris une cigarette pour me donner une contenance et les larmes ont coulé. Je pleurais pour ne pas rire, je pleurais pour ne pas crier. Je suis allé chercher le mien. Je l’ai posé à côté pour le faire réagir. Il n’a rien dit.

– Pourquoi tu es venu ?

Il ne le savait pas, moi je le savais.

– Tu l’as fait exprès, hein ?

Il est sorti en claquant la porte.

Et là, je crois que j’ai ri ou pleuré, je ne me le rappelle plus, peu importe. Je n’avais que cette « vieille histoire » comme il me le disait quelquefois. Cette vieille histoire de deux potes qui boivent trop, beaucoup trop. Il y en a un qui s’en aperçoit et qui ne dit rien à l’autre. Il y a l’autre qui ne s’aperçoit de rien et qui prend sa voiture en oubliant presque son fils endormi sur le canapé, fatigué des agapes de son père et de son « ami ». C’est lui qui m’a dit :

– Tu oublies ton fils.

Et l’autre, idiot parmi les imbéciles qui le remercie en l’embrassant et part en posant délicatement son enfant allongé sur la banquette à l’arrière. Sans ceinture. Il a pulvérisé le pare-brise et est allé se tuer sur un platane. Il avait six ans. À peine.

La vieille histoire a embrumé quelque peu leur relation. Ce soir, j’ai remis les compteurs à zéro. C’est facile de pousser un scooter en voiture, ça demande peu d’efforts, juste une légère pulsion sur la pédale d’accélérateur, les mains bien rivés sur le volant. J’en ai encore les doigts crispés. Je suis rentré à la maison directement. Je me suis enfilé un alcool, le premier depuis la vieille histoire.

Mon histoire a enfin déteint.

Un partout.

Un partout est paru dans Caïn n°27 (automne 2001), sous le pseudonyme de Ludovic Renaud, illustration d’Anna Stervinou.

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