Un « plutôt » hammettien « admiratif » de Chandler

Qu’est-ce qu’il fait ? Qu’est-ce qu’il dit ? est une rubrique qui s’ouvre aux créateurs (et créatrices), qui leur donne la parole afin qu’ils s’expriment sur tout et surtout sur rien. Ils y laissent la trace de leurs obsessions, quelquefois des vestiges de leurs nouvelles, le plus souvent ils y disent ce qu’ils ont à y dire. Ils répondent parfois aux questions saugrenues de l’auteur de ce blog sur « ce genre que nous aimons« . FB

Aujourd’hui, place à Benoît Tadié. Il est la nouvelle voix française de Raymond Chandler, dans Le Grand sommeil (The big sleep)… L’occasion était belle de relire Ray dans cette nouvelle et belle collection classique de la Série noire de Gallimard (dirigée par Stefanie Delestré) et de demander à son traducteur, non pas des comptes, mais de nous (ra)conter le projet. Benoît Tadié parle de Chandler mais aussi de lui… Ce sont mes questions et ce sont ses réponses.

Bonjour Benoît Tadié,

1. Vous présenter comme traducteur, est-ce réducteur, vous qui avez publié, notamment, Le polar américain, la modernité et le mal et Front criminel ?*

* Puf, 2007, 233 pages, 25€ / Puf, 2017, 385 pages 22€

C’est en partie exact et en tout cas flatteur, car je n’ai pas traduit beaucoup de livres, en comparaison de traducteurs professionnels. En revanche, j’ai pas mal écrit sur le polar, en tant que critique. Je dirais que je suis un amateur, à tous les sens du terme, avant d’être un traducteur ou un critique. Traduire un livre, ou le commenter, ce sont pour moi deux types d’activité qui découlent d’une même passion, celle de la lecture, et qui constituent deux façons complémentaires d’interpréter les textes. Pour dire les choses un peu différemment, je suis un lecteur qui essaie de faire partager sa passion, en utilisant les différents moyens à sa disposition : la critique et la traduction.

2. Comment devient-on traducteur ? Être amateur de noir a-t-il été un tremplin ou une évidence ?

En ce qui me concerne, je me suis orienté vers deux formes de littérature, celles qui m’intéressent le plus : d’un côté, l’avant-garde littéraire anglophone du début du XXème siècle (James Joyce, T. S. Eliot ou Hart Crane), de l’autre, le roman noir américain. Je considère qu’il faut aimer et connaître les textes pour espérer les traduire correctement et, dans le cas du roman noir, c’est en effet ma passion pour ce genre qui m’a poussé à me lancer – assez tardivement d’ailleurs – dans cette aventure. De plus, le roman noir de la grande époque mérite d’être redécouvert. L’âge d’or de la Série Noire est révolu ; le nom même de cette collection ne dit plus grand-chose aux jeunes générations. Je suis souvent frustré, quand je regarde les rayons « roman policier » des librairies, de voir (ou plutôt de ne pas voir) les grands romans qui en sont absents, à côté de l’offre abondante de bouquins purement commerciaux, sans intérêt littéraire. Traduire ou retraduire les grands textes du passé, c’est donc aussi une façon d’œuvrer à la reconnaissance des « classiques » du polar.

3. Quand avez-vous rencontré Chandler ?

Très jeune et, comme beaucoup de monde, par le cinéma. Je me souviens d’avoir vu le film Le Grand Sommeil (1946) de Howard Hawks à la télévision quand j’étais enfant et de n’y avoir pas compris grand-chose, mais d’avoir été envoûté par son atmosphère, créée par la mise en scène, le dialogue et des acteurs fabuleux : Humphrey Bogart, Lauren Bacall, Martha Vickers, Charles Waldron, Dorothy Malone, Elisha Cook Jr., et Bob Steele, qui joue le personnage à la fois mielleux et glaçant de Canino. Quelques années plus tard, quand j’étais en classe préparatoire littéraire au lycée Fénelon, j’avais obtenu un prix en anglais. Comme récompense, on m’offrait l’ouvrage que je voulais : j’avais alors demandé les trois volumes de l’édition anglaise (Picador) des romans et nouvelles de Chandler. Ma demande avait surpris ma professeure mais avait néanmoins été exaucée. J’avais alors pu me plonger dans l’œuvre de Chandler et, comme lorsque j’avais découvert Hammett un ou deux ans plus tôt, je me suis aussitôt dit : cette littérature-là, c’est pour moi. Ces personnages vivent le genre d’aventures que j’aimerais vivre, regardent le monde comme je voudrais le regarder, parlent le genre de langue que j’aimerais parler. Depuis lors, j’ai relu tout Chandler plusieurs fois, avec toujours le même bonheur.

4. Quel était le projet de la Série noire en retraduisant Le Grand sommeil de Raymond Chandler ? Quel était votre cahier des charges ?*

* Lire la préface, Le Grand sommeil, pages 7 à 15

Comme pour The Lady in the Lake, traduit par Nicolas Richard*, il s’agissait de reprendre les deux titres de Chandler dont la traduction n’avait jamais été refaite ni revue depuis leur première publication en Série Noire, contrairement à celle de ses autres romans, révisée par Cyril Laumonier pour l’édition de Chandler en « Quarto » (2013). Les deux titres en question avaient, on le sait, été traduits par Boris Vian, seul pour Le Grand Sommeil, avec son épouse Michèle pour La Dame du Lac. Je pense qu’on n’y avait pas touché en partie à cause du prestige de Vian. Mais, en discutant avec Stefanie Delestré, directrice de la Série Noire, il nous a semblé qu’ils méritaient d’être retraduits. Il s’agissait de leur rendre une fraîcheur qu’ils avaient perdue depuis 75 ans, car la langue des traductions vieillit toujours plus vite que celle des originaux, c’est inévitable. Il fallait plus spécifiquement, de mon point de vue, respecter davantage le rythme de la phrase, les ruptures de ton, le choix des mots qui caractérisent le style de Chandler. Celui-ci était un auteur très conscient de son art, dont il avait une grande intelligence théorique, et qui avait par exemple beaucoup réfléchi à l’opposition entre anglais britannique et anglais américain (car il avait pratiqué les deux) ou à l’utilisation de l’argot.

* Un entretien est prévu avec Nicolas Richard sur broblogblack.

Donc, l’idée générale en retraduisant ces textes n’était pas de corriger ou compléter une traduction erronée ou lacunaire mais de chercher à retrouver la phrase, le rythme, le ton, les mots de Chandler. J’espère que l’entreprise ne s’arrêtera pas là et que ses autres romans et nouvelles pourront également être retraduits en repartant du texte original, car une révision est toujours insuffisante, même si elle permet de combler des lacunes ou de moderniser le vocabulaire du texte.

* page 300, Le Grand sommeil, Raymond Chandler, nouvelle traduction de Benoit Tadié

5. Êtes-vous « chandlérien » ou « hammettien » ? Où pensez-vous le débat historique et dépassé par la fin de l’avant-gardisme et le début de la professionnalisation du polar ?

La question de l’articulation Hammett/Chandler est passionnante. On peut l’envisager de différentes façons. D’un côté, ils se ressemblent beaucoup. Chandler a commencé comme disciple de Hammett, comme beaucoup d’auteurs de Black Mask, le magazine pulp où ils ont fait leurs débuts. Joseph T. Shaw, le rédacteur en chef du magazine entre 1926 et 1936, ne jurait que par Hammett, et l’avait érigé en modèle stylistique pour les autres auteurs. Chandler a pleinement reconnu sa dette envers Hammett dans ses textes critiques, mais il était aussi soucieux de marquer sa différence.

Celle-ci peut s’envisager de plusieurs façons. D’abord, comme une rupture historique. Hammett cesse d’écrire à peu près vers 1933, exactement au moment où Chandler publie ses premières nouvelles policières. Et c’est aussi le moment où la criminalité change de visage aux États-Unis, avec la fin de la Prohibition. Les faits d’armes de gangsters comme Al Capone, qui constituent l’arrière-plan du monde hammettien, cèdent la place à des formes de criminalité moins visibles, plus diffuses, imbriquées de manière plus complexe dans l’économie capitaliste et l’organisation sociale. Ça, c’est le monde de Chandler et ce n’est déjà plus celui de Hammett.

Ensuite, il y a une rupture géographique : Chandler est le premier grand auteur de polar qui se focalise exclusivement sur Los Angeles, au moment où cette ville, qu’il connaissait depuis longtemps (il s’y était installé en 1912) et qu’il avait vu grandir à une vitesse hallucinante autour de lui, devient la deuxième plus grande ville américaine : un monde qui se transforme sous ses yeux, à toute allure. D’où la grande thématique de Chandler : celle d’une société en toc et sans traditions, un grand jeu de masques, un univers où le boom économique et démographique s’accompagne d’une décadence morale et d’une perte générale d’authenticité. D’où, aussi, le côté nostalgique de l’écriture de Chandler , nostalgie qui n’existe absolument pas chez Hammett.

Enfin, il y a une rupture littéraire : il y a un côté « deuxième degré » chez Chandler qu’il n’y a pas – ou pas autant – chez Hammett. Hammett aimait rappeler qu’il avait été un détective de l’agence Pinkerton et se vantait (à juste titre) de bien connaître le monde criminel. Il se moquait des auteurs de roman policier classique qui n’y connaissaient rien. Son écriture répondait à un souci d’authenticité. Chandler adoptait une posture différente : celle d’un écrivain préoccupé par des problèmes littéraires, conscient d’hériter d’une tradition narrative populaire qu’il s’agissait de transformer en littérature de qualité. Le détective chandlerien est une figure plus imaginaire que le détective hammettien. C’est davantage un archétype qu’un personnage du monde réel. Et le style de Chandler , marqué par les comparaisons baroques qui l’ont rendu célèbre, est lui aussi beaucoup plus évidemment « littéraire » que ne l’est celui de Hammett, simple, concis, ironique, proche d’un américain parlé vernaculaire qu’il captait magnifiquement dans ses dialogues et sa narration.   

En simplifiant, on pourrait donc dire, pour reprendre les termes de votre question, que Hammett et Chandler représentent deux formes de professionnalisme entre lesquels le polar américain a balancé : d’un côté, il y a les professionnels hammettiens, les auteurs « de terrain » qui connaissent les mondes du crime et qui ont l’ouïe sensible aux parlers vernaculaires. Ce sont les découvreurs, comme W. R. Burnett, Horace McCoy, Chester Himes, Tony Hillerman, Shane Stevens, qui inventent des points de vue nouveaux sur le gangstérisme, la crise, le monde afro-américain ou amérindien, les serial killers – ou comme George V. Higgins, qui reproduit magnifiquement le bruissement d’un parler opaque de malfrats dans des bars louches. D’un autre côté, il y a les professionnels chandleriens, les auteurs « littéraires » qui élaborent, dans un esprit souvent ludique, les formes inventées par d’autres. Je pense à Ross Macdonald, qui imite Chandler , ou à tous les écrivains postmodernes qui, de Richard Brautigan (Un privé à Babylone) à Robert Coover (Noir) en passant par Paul Auster (Trilogie new-yorkaise) et Thomas Pynchon (Vice caché), ont joué avec les codes du roman noir, en mettant en avant des effets stylistiques hypertrophiés. Il me semble qu’il y a de très belles choses dans les deux traditions, mais je suis plus sensible à la première car elle représente la véritable avant-garde du polar. Donc je suis plutôt hammettien, malgré mon admiration pour Chandler .

6. Vous opposez Westlake (dont « le moi s’efface ») à Ellroy ( dont le moi est « envahissant ») et les rapprochez tant ils incarnent « une même rupture entre l’individu et l’histoire ». Pensez-vous qu’on puisse trouver ce duo en France ou c’est une tout autre histoire ?

Je connais moins bien le roman noir français que l’américain et je ne voudrais donc pas dire de bêtises. L’histoire, les contextes sont différents et le roman noir français est, de plus, influencé par l’exemple américain. Mais si je peux hasarder une hypothèse, il y a chez Jean-Patrick Manchette (dans un roman comme Nada) quelque chose d’assez proche de Westlake par son côté froid et impersonnel et par l’affirmation de l’impuissance historique et politique de l’individu face aux puissances du capitalisme. Quant à la tendance Ellroy, on pourrait la rapprocher d’une tradition célinienne du roman noir français, où la rage ou la folie semblent parfois engloutir le récit. Je pense par exemple à un roman comme Ma sale peau blanche de Frédéric Dard, étrange récit paranoïaque et rageur qui rappelle le Vian de J’irai cracher sur vos tombes ou les romans de Jim Thompson racontés par des criminels psychotiques.

7. Vos spécialités qui vous orientent vers la littérature états-unienne vous empêchent-elles de vous intéresser au roman noir français ? Dans l’affirmative, passez directement à la question 9.

Je m’intéresse beaucoup au roman noir français mais je le connais moins bien que l’américain, car on n’a, hélas, pas le temps de tout lire. Disons qu’il y a quelques auteurs classiques que je connais bien et que j’apprécie, comme Malet, Vian, Dard, Manchette et quelques autres de la génération des années 1960 et 1970, comme Francis Ryck ou ADG. En revanche je n’aime pas beaucoup la tendance SimoninLe Breton, qui a très mal vieilli, et je connais assez mal les générations les plus récentes.

8. Pensez-vous que le polar français ne soit qu’une pâle copie du modèle états-unien, une vision étriquée de l’espace, nombrilique de l’espèce ? Ou, au contraire, une inédite expérience politique (Manchette, Leroy, Paulin), sociale (Daeninckx, Dessaint, Brunet), humoristique (Schwartzman, Bartelt) ou linguistique (Prudon, Pouy) ?

9. Qui, pensez-vous, devrait être, et malheureusement ne l’est pas (encore), traduit en français ?

Je me suis un jour amusé à faire une liste de titres de romans noirs américains qui n’avaient jamais été traduits en français, avec l’idée de proposer à un éditeur aventureux de créer une collection qui pourrait s’intituler « les oubliés de la Série Noire », ou quelque chose de ce genre. Ma liste (que j’ai toujours) comprend des centaines de titres. Il y a des pans entiers du polar américain qui n’ont jamais été traduits, notamment une grande partie de la production antérieure à 1945 (année de lancement de la Série Noire, qui reprendra plus tard certains titres des années 1920 et 1930, mais de manière parcimonieuse). Et, aussi, pratiquement tout ce qui relève de la nouvelle, genre dominant dans la littérature pulp de l’entre-deux-guerres (les magazines publiant surtout des nouvelles) mais qui a, en France, la réputation de ne pas se vendre. Certes, un certain nombre de nouvelles ont autrefois été traduites dans des revues comme Mystère Magazine, mais elles ne sont plus accessibles aujourd’hui, sauf dans quelques lieux comme la Bibliothèque des Littératures Policières de Paris.

Plus spécifiquement, je pourrais citer un certain nombre d’écrivains importants qui n’ont pas été traduits, comme Benjamin Appel (un des pionniers du roman de gangster prolétarien), Norbert Davis, Lester Dent, Frederick Nebel (trois grands auteurs de Black Mask), Thomas McGrath (poète communiste qui a écrit un magnifique roman sur la mafia des docks de New York, This Coffin Has No Handles), ou Vin Packer (Marijane Meaker), pionnière du polar homosexuel et lesbien (et compagne, un temps, de Patricia Highsmith), que Marcel Duhamel avait refusée quand l’agent Maurice Renault lui avait proposé trois de ses romans dans les années 1950. De plus, il y a beaucoup d’auteurs dont l’œuvre n’a été que partiellement traduite, tels Clifton Adams, Leigh Brackett, Gil Brewer, Elliott Chaze (dont un seul roman existe en français, le mythique Il gèle en enfer, sur dix publiés aux États-Unis), Jack Ehrlich, William Campbell Gault, Donald Hamilton, John D. Macdonald, Wade Miller, Helen Nielsen, Ross Thomas, Lionel White, Raoul Whitfield, Harry Whittington, etc.

10. Quel votre « bilan hexagone » ? De combien de traductions êtes-vous responsable ? Quelle est celle qui vous a posé le plus de problèmes ? Celle qui vous a valu le plus de louanges ?

Comme je le disais, je n’ai pas (encore) beaucoup traduit ou révisé de traductions de romans noirs. Mon bilan est mince : Le Grand Sommeil de Chandler ; Les Rangers du ciel (2022) de Horace McCoy, recueil de nouvelles des années 1920 et 1930 que j’ai en partie révisées et en partie traduites. J’ai surtout édité, pour les éditions Gallimard, plusieurs volumes de romans et nouvelles de W. R. Burnett (Underworld-Romans noirs, « Quarto », 2019 ; Little Caesar, Série Noire, 2020 ; Good-Bye Chicago 1928 : Fin d’une époque, Série Noire, 2020) et Horace McCoy (Romans noirs, « Quarto », 2023). Ma traduction du Grand Sommeil m’a valu des commentaires plutôt élogieux ; c’est aussi celle qui m’a posé le plus de problèmes car il y a une recherche stylistique chez Chandler qu’il est souvent difficile à faire passer en français, et qui se caractérise notamment par le choc entre une phrase plutôt littéraire et des éléments vernaculaires dissonants.

11. Qui rêveriez-vous de traduire ? Après Gens de Dublin, avez-vous pensé à vous attabler à Ulysse ?

J’y ai, en effet, pensé, et je garde cette idée pour quand je serai à la retraite et que j’aurai besoin de m’occuper intelligemment. En attendant, je pense plutôt à tous les romans noirs que je citais plus haut et qui attendent d’être transposés en français… avis aux éditeurs !

12. Les traducteurs, traductrices ont été longtemps des « forçats de l’underwood » selon l’expression de Gilles Morris-Dumoulin*. Et aujourd’hui ?

* Expression employée pour les écrivains payés au lance-pierre pour une production pléthorique.

N’étant pas traducteur professionnel, je ne suis pas très bien placé pour répondre à cette question. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’est pas très facile de (re)traduire les classiques du polar américain, aujourd’hui, pour des raisons faciles à comprendre. Du point de vue des éditeurs, les traductions coûtent cher et, si les livres ne se vendent pas assez, ils risquent de perdre de l’argent, ce qui les incite à la prudence. Plus généralement, il est certain que le développement des logiciels de traduction et de l’intelligence artificielle fait peser une menace encore difficile à mesurer sur les traducteurs, qui après avoir été les forçats de l’underwood deviendront peut-être les victimes, ou les esclaves, de ChatGPT. 

13. Le travail de préfacier et de critique que vous menez de front est-il une façon d’éclairer le chemin des lecteurs, des lectrices, de donner l’agilité à chacun chacune pour défricher la forêt éditoriale noire ?

Oui, c’est dans cet esprit que je le conçois : essayer de donner au lecteur le plus de clés possibles pour lui permettre d’apprécier pleinement les ouvrages, de les situer les uns par rapport aux autres. Et ce travail d’accompagnement et d’introduction des textes, habituellement réservé à la littérature dite noble, me semble également important parce qu’il contribue à la reconnaissance du roman noir, à égalité avec d’autres formes littéraires. 

14. Que répondez-vous à ceux qui disent que depuis que le polar est entré à l’université, il a perdu de sa hargne ?

Je répondrais qu’en réalité le polar n’est pas entré à l’université, ou alors très partiellement. Par exemple, il est rarissime de voir des romans noirs dans les programmes de l’agrégation de lettres ou d’anglais, ou dans ceux de licence et master. Il y a heureusement des chercheurs qui s’y intéressent (souvent des jeunes, qui font des choses formidables) et aussi, de temps en temps, des projets, des colloques ou des publications collectives. Mais cela reste marginal dans la production universitaire. Donc, même si on proclame que le polar est un genre littéraire digne de respect, on le lit et on l’étudie encore très peu à l’université.  

Et, plutôt que de hargne, je parlerais volontiers d’énergie sociale. C’est ce qu’on sent quand le point de vue de classes ou de minorités marginalisées, discriminées ou dominées, s’exprime à travers le polar. Jusqu’aux années 1960 (disons à peu près jusqu’à Chester Himes), avant qu’un certain nombre de verrous ne sautent dans la société et la législation américaines, le polar a été un des canaux par où cette énergie est passée. C’est cette énergie (qui s’exprime parfois sous forme de hargne, en effet) qu’il me semble avoir perdu, à quelques exceptions près, depuis cette époque.

15. Quelle serait la réponse à la question que je ne vous ai pas posée ?

Fast One (À tombeau ouvert), de Paul Cain (1933). Ma réponse à la question : quel est votre roman noir préféré ?

François Braud

Maintenant, on sait ce qu’il dit mais qu’est-ce qu’il fait ?

Dans « la ville déchue et sa faune criminelle »

La réédition du roman de Raymond Chandler, Le Grand SommeilThe Big Sleep (Gallimard, Série noire classique, 2023, 303 pages, 14€) avec une nouvelle traduction de Benoît Tadié sous l’impulsion de Stefanie Delestré est une réussite qu’il ne faut pas louper.

« Qu’est-ce que ça peut faire où on vous met quand vous êtes mort ? (..) Vous êtes mort, vous dormez du grand sommeil… vous vous en foutez, de ces choses-là. (…) Vous dormez, vous dormez du grand sommeil, tant pis si vous avez eu une mort tellement moche… peu importe où vous êtes tombé. » (page 250)*

* version de 1948 (Le grand sommeil The Big Sleep), traduite par Boris Vian, Série noire, Gallimard, 250 pages. On peut la (re)lire en version Folio policier, Gallimard, 1998, 251 pages, même traducteur.

* nouvelle traduction de Benoit Tadié.

En lisant ces deux citations, traduction différente du même original, on comprend que la nouvelle traduction a abandonné l’idée de la lecture facile (Qu’est-ce que ça), du vocabulaire familier quotidien (foutez, tant pis) et tente de redonner au texte une valeur littéraire oublié (la vilaine manière et le vilain lieu). Alors, Marlowe n’a ainsi plus « rendez-vous avec quatre millions de dollars » (Vian) mais il rend « visite à quatre millions de dollars. » (Tadié) ; la vieille peau perd son vocabulaire contextuel de l’époque, argotique et suranné (chou) pour un plus intemporel (mignon) plus respectueux du style descriptif et des dialogues (rythmés par le verbe dire) et de la syntaxe « auxquels [Chandler] tenait par-dessus tout. » (page 12, préface à la nouvelle traduction).

Aussi la nouvelle traduction va travailler quatre points précis : le rythme  » (« la phrase de Chandler est propulsée par [un] élan continu, nous rappelant que sa source lointaine est dans le récit d’action pulp », p.13), le dialogue (« c’est un affrontement, une poursuite de la guerre (des individus, des classes et des sexes) par d’autres moyens »), le ton (maîtrisé par des interruption « entre la souplesse veloutée de » sa « syntaxe plus ou moins lettrée et » (…) « des mots abrupts de vernaculaire de bar », p.14) et le mot et sa répétition (comme celui de vilain, « fil rouge, ou noir, qui court du début à la fin du texte ») préférant le métronome au synonyme…

« En somme, si la version de Vian reste classique, on espère que celle-ci permettra au lecteur de découvrir certains aspects cachés du Grand Sommeil qui étaient restés dans l’ombre depuis 1948 » (p.15)

Écrit en 1938, publié en France en 1948 dans la Série noire (sans numéro mais c’est le n°13), traduit par Boris Vian, le roman est un monument et, tourné en 45, sorti un après en 46 (il y avait des films de guerre à exploiter sur la veine contextuelle contemporaine*), le film est un sommet du film noir. La réédition de 2023 ne l’a pas oublié en y collant Humphrey et Lauren en couverture sur cette nouvelle traduction de Benoit Tadié*.

* Auteur du remarquable essai Le Polar américain, la modernité et le mal (PUF, 2007, 233 pages, 25€) dans lequel, entre autres, il évoque « la puissance funeste de la ville même » (p.105, De Salem à Chicago).

Chandler est un maître au style désabusé et flamboyant, à la répartie aiguisée, au cynisme roboratif et à la métaphore ciselée, sans pareil pour décrire une ambiance, pour cerner un personnage.

Ainsi, quand Philip Marlowe arrive chez le Général Sternwood, Carmen, sa fille, lui tombe dans les bras en lui rentrant dedans : « – Vous êtes grand, non ? (…) – Je n’ai pas fait exprès. » (p.19) Le vieux général, en fauteuil roulant et en fin de vie, cherche à se débarrasser de Geiger qui le fait chanter (déjà, un certain Jo Brody l’a déjà lésé de cinq mille dollars) à travers des reconnaissances de dettes de Carmen. Avant de partir il est appelé par Vivian qui cherche à savoir pourquoi son père l’a embauché. Serait-ce pour retrouver son ex-mari, Rusty Regan, disparu depuis un an, que le vieux général aimait beaucoup, en même temps que la femme d’Eddie Mars, le chef de la pègre locale ? « … il veut le retrouver, non ? » (page 35) « – Demandez-lui. » (page 38) lui rétorque Marlowe.

En trois chapitres, dans lesquels chaque Sternwood a rencontré Marlowe, l’intrigue est nouée : Carmen Vous êtes mignon (page 126) est in et out, dans l’histoire et pas en état de la mener, le général demande à Marlowe de chercher quelque chose tout en lui demandant de trouver autre chose, Vivian cherche à savoir ce qu’il cherche et Marlowe navigue dans tout ça pour 25 dollars par semaine plus les frais.

Le centre de l’affaire est évidement le grand absent au centre des inquiétudes : Rusty Regan, l’ex-mari de Vivian, l’ex-confident de Guy (c’est le prénom du Général) que ne recherche pas Marlowe : « Je ne recherche pas Regan » (page 71) dit-il à Bernie Ohls, flic enquêteur en chef du procureur. On insiste : « – Vous recherchez Rusty Regan, n’est-ce pas ? » Marlowe rabâche : « – Beaucoup de gens semblent le croire, mais non. » (page 163) Et parfois, il cède : « Je croyais que cette histoire ne vous intéressait pas. – Les gens n’arrêtent pas de me la mettre dans les pattes. » (page 195) mais ne lâche jamais son crédo : « – Si ça vous aide à retrouver Rusty Regan. – Je ne cherche pas à retrouver Rusty Regan. » (page 221) Il finit par clore (?) le sujet : « – Non, je ne pense pas pouvoir retrouver Regan. Je ne vais même pas essayer. » (page 274) mais : « – Je ne vous ai pas demandé de rechercher mon gendre, monsieur Marlowe. – Vous vouliez que je le fasse, pourtant. » (page 278)

Mais le cœur de l’histoire, c’est l’odeur de la peur qui agrippe le lecteur et la fascination pour ce grand sommeil qu’est la mort. Cet aimant répulsif est encré et ancré par Philip Marlowe.

Philip Marlowe (quarante ans, 1m80, 80 kg) est LE privé (avec Sam Spade pour ne pas vexer les Hammettiens, joué aussi par Bogart en 1941 dans Le Faucon maltais de Huston – ici dans Le Grand sommeil de Hawks), un homme d’honneur, gagnant peu dans un bureau miteux (building Cahuenga au sixième ou septième étage) à Los Angeles, vivant dans un appartement chichement meublé (Hobart Arms, près de Kenmore), honnête autant que possible dégoûté par la corruption ambiante et le pouvoir de l’argent. Chandler le décrit ainsi : « un homme lancé à la recherche d’une vérité dissimulée et ce ne serait pas une aventure qui l’homme plongé là-dedans n’était pas de taille à la vivre. »* Il est moins tranché que ses concurrents, plus frivole parfois, il correspond moins à l’archétype, boit peu, fume la pipe dans le roman mais la cigarette au cinéma, aime charmer la gent féminine sur laquelle il a de l’effet (voir plus bas), il est solitaire, ironique et cynique : son arme reste la dérision et l’humour. Et surtout, il est intègre, incorruptible, sans attrait pour l’argent et hait le parasitisme. C’est un homme libre.

* (page 20) Les Années Série noire, volume 1, Mesplède, Encrage, 1992, 314 pages

Si Dashiell Hammett est « le poète de l’absurde« , Raymond Chandler, lui, est « le peintre de la folie » (Benoit Tadié, page 10), le tempo du premier est celui du « temps fort« , le second du « temps mort« , le « staccato du premier laisse place à un legato mélancolique » du second.

Laissez-vous hanter par le phrasé littéraire du grand Chandler qui scrute les yeux de la mort sans ciller, avec autant d’ironie sur ce qu’on va y trouver que de mélancolie sur ce qu’on va y laisser…

La première enquête de Marlowe vous attend donc et, qui sait, peut-être que Carmen vous tombera dans les bras en affirmant que vous êtes mignon ou que vous reverrez Vivian et trinquerez avec elle autour d’un double scotch.

François Braud

Le papier sur Le Grand sommeil avait déjà été déjà publié sur bbb, lire l’article en entier , écrit après une première version publiée dans le CDAP avec une analyse aussi du film de Hawks, ici. Livre reçu en service de presse ; merci à Christelle Mata. Papier écrit en écoutant Christophe Miossec, Nos morts. Je dois la découverte de Chandler à un autre Christophe, l’ami qui m’a un jour fait entrer en Série noire et, depuis, est parti goûter l’ivresse sur le mont Olympe.

+++ Jetez-vous sur La Dame dans le lac, nouvelle traduction de Nicolas Richard, dans la collection Série noire Classique. (à venir bientôt sur bbb un entretien avec le traducteur).