Le Grand Recyclage

« Dans cette ère de grands bouleversements climatiques et géopolitiques, de panique sociale, de conflits de toutes tailles, de religions belliqueuses, de fous furieux de la gâchette, d’actionnaires soucieux de leurs portefeuilles, de bouffeurs d’entrecôtes saignantes ou de vessies de totoaba, au creux de cet enivrement des hommes, l’objet recyclé était l’évidence, une manière de régénérer le passé en préservant le futur. »*

* page 266, Obsolète de Sophie Loubière (Belfond noir)

La position du critique debout est une zone critique mettant en avant un ou plusieurs livres de manière la plus franche possible sans souci d’y trouver, en retour, la moindre compensation si ce n’est celle que vous auriez en me disant que cela vous a donné envie de lire… ou vous aura éclairé pour ne pas le lire… FB

Aujourd’hui, retour vers le futur, en utopie frissonnante ou dystopie augurale avec Sophie Loubière et son roman Obsolète (Belfond noir, 2024, 524 pages, 21€) déclenché par la saillie alpha d’un quinquagénaire dont le cerveau ne peut pas être arrosé tout le temps tant son bout d’bidoche qui lui pendouille sous la brioche* nécessite une irrigation permanente, Yann Moix qui déclara à Marie-Claire : « A 50 ans, je suis incapable d’aimer une femme de 50 ans. (…) Je trouve ça trop vieux. (…) Elles sont invisibles. Je préfère le corps des femmes jeunes, c’est tout. Point. Un corps de femme de 25 ans, c’est extraordinaire. Le corps d’une femme de 50 ans n’est pas extraordinaire du tout. » Rien que pour ça, il faut ouvrir et lire Obsolète où en 2224, les femmes de 50 ans deviennent des Retirées pour laisser la place aux jeunes et permettre ainsi à l’humanité de se renouveler et de perdurer dans un monde issu du dérèglement climatique que nous n’avons pas su gérer aujourd’hui…

* Les Z’hommes d’Henri Tachan

Obsolète est un roman qui pose une question de notre société dont la réponse a été trouvée dans le futur.*

* « Sa place est dans un musée » (p.389), comme dirait Indiana Jones

Obsolète est un roman noir qui se cherche, un thriller qui s’absente, un essai qui s’affirme.

Il faut ainsi savoir danser et changer de pied, sans se marcher dessus, avec ces 524 pages d’incertitudes et d’angoisses scindées en 5 parties (Conditionner, Collecter, Trier, Réduire et Recycler). Rachel vient de recevoir le pli qui lui annonce que son temps est terminé ; elle va devoir se retirer au profit d’une plus jeune pour profiter du Domaine des Hautes plaines et de ses plages au sable dorée. Comme d’ailleurs ses amies Odette et Hasna. Victimes de leur infertilité programmée, ménopausées, elles doivent laisser la place à des utérus en forme. L’heure est alors à préparer l’enterrement de maman, comme la sienne l’avait fait, parée d’une robe taillée par son père, Charlus. Il faut alors se séparer de tout : son compagnon, ses enfants, sa vie, son environnement, « dans le cri silencieux d’une famille qui s’effondre » (p.28).

« Nous sommes en train de consommer plus de ressources que ce que la Terre peut nous offrir, la démographie est en baisse et la qualité du sperme chute (…) Cela n’empêche pas les sociétés humaines de poursuivre leur course. » Yoanna Herrera Santos, Libération, 2 mai 2024 (p.20-21)

L’environnement, depuis le Grand Effondrement* de la civilisation fossile, est soumis à des températures hors normes dont il faut se protéger et priorité est donné à la sauvegarde de l’énergie et au recyclage de tout. Pour faire face à la stérilité d’une humanité réduite à sa peau de chagrin, des mesures radicales ont été adoptées et depuis la nuit des temps semblent avoir été acceptées. Le déclin exige le drastique. Et depuis toutes petites, les femmes savent alors qu’elles sont « un produit sans grand avenir ». (p.19)

* « Mise en péril de la couche d’ozone. Réchauffement climatique. Forêts calcinées. Fournaises urbaines. Fonte des glaciers. Tsunamis sous-marins. Montée des eaux. Extinction massive des espèces. Éclosion de pathogènes résistants. Envol des maladies fongiques. Famine. Stérilité. » (p.47) « Passer de neuf milliards d’humains au XXIe siècle à neuf cents millions après le Grand Effondrement de la civilisation fossile et, aujourd’hui, peiner à maintenir dix millions d’âmes. » (p.101)

La Rachel idéale de l’IA (site de l’auteure)

« Pour les deux sexes, vieillir devrait être quelque chose de glorieux : n’a-t-on pas survécu jusqu’à ce jour, comme par miracle ?«  Sophie Loubière (entretien avec Yvan Fauth, ÉmOtionS, là)

L’avenir, elles n’en ont déjà plus, ces trois gamines de moins de dix ans retrouvées mortes à moitié dévorées par des bêtes sauvages qui rôdent autour des villages. Le problème, c’est que rapidement, Kean, le mari de Rachel, comprend qu’elles ne sont pas mortes à la suite d’un accident comme le laisse supposer le gouvernement central mais étranglées dans une grotte et laissées ainsi à la merci des bêtes après avoir été disposées comme selon un rituel, un sacrifice, une quelconque mise en scène. Kean, archéologue, va alors enquêter, avec l’aide de John, le mari de Hasna, discrètement, en plein chamboulement intime puisque le Grand Recyclage leur enlève leur femme et que les autorités voient d’un mauvais œil qu’il puisse soupçonner qui que ce soit dans un monde où les assassinats ont disparu depuis des lustres et où les médecins légistes sont les sabotiers d’aujourd’hui. Car, « d’aussi loin que remontait l’histoire de l’Homme, de tous ses crimes, le plus grand demeurait sa faculté à en nier l’existence ,Parfois, il allait même jusqu’à l’effacer. » (p.176)

Le Kean esquissé par l’IA (site)
John DR IA (site)

S’en remettre alors à Maya, l’IA du foyer qui a la réponse à tout mais est la parole des autorités ? Consulter les ouvrages de la littérature policière* ? Fouiller dans la mémoire des mouettes drones de surveillance qui tournent au-dessus des villages ? Ou interroger le BMH, le bracelet modérateur d’humeur qui est censé réguler les émotions colorées de bleu à rouge et qui a dû voir passer quelque chose : on n’étrangle pas trois fillettes sans rien ressentir si ?

* Lire pour les amateurs d’autopsie à partir de la page 294…

Si cette énigme peut prétendre à être le fil rouge d’Obsolète, il est un autre fil narratif, un fil vert, tout aussi intéressant : comment vit-on avec de telles températures ? Et par capillarité : comment l’humanité en est-elle arrivée là ? Prétexte alors pour Sophie Loubière d’analyser nos comportements actuels. Dont la planète va souffrir et dont les femmes, seront et sont encore comme autrefois les éternelles sacrifiées.

« Obsolète ouvre des pistes que je voulais basées sur du concret, des solutions existantes ou en cours de développement. Des solutions qui offrent d’autres perspectives que celles habituellement développées dans les romans d’anticipation, soit un monde postapocalyptique où il n’est plus question que de survivre. » Sophie Loubière (entretien avec Yvan Fauth, ici)

À vous de choisir le fil : le fil rouge ou le fil vert, remake intelligent de la pilule bleue ou la pilule rouge* ? Attention cependant à ne pas vous perdre. À vouloir suivre les deux, on est déçu de la tournure que prend Obsolète quand on privilégie l’un à l’autre. Était-ce qu’aurait dû faire Sophie Loubière ? Je ne sais pas car l’auteure, je crois, a voulu justement abandonner ce qui faisait sa force, le noir, au profit d’une anticipation dont la fin nous laisse sur cette interrogation : comment lutter contre un monde injuste ?

* Avec des clins d’œil à Matrix comme page 388-389 : « – Alors ? – On dirait du bœuf, plaisanta-t-il. » Comme le traitre Cypher qui se vend à la matrice pour un steack

« Redéfinir le monde. » est la réponse donnée.

Obsolète est un roman qui pose le problème du pragmatisme cynique et de l’idéal dévoyé. Une réponse sera-t-elle donnée avec la suite par la main* d’une femme qui sait dompter son clavier ?

* Pour un cheminement parallèle entre Obsolète et Les Doigts coupés de Cayre, lire à partir de la page 429

François Braud

Pour en savoir plus, consultez le Site du roman et le fb de l’auteure.

Livre reçu en service de presse ; merci Claire Decore. J’avais déjà lui Sophie Loubière (L’Enfant aux cailloux, Fleuve noir et Pocket) il y a longtemps. Je renoue avec une écriture fine et éthérée. Papier écrit en écoutant Piers Faccini, They will gather no seed, in Shapes ot the fall. Chronique recensée par bibliosurf ; merci.

Piers Faccini | New album 'Shapes Of The Fall' - What the France