Le sel de l’amer et le sac à remords

« Je suis vivante mais je vois pas pourquoi je devrais m’enthousiasmer. « *

* page 19, Nous étions le sel de la mer de Roxanne Bouchard (L’aube NOIRE)

La position du critique debout est une zone critique mettant en avant un ou plusieurs livres de manière la plus franche possible sans souci d’y trouver, en retour, la moindre compensation si ce n’est celle que vous auriez en me disant que cela vous a donné envie de lire… ou vous aura éclairé pour ne pas le lire… FB

Aujourd’hui, alors qu’on annonce le troisième tome du monde de la pêche en Gaspésie et des enquêtes de Joaquin Moralès, Le Murmure des Hakapiks (en librairie le 30 août), retour sur l’origine de la trilogie, Nous étions le sel de la mer (Mikrós noir, 2023, 363 pages, 11€90), bardé de prix comme d’un bandeau. On y retrouve (pour ceux qui comme moi ont découvert Joaquin, inspecteur de la SQ – Sûreté du Québec – dans La Mariée de corail, polar 2023 de bbb, 53e Prix Mystère de la Critique 2024) notre flic mexicano-québécois qui débarque « en éclaireur » en Gaspésie pour un nouveau poste, « il a eu son transfert et ça y est » (p.74) il arrive pour s’installer dans la Baie-des-chaleurs.

Alors que Joaquin Morales attend, la voiture pleine du déménagement, l’arrivée de sa femme qui ne semble pas vouloir arriver, il doit affronter le ressentiment de toute une province marquée par la mort de Marie Garand au moment où une femme, Catherine Day l’y a précédé à la recherche de ses origines…

Ce qui semble évident, à part toute la mauvaise volonté possible que mettent les indigènes à répondre aux questions de Joaquin, c’est que Marie Garant trouvée dans les filets d’un pêcheur, est morte accidentellement d’un méchant coup de bôme. Et que si certains semblent la regretter, comme Cyrille, d’autres lui en veulent même après sa mort, comme Guylaine. Perturbé par la non venue de sa femme et par l’arrivée dans son entourage de Catherine Day, Joaquin est perdu et en finit avec son rapport pour pouvoir préparer une paëlla de rencontre… Le reste, « c’est mort et enterré. – Qu’est-ce qui est mort et enterré ? – Rien. » (p.90)

On trouve déjà ici, mais comment aurait-on pu en douter à la lecture du tome suivant (on nest pas obligé comme moi de lire à l’envers mais je ne peux parler de ce tome 1 en ignorant ce que j’ai lu du 2), tout ce qui fait de cette lecture une aventure émouvante et poétique. L’intrigue est le faufilage, les dérives des sentiments des protagonistes de la couture de haute-précision, la première tient le récit, c’est son squelette, la deuxième est ce qui donne corps, la chair, le surplus d’âme : de Catherine, 33 ans mais « y a des jours où [elle est] ben plus vieille que ça » (p.17), qui « a la marée dans le corps » et « du sel dans les pupilles » (p.63) et qui trouve ce qu’elle était venu chercher alors que ça a disparu, de Cyrille qui attend la mort comme il a attendu l’amour, de Joaquin qui comprend par strates à trouver sa place dans sa vie privée comme publique, de Renaud qui veut pas y expliquer à Joaquin, « faut tout [lui] apprendre ! Un gars du coin aurait compris » (p.284) mais qui parle parle tout en exécutant les tomates, de Marie, un fantôme plane sur la terre de Gaspésie comme on lui a refusé la mer et de tant d’autres personnages.

Et la mer. « Un roulis d’indécisions. » (p.86) Et pis « La mer, c’est dur, pis faut être fait fort pour la regarder en face. Elle nous tord les souvenirs comme dans une laveuse à linge. » (p.47) La mer, comme dit Cyrille, on est fiancé avec elle, « pour le meilleur et pour le pire ». (p.242)

Les dialogues sont savoureux, amers, drôle, définitifs, évasifs, empruntés, offerts, vivants. Ils sont ponctués par le bruit des vagues. « Deux vagues. »  » Cinq vagues. Ou six. » (p.52)

Roxanne Bouchard, écrivaine québécoise, propose une immersion dans le monde des pêcheurs de Gaspésie. © Yann Castanier / Ouest France

Nous étions le sel de la mer est une promesse (tenue) ; celle de tenir une narration noire en s’envolant dans les embruns, éclaboussés par la poésie qui tranche dans le vif et révèle l’amère certitude que l’on peut manquer sa vie mais réussir sa mort. Et pis pour trouver la solution, Cyrille le dit à Joaquin, faut pas voir le cadavre mais la femme vivante. Et ne pas alourdir son sac à remords.

Parce qu’en fait, on ne se fait pas à tout, on s’habitue, c’est tout… mais le reste… « – Le reste ? – Oui, les nouvelles d’horreur à la télé, la mort de ma mère, les plantes qui fleurissent pas l’hiver, la météo de merde, les humoristes pas drôles, les pubs obligatoires, les politiques niaiseuses, les films qui se tirent dessus, le ménage pas fait, la poussière des jours, le lit froissé et les restants réchauffés qui collent au fond de la poêle – je fais quoi avec ça ? ». (p.18)

Bonne question Catherine, bonne question…

François Braud

Lire offert en service de presse par Isabelle Lacroze ; merci. J’ai découvert Roxanne Bouchard sur le site de l’Aube NOIRE et elle m’a de suite parlé. Après je l’ai lue. Je devrais m’entretenir avec elle (à venir sur dans Émancipation et sur bbb) et reparler de son travail à la lettre Q, comme Québec, dans le CDAP. Papier écrit en écoutant La Mémoire et la mer de Léo Ferré.