Feuilleton, épisode 3

Pour ceux qui ont loupé les épisodes précédents  : Deux policiers, une femme, la narratrice, et Marc, son collègue sont entrés grâce à un serrurier et surtout à un pied de biche dans un appartement aux émanations et remugles désagréables. La première pièce est jonchée d’ordures. Le couloir attire la narratrice mais son collègue, Marc, l’arrête. Un cahier narre une histoire : celle de Simon, le locataire, et de ses déboires avec maman et papa. C’est instructif. Cela permettra-t-il aux héros de comprendre ce qui se passe dans cet appartement ? Le suspense s’étoffe…

Conte à rebours

Feuilleton

Épisode n°3

 Chapitre 3

 Une histoire de lèvres

On se regarde.

Comme si nous nous étions retrouvés par hasard, dans la file d’un supermarché, après vingt ans de séparation. On doute. On recherche. On réfléchit. On ne comprend pas vraiment ce que l’on a entre les mains.

Marc est le premier à parler. Une fois n’est pas coutume et la situation lui apparaît tellement exceptionnelle que s’il ne parle pas là, maintenant, il ne parlera plus jamais.

– Alors là. C’est plus grave.

– Plus grave que quoi ?

– Qu’on croyait.

– Tu croyais quoi ?

– C’est toi qui croyais.

– Je croyais quoi ?

Marc a comme un léger doute sur ma santé mentale. Je me presse de reprendre les rênes avant le galop définitif pour Sainte-Anne.

– Je ne comprends pas ce que tu me dis, « excuse-moi partner », fais-je le plus drôlement possible.

Marc semble rassuré. J’ai bien dit semble.

– Le gars, là, fait-il en indiquant du menton le journal qu’il tient encore entre ses mains, il est sérieusement atteint. Plus gravement que le fêlé collectionneur d’ordures que tu imaginais en montant l’escalier.

Je recolle.

– Ha ouais.

J’essaie de prendre du recul pour voir le puzzle en entier :

– Il me semble, à première vue, que le Simon locataire de l’appartement de maman qui est partie à la campagne et l’auteur de ce journal ne font qu’un, non ?

– Tu sais faire parler les indices, ironise-t-il.

Je prends ça pour un compliment. Ça ne mange pas de pain et ça rassure. Cela pensé, je n’hésite pas à contre-attaquer :

– J’ai tout lu Sherlock Holmes.

– Qui ?

Je ne montre pas ma facile indignation. Peut-on intégrer la police tout en ne sachant pas qui est le détective opiomane et violoneux ? Je persiste dans mon désir de le brusquer :

– Ne me dis pas que tu ne connais non plus Maigret, Poirot ou Corbucci ?

– Maigret et Poirot, non. Ce doit être des détectives de séries B mais Corbucci oui, je l’ai croisé à Nice.

Je pourrais m’asseoir mais je tiens à ne pas affaisser ma dignité au niveau d’un chaise aussi je joue la blasée :

– Hier soir, j’ai dîné avec Marlowe, il a pris un coup de vieux.

Marc me dévisage :

– Ta vie privée ne me regarde pas. Tu fais ce que tu veux de tes nuits. Moi, je préfère voir le jour bien en face. Regarde.

Il me montre des lignes blanches.

– Ce doit être lorsqu’il fait des pauses.

– Tu as raison. Et tu as vu ? À un moment, il fait des lignes comme à l’école.

 – Il en a besoin.

Je comprends ce que veut dire Marc. Le journal est écrit dans une langue correcte mais la graphie est saccadée. Les mots ont le tournis : ils penchent à droite, ils penchent à gauche, ils tombent sous la ligne de flottaison et sembleraient se noyer s’ils n’étaient pas soutenus par la ligne du dessous. De nombreuses fois, il franchit la ligne rouge et écris dans la marge. L’ensemble reste lisible mais torturé.

– Sa mère. Elle est morte ou elle est partie vivre à la campagne ?

– Et son papa, pourquoi est-il à l’hôpital ?

Nous hochons la tête. Marc se mord la lèvre supérieure et moi, la lèvre inférieure. Moment d’intense réflexion.

Il semble évident que le garçon est pour quelque chose dans cette situation. La maman lui reproche d’une drôle de manière d’ailleurs…

Je fais un tour panoramique et aperçoit le couloir dans lequel je m’étais engagée avant que Marc ne m’interrompe en trouvant le cahier. Il est long et ne comporte, pour casser l’aspect parallèle, qu’une étagère contenant, à vue, que des livres et des bibelots.

– Regarde.

Marc suit mon regard.

J’avance dans le couloir. Je prends un livre, un Folio, édité par Gallimard, avec une couverture psychédélique, une silhouette sur fond jaune, comme une empreinte digitale. « L’étranger ». De Camus.

– Tu crois que c’est le moment de te cultiver.

Je tourne les pages pour lui lire l’incipit :

– « Aujourd’hui, maman est morte. »

Je lève les yeux et voit sa totale incompréhension.

– Attends.

Je cherche et trouve un autre poche. Un livre avec, sur la couverture, un page manuscrite et une photographie de l’auteur, jeune. Marcel Proust. « Du côté de chez Swann », premier tome de « La recherche ». Je feuillette et me mets à lire :

– « LONGTEMPS, je me suis couché de bonne heure ».

Marc est dubitatif. Ce n’est pas son inculture générale qu’il met ainsi en avant mais, c’est un garçon sensible, son degré d’incrédulité envers les être humains. Il finit par ouvrir la bouche mais aucun son n’en sort. Je lui laisse le temps de comprendre en zyeutant le journal qu’il tient encore à la main mais rien ne semble venir. Je décide de l’aider :

– Ces deux incipits…

En prononçant le mot, je vois qu’il bloque, tout de suite. Je m’excuse mentalement et continue :

– C’est la première phrase d’un livre.

Mes études de lettres sont lointaines mais encore prégnantes. Je me sens intello. Rien de plus humiliant.

– Tu ne savais pas ? m’excusai-je.

Il se mord la lèvre supérieure.

– Ces deux « incipits » – geste à l’appui – sont les deux phrases qu’emploie Simon, dans son journal, fais-je en lui montrant des mes doigts vernis ce qu’il tient toujours à la main. Il est vrai qu’il les travestit quelque peu.

Il baisse les yeux :

– Et alors ?

– Et alors rien. C’est tout. C’est juste comme ça.

Et là, il me scie :

– Il aurait dû choisir mieux ses lectures. Jean-Bernard Pouy, dans une série noire, je crois que c’est « Le cinéma de papa », débute son roman par : « Ma mère est morte et la langouste est excellente. »

– Tu lis toi ?

– Ça m’arrive, quand je m’ennuie… J’aime bien flâner avec l’écriture de Raynal aussi. Ça me console de lire la tristesse humaine.

Marc est vraiment un type étrange. J’aurais juré ce matin qu’il n’avait jamais ouvert un livre et voilà qu’il me cite deux auteurs de romans noirs comme s’il s’agissait de références classiques. Je décide de reprendre le flambeau :

– Simon, le type du journal, à propos de langoustines, il parle de crevettes.

Opinant de la tête, Marc finit par lâcher :

– C’est peut-être plus clair après.

Nous nous replongeons dans la lecture. L’odeur est toujours tenace mais les mots de ce journal la masquent. Nous respirons par les yeux.

Journal

 Après

 3. Papa, c’est un bricoleur

– Je viens pour le boulot.

Les pieds sur son bureau, un jeune type corpulent me fixe de ses yeux globuleux.

Comme il ne dit rien, je me sens obligé de continuer :

– Je crois que je suis fait pour ce travail, vraiment.

– Pourquoi ?

Merde ! Avec maman, on avait tout prévu, sauf ça.

– Mon chéri, il faut que tu participes au financement du foyer. Maintenant que ton père est mort, par ta faute, tu dois subvenir à nos besoins.

– Je n’ai pas tué papa. Et d’abord, il n’est pas mort.

– Je sais, mon biquet, tu n’as pas fait exprès.

– Papa n’est pas mort !

– Tu joues sur les mots, mon chéri.

Maman, je t’aime beaucoup.

Maman, je t’aime beaucoup.

Maman, je t’aime beaucoup.

Maman, je t’aime beaucoup.

Maman, je t’aime beaucoup.

 – Car j’ai les compétences. Je suis sérieux, volontaire et soigné. Regardez, j’ai mis une cravate.

L’employeur a jaugé ma cravate :

– Vous ne savez pas faire le nœud.

Pourtant. Je me suis entraîné devant ma glace. Je ne réponds pas.

 – Bon. Laissons ça de côté. Vous avez un C.V.

Je fais celui qui ne comprend pas. J’y arrive très bien. Il est vrai que je ne sais pas ce qu’est un « cévé ». Ça aide.

– Laissons tomber ça aussi. Écoutez, on vous rappellera.

On ne m’a pas rappelé. D’ailleurs, le téléphone ne sonne jamais. Ou pas souvent.

Je suis rentré la tête basse. Je fais ça bien aussi. Je suis fortiche pour ça.

– Alors ?

Alors rien.

– Alors rien ?

Alors rien du tout.

– Alors rien du tout ?

Alors rien du tout du tout.

– Mon pauvre biquet. Tu es nul de chez nul. Tu n’es bon à rien. Mauvais en tout et bon à rien. T’es tout juste bon à surfer sur Internet. À part tuer ton père, tu n’as rien fait.

Maman…

Papa me manque. Je décide d’aller le voir.

Il dort. Papa dort beaucoup à l’hôpital. Ça lui fait du bien.

– Papa, c’est moi.

Il ne répond pas, il doit être fâché.

– Je t’ai apporté des crevettes. Des roses. Les grises sont moins bonnes.

Il n’en veut pas. Il faut dire qu’il mange peu papa. Il est maigre comme une corde à linge. Il a comme des épingles sur tout son corps, des tuyaux qui lui courent sur le torse et qui plongent dans ses veines violacées grosses comme les varices de maman. Un bip bip minute le temps comme pour me dire que je vais être en retard à l’école. Je ne vais plus à l’école. Je lui caresse la joue. Il n’a pas été rasé.

– Ha ! Mais qu’est-ce que c’est que cette odeur ici ?

L’infirmière s’appelle Marthe. Elle est blonde. Décolorée. Et elle a des gros seins. Je l’aime bien.

– Mais… Qu’est-ce que vous avez apporté ?

Des crevettes. Papa adore ça mais je ne sais pas faire la mayonnaise. Dommage…

– Vous êtes dans un hôpital ici ! Mettez ça à la poubelle.

Je vais m’en aller mais je ne peux que la regarder se pencher sur papa. J’aperçois son décolleté. Elle se penche longtemps sur lui. C’est lourd. Si ça continue, elle va lui tomber dessus. Son décolleté est magnifique. De beaux seins ronds, doux, pleins, malléables, tentateurs, excités, veloutés, comme du coton qui s’effiloche et qu’on a envie de caresser, d’embrasser, d’empoigner, de tenir dans ses mains, de malaxer, de lécher, ses petits poils blonds qui se hérissent, qui se dressent comme si elle avait froid, ses mamelons que j’imagine rosés, voire marrons, auréolés de grains, petites touches turgescentes, ils pointent fièrement et donnent à sa poitrine la forme de deux obus serrés dans un soutien gorge qui doit être rouge et dentelé. J’adore les seins. Les filles les montrent toujours sur Internet mais face à moi, ils restent toujours cachés. Le sillon aussi m’attire toujours, j’ai envie d’y plonger. Je vais aller à la piscine. C’est là qu’on est le plus proche de seins des filles, je les regarde sous l’eau.

Papa. Tu sais, je n’ai pas fait exprès. Et tu n’es pas mort. Maman est méchante avec moi depuis que tu n’es plus à la maison. Reviens ! Je toucherais plus aux outils, promis ! Ni à la scie circulaire, ni à la perceuse et encore moins au cric. J’ai lavé la voiture. Elle est propre. Je l’ai lustrée. Elle est toujours dans le garage que tu louais à M. Thiébault. Je vais travailler pour payer le loyer, je l’ai promis à maman. Et puis, tu sais, je l’entretiens la voiture et je bricole à la maison depuis que tu n’es pas là. L’autre jour, j’ai changé l’ampoule de la salle à manger qui avait grillé en montant sur le tabouret vert. Et j’ai fait un trou dans la cloison pour mettre le cadre où on est tous les deux en photo devant le garage de M. Thiébault. Maman m’a dit que ce n’était pas la bonne cheville et que le cadre pouvait tomber à tout moment. Elle a même ajouté :

– Ça pourrait tuer quelqu’un. La leçon ne t’a pas servie ?

Maman est gentille mais, des fois, elle est un peu dure.

– Papa ? Tu m’en veux pas, hein ? Dis, tu m’en veux pas hein ?

FB

La suite, la semaine prochaine…