12. Dernier épisode (Le feuilleton de l’été, saison 8 / anciennes nouvelles inédites).

« Il faut être bête comme l’homme l’est souvent
Pour dire des choses aussi bêtes
Que bête comme ses pieds gai comme un pinson
Le pinson n’est pas gai
Il est seulement gai quand il est gai
Et triste quand il est triste ou ni gai ni triste »*

* Prévert par Montand

Vous voulez de mes nouvelles ? est la rubrique fictions de l’auteur du site. Il y poste des nouvelles, anciennes oubliées et d’inédites ravageuses, des épisodes loufoques de feuilletons estivaux, de sombres récits noirs et des autofictions autocentrées. De temps en temps, le tout est illustré par un tiers qui prend le quart pour donner corps aux mots. FB

Ce feuilleton, dont vous allez lire le dernier « épisode », a été proche du titre de la rubrique qui l’abrite. Vous avez eu de mes nouvelles. Chaque semaine a été l’occasion d’en découvrir une nouvelle. Enfin, pas si nouvelle que ça. Une semaine sur deux, il s’agissait d’une ancienne nouvelle. La semaine suivante, c’était une inédite. Leur lien ? L’excipit de la première (ancienne) était l’incipit de la seconde (inédite). On a cherché (en vain ?) d’autres liens entre les deux. Il est possible qu’il y en ait eus.

Je me suis amusé. J’espère que vous y avez pris goût, voire un peu de plaisir. Merci de m’avoir lu et suivi. Et encore et toujours un merci à Boris, mon correcteur…

Aujourd’hui au programme : Dernier épisode, une nouvelle inédite commençant par l’excipit de la précédente (Elle se mit à pleurer.), Se saigner aux quatre veines, publiée dans le recueil La Soupe la grimace (Largo) en 1999.

Épisodes précédents :

1. Je n’ai jamais aimé l’été

2. Il n’y a de place que pour le silence

3. On dirait la mer

4. C’était mieux avant

5. Les Seins de Robert

6. C’est mon homme

7. La Soupe à la grimace

8. Les Appels du 18 juin

9. À mes dépens

10. Like a flying stone

11. Se saigner aux quatre veines

Dernier épisode

Elle se mit à pleurer.

Forcément. Il avait ouvert les vannes.

– Vous n’allez pas vous mettre à pleurer quand même ?

Hé bien si. Et pas silencieusement comme les grandes douleurs qui sont muettes, parait-il, ni non plus comme les grandes eaux de Versailles avec cris et exclamations sur l’injustice de la vie quand même. Non. Une douleur digne, un affaissement liquide.

Ils sont là, tous les deux, au milieu d’une cohue qui piaille et qui picore, mais seuls dans leur nid, perchés et lunaires, dans leur coque solitaire, gênante, repoussante, impudique qui fait détourner les yeux des clients cravatés, des passagères pressées et même du barman qui se trouve soudain une passion dans l’escalade au torchon d’un verre à pied qu’il essuie comme pour le faire reluire encore et encore. Tout le monde plonge qui, dans son livre, dans ses poches ou son sac, dans ce qu’il est convenu d’appeler son aire intime pour ne pas troubler celle de ces deux amoureux en crise.

Pourtant, ce ne sont pas deux amoureux, loin de là. Il y a dix minutes, ils ne se connaissaient même pas et se seraient ignorés si quelque chose ne les avait pas réunis. Appelons ça le hasard dans un premier temps, comme la rencontre d’un coude et d’une tasse de café.

– Les passagers du vol TRFL 17-89 à destination de Dublin sont appelés en salle d’embarquement porte C.

Ça précipite quelque peu quelques tables à se vider. Et le serveur à jouer de l’éponge, cette fois, pour faire reluire, non pas les verres mais les plateaux bancals qui servent de tables même si certaines sont calées par un paquet de cigarettes froissé ou un billet plié en quatre. Lui, il sifflote. Il est gai. Gai comme un pinson pense un client qui a des lettres devant lui, des ressources humaines incarnées en curriculum vitae boursouflés et mensongers qui n’enrichissent que ceux qui leur fournissent les armes pour se suicider socialement. Son voisin qui l’observe, avec la cravate sur l’épaule, à la républicaine, le pull noué autour de son cou ridé mais hautain, pense à la même chose, au pinson, et lui aussi il a des lettres, musicales, Montand, et littéraires, Prévert, qui lui font penser au poème Dans ma maison. Il récite intérieurement Le pinson n’est pas gai, Il est seulement gai quand il est gai. Prévert et Montand étaient de gauche mais pas la poésie, ni la chanson. Même si ça a une autre gueule que Les Lac du Connemara. Et de Sardou, il passe à autre chose à la vitesse du rire du sergent où la pensée lui permet de changer de direction sans risquer l’accident vasculaire ou le gloussement de la folle du régiment.

– Le passager Jack Taylor, passager du vol TRFL 17-89 à destination de Dublin est attendu en salle d’embarquement porte C.

C’est, sans le savoir, son voisin – celui qui trie les lettres et décide de l’avenir et de celui ou celle qui pourra se payer un écran plat ou un IPhone 15 – de droite – aussi -, droite dans tous les sens du terme, voire de droite extrême, nationale dirait-il si on l’affublait de ce qualificatif, c’est qui qui termine in petto la phrase : Et triste quand il est triste ou ni gai ni triste. Et aussitôt remarque, il passe lui aussi à autre chose comme le serveur qui est rentré derrière son zinc, que, quand même, il y plus d’étrangers qui arrivent que d’étrangers qui partent. La balance migratoire est toujours excédentaire. Malheureusement. Tiens, comme ce basané, là, au bar en train de consoler d’une main cauteleusement chapardeuse le dos d’une blanche neige en mal de prince.

– Je suis vraiment désolé, dit-il en enlevant sa main pour ne pas paraître trop tactile, voire pressant. L’époque n’est plus épique penserait le consultant politique de chaîne d’infos en continu – on ne peut plus rien dire de toute manière aujourd’hui – mais lui, le bronzé, a d’autres choses en tête que des solutions pour régler la question immigratoire. Il fait face à un problème. On pourrait croire que ce sont les pleurs de cette femme. On aura raison. Et tort.

– Ce n’est rien. C’est moi, elle fait entre deux sanglots.

– Non, je n’aurais pas dû… s’excuse-t-il.

– Si si, je ne fais pas attention, je collectionne les emmerdes en ce moment, je les attire même.

– C’est pour ça que vous les fuyez, dit-il en montrant ça, sur le comptoir, un billet marqué d’une destination lointaine et froide, là où même le nom des volcans est imprononçable.

– C’est tout une histoire.

– Vous avez le temps de me la raconter ? J’adore qu’on me raconte des histoires. Si vous voulez, je vous en raconte une. Vous voulez ?

Il se présente : Marcel Gauducheau, fils de pécheur, paix à son âme fait son index de la tête à son sternum et de son sternum à sa bouche qu’il semble coudre. Devant l’étonnement de sa convive de tabouret, il explique qu’il vient de perdre son père, disparu en mer, il était là, puis il a disparu en laissant les collègues de La belle bleue seuls avec des kilos des sardines au large de Saint-Gilles-Croix-de-vie. Sa grand-mère travaille dans l’usine, la conserverie, celle des Sardines des dieux, elle doit connaître la marque, non ? Il a coulé à pic – les bottes, le ciré, le chapeau… – et les courants l’ont mis hors d’atteinte des secours, des recherches et de ses héritiers. Le cercueil sera vide. On ne s’y fait pas. C’est comme une répétition, comme s’il allait sortir de sa boîte en gueulant que là ça va pas du tout, il a pas le temps pour ces conneries lui et d’un pas d’Aigles, il claque la porte du funérarium les laissant tous et toutes cloués sur place.

– Les passagers du vol OS-TER n°09-11 à destination de New York sont appelés en salle d’embarquement porte L.

Elle sourit.

– Ce n’est pas très crédible votre histoire…

– Pourquoi ? rit l’homme.

– Votre nom ne s’accorde pas trop avec votre…

– … physique ? C’est vrai. Mais j’aurais pu être adopté. Ou ma mère Malika se marier avec mon père, Michel Gauducheau, pêcheur sur la côte vendéenne.

– C’est vrai, je m’excuse alors si…

– Non, vous avez raison, c’est faux. Il manquait les mouettes. Le cri, les embruns et le sel. Et vous, votre histoire ? Vous reprenez un café ? Il faut bien que je m’excuse pour mon geste maladroit à défaut de pouvoir vous payer une nouvelle veste.

Elle regarde la tache et lâche un volontiers. On voit l’éclat d’une dent sous une lèvre rouge. Le serveur acquiesce et ravitaille les deux naufragés que l’appel précédent – Les passagers du vol SPQR n°813, à destination de Rome sont appelés en salle d’embarquement porte P – a laissés seuls sur ce radeau qu’est tout bar de tout aéroport. Ne manquerait plus qu’il s’appelle La Méduse. Manque même le capitaine, parti sans doute s’en griller une, ce trou dans la clientèle du jeudi après-midi, il est récurrent. On ne la lui fait pas, à lui, depuis seize ans qu’il est là, qu’il serre des percos, sert des cafés et dessert des tables.

Elle finit par lui raconter une histoire :

– Je traverse une sale période. Je viens de me faire larguer. Et je viens de perdre mon boulot. Les serrures de ma maison ont été changées. Il faut dire que mon compagnon qui m’écarte est aussi mon employeur qui me vire et le propriétaire de ma demeure qui m’expulse. Alors j’ai décidé, après des séances chez le psy, quelques descentes alcoolisées et des tonnes de kleenex usagés de mettre un peu de distance entre lui et moi, entre eux, mes emmerdes, et moi. C’est aussi simple que ça. Un nouveau départ en quelque sorte. Le grand large. Je joue à l’albatros ; mes ailes de géant m’empêchent de rester.

Il tique :

– Admettons.

Une pause. Les yeux au ciel. Sourcils froncés. Menton volontaire. Il revient sur terre :

– À propos de départ. Le mien ne va pas tarder aussi je me présente, il serait impoli de partir sans cela ; Malik Seymour, représentant commercial en tout et n’importe quoi. Je vendrais ma grosse mère divorcée plate comme une limande à mon père remarié à sa secrétaire avec du monde au balcon en lui faisant une ristourne de 10% après en avoir augmenté le tarif de 20. Il me remercierait en pleurant de la seconde chance que je lui donne et qu’il a – de m’avoir. Je vends aussi bien des sex-toys que des bibles, du muscadet que des remèdes coupe-faim, des lampes de chevet ou des chevaux de trait, des oiseaux de passage à des femmes esseulées, des inséparables aux couples infidèles, une oie à un jars et, évidemment, un jars à une oie. Je place toujours gagnant le produit et tout le monde y trouve son compte : le vendeur, l’acheteur et moi, évidemment, je tiens ma charité très soigneusement

– Nous vous rappelons qu’il est interdit de laisser traîner un bagage sans qu’il ne soit étiqueté sous peine de le voir saisi et détruit. Merci de votre compréhension.

Elle est passé du sourire au rire désormais. La tache a presque disparu. Son problème lui semble loin aux côtés de cet homme qui lui fait oublier tracas et doutes, angoisses et paniques. Elle en viendrait presque à se confier. Que risque-t-on à dire la vérité à quelqu’un qu’on ne va jamais revoir ? Elle avait entendu dire que certains s’amusaient à ça, enfin à l’inverse : mentir en voyage, persuadés qu’ils ne couraient aucun risque à être démasqués. Elle en a un aujourd’hui en face d’elle mais il ne le fait pas pour sa cause à lui, mais pour la bonne, pour la détendre elle. Elle lui doit au moins une part de vérité. Elle cherche celle qu’elle va lui donner mais il est inarrêtable :

– Vous ne me croyez pas, hein ? Vous avez raison. Je ne suis qu’un voyageur, comme vous, qui vole d’un lieu à un autre, avec la sensation coupable de ne pas penser assez à la planète, plus proche du goëland que du colibri en fait. Avec un côté coucou aussi, je niche là où j’atterris. Je crois tellement aux histoires que je raconte que je suis capable de rentrer chez n’importe qui, de m’installer à table, entre la poire et le fromage, avec la famille réunie et de dormir dans le lit conjugal en persuadant tout le monde que c’est ma place. Pas pervers mais polymorphe, je suis l’ami qui vous veut du bien ou l’oncle d’Amérique, ou l’ancien camarade de classe, le poteau de régiment, le collègue du bureau d’à côté, le confident de ces dames, l’épaule de l’ami sur qui on peut s’épancher. Et quand on en a marre de moi, je repars, je m’envole, pshitt, je disparais.

On le voit faire un tour sur lui-même comme si c’était de la magie. Et ça marche. La femme est aux anges. Quel compagnon idéal. Il lui ferait presque oublier la raison pour laquelle elle se trouve ici :

– En fait, je ne vous ai pas dit vraiment la vérité…

– Je m’en doutais. Je mens moi aussi. Mais j’adore qu’on me raconte des histoires…

Elle finit par se lancer et les mensonges avoués cèdent aux vérités masquées :

– Alors la mienne commence par une amourette d’adolescente. Ça grandit et ça finit par devenir encombrant quand, adulte, le choix paraît étriqué, le menu un peu fade et la carte illimitée. Alors, on va voir ailleurs. Mais le nid ne se laisse pas dépouiller ainsi, son propriétaire repart à l’assaut et reconquiert une terre brûlée donnant plus de blé qu’un meilleur avril. Et sans que des œufs ne viennent ternir la couvée, le couple vieillit bien ensemble. Le mâle s’est un peu déplumé, il a pris de la gorge, voire du goître, il pue un peu du bec, il est plus griffes que plumes, d’ailleurs elle se sont affûtées mais le ramage est encore soyeux d’autant plus qu’il s’offre et offre à sa compagne des douceurs de plus en plus belles et de plus en plus chères et des voyages au bout du soleil tant il se moque de la hausse des températures. Cela nécessite des graines par paquets. Et ce n’est pourtant pas son activité première, un commerce quelconque, qui l’enrichit à ce point. C’est la secondaire, plus rentable car illégale, elle le découvre assez vite mais passe sur ce détail, si l’on veut voyager, on pense plus aux goëlands qu’aux colibris. Ce commerce, loin du détail – il ne le fait pas dedans d’ailleurs -, les nourrit tous les deux abondamment. Mais rester en haut de l’affiche nécessite des sacrifices et, dans l’activité secondaire vitale, c’est la vie des autres que le mâle sacrifie aveuglement mais, comme les oiseaux aiment le faire, paraît-il, en se cachant. Sauf qu’un jour, la femelle a tout vu et elle n’a pas aimé ce qu’elle a vu. D’autant plus que le sacrifié était non seulement un concurrent de son mâle à elle, professionnellement mais aussi un concurrent… dans son nid à lui. Je ne sais pas s’il l’a su mais le danger lui a brûlé ses ailes à elle. La femelle s’envole donc, quand elle en a encore le temps, dans un gros condor vers une destination froide qu’il est, elle l’espère, à autant de kilomètres d’imaginer. Du moins elle l’espère.

– Les passagers du vol ESKO n°007 à destination de Bogota sont appelés en salle d’embarquement porte B.

Dans le bar, ils se regardent. Il a envie de jouer. Elle lui en donne l’occasion :

– Imaginez. Je m’appelle Mouloud Zekkaa, alias Pépé ou Patrick Praud, peu importe, je suis l’homme des hautes œuvres et des basses combinaisons, je suis un tueur employé par le baron de la drogue du cartel local pour éliminer ses concurrents ou les témoins gênants permettant à une juge aux ovaires d’acier ou un magistrat couillu de l’inculper afin de le mettre à l’ombre pour la fin de sa vie lui qui aime tant le soleil qu’on le surnomme El Pájaro. J’agis proprement selon un code qui comporte trois règles : 1. les femmes au foulard garance de chez Hermès, 2. les hommes au couteau KA-BAR USMC 10217 et 3. toujours, quel que soit le sexe, discret et en silence. Du travail de Praud.

Clin d’œil.

Elle blêmit.

– Vous n’allez pas vous remettre à pleurer quand même ? sourit-il.

Non. Un moment elle a cru. Mais non.

J’adôôôôre raconter des histoires chante-t-il en tournant sur lui-même, au bar du Louxor.

Elle rit aux éclats.

– Vous m’avez bluffé. Merci pour ce moment. Mais je dois partir.

– Le passager Erlendur Indridason, passager du vol BJRK n°10-28 à destination de Reykjavik doit se présenter au comptoir de la compagnie Islandair de toute urgence.

– Vous reverrai-je ?

– Je ne crois pas mais qui sait ? Je vous souhaite un bon voyage.

– Vous aussi.

L’annonce confirme l’urgence du départ et pas seulement à Erlendur :

– Les passagers du vol BJRK n°10-28 à destination de Reykjavik sont appelés en salle d’embarquement porte I.

– Je vous accompagne ? fait l’homme

– Vous avez une autre nouvelle histoire à me raconter ? réplique la femme

– Oui. Un dernier épisode.

Comme un vieux couple, la femme et l’homme cheminent alors tranquillement vers la porte I. On s’attend presque à ce qu’il lui prenne la main et la lui serre. Ou qu’il l’enlace par le cou.

* * *

Hier, jeudi en fin d’après-midi, à l’aéroport de Nantes, a été retrouvé dans les toilettes le corps sans vie d’une femme dont l’identité n’a toujours pas été découverte ou dévoilée. Selon une source proche de l’enquête, il s’agirait d’un homicide ; des traces de strangulation ont été découvertes sur le cou de la victime caché par un foulard garance d’une marque célèbre. La police exclut le crime d’un voleur puisqu’on aurait retrouvé le sac de la femme avec une forte somme d’argent et un billet à destination de Reykjavik. Toutes les autres pistes sont envisagées.

(Ouest-France)

François Braud