813#9 Les presqu’ils (Lespoux)

« C’est un thème qui me touche personnellement, l’idée de savoir d’où on est, à quel point on est attaché à un endroit, ce qui fait notre particularité. J’ai grandi dans le Médoc, j’en suis parti et j’y reviens régulièrement. Donc je suis de là, et je n’y suis plus… » * (Yan Lespoux)

* Rencontre avec Yan Lespoux chez Addict-Culture

La position du critique debout est une zone critique mettant en avant un ou plusieurs livres de manière la plus franche possible sans souci d’y trouver, en retour, la moindre compensation si ce n’est celle que vous auriez en me disant que cela vous a donné envie de lire… ou vous aura éclairé pour ne pas le lire… FB

En ce mois d’août subsaharien, Broblogblack vous propose de vous hydrater à la lecture de tous les ouvrages qui concourent aux Trophées 813 de l’association éponyme. Vous trouverez là, donc, de quoi voter si vous êtes adhérents et de quoi lire frais si vous n’en êtes pas.*

* Mais ça peut s’arranger

Au programme ce jour : Un receuil de nouvelles, Presqu’îles de Yan Lespoux chez Agullo Court (2021, 184 pages, 11€90) en lice pour le Trophée 813 de la nouvelle.

* Pour être transparent : j’ai déjà parlé de cet ouvrage, . (27 janvier 2022).

Pour en savoir plus : Lire le site de critiques de romans noirs, Actu de noir, en lice pour le Trophée 813 Maurice Renault récompensant celui/celle qui sert au mieux « ce genre que nous aimons », « l’objet de notre passion ».

Les presqu’ils

Inévitablement, on pense à Brassens et à ses imbéciles heureux qui sont nés quelque part. Mais ce serait réducteur que de s’arrêter à cette égratignure. Hervé Le Corre, qui n’aimerait pas être qualifié d’écrivain régionaliste (il écrit sur Bordeaux parce que c’est ce qu’il connaît le mieux, il pourrait écrire sur tout autre lieu que cela ne changerait rien à ce qu’il cherche à nous dire), n’en ferait pas sinon la préface de ce receuil de nouvelles de Yan Lespoux. Flanqué de ses deux références (il y a pire), Yan Lespoux livre 33 nouvelles, préférant les qualifier de textes courts, sur les lieux et les gens, mosaïque de portraits, de situations. Pour dire ce que c’est de vivre à cet endroit-là.

Le premier noyé de la saison

Ceux-là sont nés entre terre et mer, entre l’eau et l’eau, celle de l’estuaire et l’océan, où l’on respire l’embrun autant que le gasoil des Parisiens ou des Bordelais ou des Charentais qui viennent polluer le coin l’été, pire, certains restent même en faisant croire qu’ils sont d’ici. Les imbéciles heureux, qui sont nés un peu plus au nord, sur le même littoral et qui respirent les mêmes effluves, en Vendée, les appellent les doryphores, et là-bas, les Parisiens sont aussi des Parisiens et les Bordelais des Hollandais, voire des Allemands. Ils sont pas d’ici. C’est sûrement parmi eux qu’on va compter le premier noyé de la saison, comme un rituel d’ouverture, comme la chasse…

L’été n’a qu’un temps

Ceux dont Yan Lespoux parle, ce sont les habitants des Landes du Médoc, un pays qu’on ne voit pas selon Hervé Le Corre qui a préfacé le recueil Presqu’îles (Agullo). Ils sont les rêves brisés de ceux qui lèvent trop haut le coude jusqu’à l’œil tant ils ne voient plus rien tant ils boivent, ceux qui fument et boivent tout ce que la nature leur offre pour oublier qu’ils vivent là avec la terre des pins pour prison et la mer pour maton, celles qui préfèrent mourir que de révéler leur coin à cèpes, ceux qui conduisent la voiture sans permis, cambriolent le commerçant du coin, partent à la chasse ou tuent leur chien pour oublier que leur femme les quitte, celles qui vivent dans un mobil home qui décrépite leur jeunesse et les abonne au RSA… Ils/Elles sont d’ici : … l’odeur lourde de résine, la chaleur de l’ombre des grands pins, les aiguilles qui craqu[ent] sous les semelles (…), le grondement des vagues, et leur odeur que l’on [sent] avant de les voir (…). Mais l’été n’a qu’un temps et aujourd’hui, il pleut encore. Ça fait des semaines que ça dure et le terrain (…) n’est plus qu’un immense marécage. Ce pays est un mirage.

Figues desséchées, noix pourries, canards sans ailes et voitures sans permis

Un recueil noir de figures d’ici, de figues desséchées, de noix pourries, de canards sans ailes, de voitures sans permis, d’avenirs bouchonnés, de picoles et de chasses ordinaires, de héros du quotidien, de l’entre-soi qui vire à l’entre-moi, de l’entre-nous qui supportent les étrangers qu’ils soient charentais, bordelais, parisiens ou arabes, ils sont pas d’ici eux, mais qui servent à se définir en retour, en miroir. Et il est rare qu’on apprécie de voir ce qu’il nous renvoie. Ici, comme là, comme partout. À Bordeaux comme aux Sables d’Olonne (attention, j’ai pas dit La Chaume, attention !). Avec en guise de fin, Enterrement, un d’ici qui enterre son père, sans doute un des plus beaux textes avec Le mirage, et qui pleure enfin, pour la première fois, quand il comprend qu’il n’est plus d’ici.

Presqu’îles, le « roman » de ceux qui sont d’ici, c’est tout ce qu’ils ont, les presqu’ils.

Cet ouvrage est en lice pour le Trophée 813 de la nouvelle de l’année 2021 : bonne chance à lui.

C’est déjà passé :

Trophée 813 du roman francophone

813#1 La République des faibles de Gwenaël Bulteau

813#2 Solak de Caroline Hinault

813#3 Traverser la nuit de Hervé Le Corre

813#4 La patience de l’immortelle de Michèle Pedinielli

813#5 Leur âme au diable de Marin Ledun

Trophée 813 de la nouvelle

813#6 L’Homme aux doigts d’or de Marc Villard

813#7 Le Maître de cérémonie d’Hervé Mestron

813#8 États d’âme d’Hervé Le Corre

À suivre : 813#10 Vive la commune ! (collectif)

François Braud

livre reçu en service de presse, merci à Lucie Delavallade d’Agullo

papier écrit en écoutant Billie Bossa Nova de Billie Eilish