Les imbéciles heureux

La position du critique debout est une zone critique mettant en avant un ou plusieurs livres de manière la plus franche possible sans souci d’y trouver, en retour, la moindre compensation si ce n’est celle que vous auriez en me disant que cela vous a donné envie de lire…ou vous aura éclairé pour ne pas le lire… FB

Ceux-là sont nés entre terre et mer, entre l’eau et l’eau, celle de l’estuaire et l’océan, où l’on respire l’embrun autant que le gasoil des Parisiens ou des Bordelais ou des Charentais qui viennent polluer le coin l’été, pire, certains restent même en faisant croire qu’ils sont d’ici. Les imbéciles heureux qui sont nés peu plus au nord, sur le même littoral et qui respire les mêmes effluves, en Vendée, les appelle les doryphores, et là-bas, les Parisiens sont aussi des Parisiens et les Bordelais des Hollandais, voire des Allemands. Ils sont pas d’ici.

Ceux dont Yan Lespoux parle, ce sont les habitants des Landes du Médoc, un pays qu’on ne voit pas selon Hervé Le Corre qui a préfacé le recueil Presqu’îles (Agullo). Ils sont les rêves brisés de ceux qui lèvent trop haut le coude jusqu’à l’œil tant qu’ils ne voient plus rien tant ils boivent, ceux qui fument et boivent tout ce que la nature leur offre pour oublier qu’ils vivent là avec la terre des pins pour prison et la mer pour maton, celles qui préfèrent mourir que de révéler leur coin à cèpes, ceux qui conduisent la voiture sans permis, cambriolent le commerçant du coin, partent à la chasse ou tuent leur chien pour oublier que leur femme les quitte, celles qui vivent dans un mobil home qui décrépite leur jeunesse et les abonne au RSA… Ils sont d’ici : … l’odeur lourde de résine, la chaleur de l’ombre des grands pins, les aiguilles qui craqu[ent] sous les semelles (…), le grondement des vagues, et leur odeur que l’on [sent] avant de les voir (…). Mais l’été n’a qu’un temps et aujourd’hui, il pleut encore. Ça fait des semaines que ça dure et le terrain (…) n’est plus qu’un immense marécage. Ce pays est un mirage.

Un recueil noir de figures d’ici, de figues desséchées, de noix pourries, de canards sans ailes, de voitures sans permis, d’avenirs bouchonnés, de picoles et de chasses ordinaires, de héros du quotidien, de l’entre-soi qui vire à l’entre-moi, de l’entre-nous qui supportent les étrangers qu’ils soient charentais, bordelais, parisiens ou arabes, ils sont pas d’ici eux, mais qui servent à se définir en retour, en miroir. Et il est rare qu’on apprécie de voir ce qu’il nous renvoie. Ici, comme là, comme partout. À Bordeaux comme aux Sables d’Olonne (attention, j’ai pas dit La Chaume, attention !). Avec en guise de fin, Enterrement, un d’ici qui enterre son père, sans doute un des plus beaux textes avec Le mirage, et qui pleure enfin, pour la première fois, quand il comprend qu’il n’est plus d’ici.

Presqu’îles, le roman de ceux qui sont d’ici, c’est tout ce qu’ils ont, les presqu’ils.

Presqu’îles, Yan Lespoux, Agullo Court, août 2020, 184 pages, 11€90

François Braud

papier écrit en écoutant Billie Bossa Nova de Billie Eilish