Ces années-là

« J’ai un copain à Lyon qui l’a vu à l’œuvre. En matière de chasse à l’avortement, il a fait des merveilles sous Vichy, des merveilles à la Libération ! Il regrette que cette lutte soit un peu délaissée, alors il met les bouchées doubles. »*

* page 67, Pierre Lemaitre, Le Silence et la colère

Le Silence et la colère est le dernier roman de Pierre Lemaitre (Calmann-Lévy NOIR, 2023, 581 pages, 23,90€). C’est le 5e roman de cette « somme romanesque de 10 livres » composée de la trilogie nommée Les Enfants du désastre avec Au revoir là-haut, Couleurs de l’incendie et Miroir de nos peines chez Albin Michel, de la tétralogie en cours, Les Années glorieuses chez Calmann-Lévy et d’une trilogie finale…

Les Pelletier ! Ils nous manquaient. On les retrouve dans cette « suite » du roman Le Grand monde.

D’abord… il y a le père, Louis, et son « pèlerinage Pelletier », cette « obligation » du premier dimanche de mars à Beyrouth pour la fondation de « la savonnerie familiale ».

Et puis, il y a la mère, Angèle, et sa « discrète insistance » pour réunir autour d’elle ses enfants, sauf, évidemment, Étienne, le plus jeune, qui est mort, non pas d’une glissade mais dans une carlingue qui s’est écrasée au sol.

Et puis y a les enfants : François le journaliste « faits-diversier » célèbre depuis la couverture de l’affaire Mary Lampson, inquiet de la disparition de Nine et de ses ennuis d’alcool et de kleptomanie, Hélène photographe au Journal du Soir qui couche avec le chef et vit avec Joseph le chat d’Étienne, et le couple infernal de Jean, l’aîné de la fratrie, dit Bouboulle, qui ouvre un grand magasin et doit faire face non seulement à ses pulsions meurtrières récurrentes et féminicides mais aussi à sa femme Geneviève, ma préférée, qui pourrait avoir des carottes dans les cheveux, qui aimerait bien avoir l’air mais qui le pompe aux autres, véritable casse-couilles consumériste – jamais rassasiée – intrigante et ambitieuse et négligente avec leur fille Colette.

Chez ces gens-là, on ne prie pas non, on ne triche non, on ne compte pas non, on rate, on tue, on cache. On a la névrose familiale, le doute en bandoulière et l’époque dans le sang.

Et puis. Et puis. Et puis. Il y a Pierre Lemaitre qui s’autorise tout. Et puisque la 4e de couverture s’y complaît, allons-y de notre liste nous aussi. Du souffle narratif, de l’humour décalé (« Louis s’était abonné au Journal du soir afin de suivre l’actualité de François et Hélène – sans savoir qu’il suivait aussi parfois celle de Jean », p.100), des rebondissements surprenants, des récurrences sanglantes (« Jean l’avait empoigné par les cheveux et lui frappait violemment le crâne contre la vitre, une fois, deux fois, de toutes ses forces, p.37), du cynisme patronal (« il avait escroqué tous les corps de métier, mis au pas contremaîtres et ouvriers et se lancerait bientôt dans l’embauche du personnel qui promettait aussi de bons moments. » p.43), des poursuites endiablées (« Louis alla chercher deux taxis à qui il demanda de rouler très doucement jusqu’à la savonnerie. [Il] souhaitait que le cortège ne perde rien de sa solennité au prétexte qu’il s’effectuait en voiture. » p.97), de l’intelligence en barre (« L’adjoint ne répondait rien, il attendait toujours la suite même quand il n’y en avait pas. » p.211), de la compréhension sensible (« Jamais le fossé n’avait été lus profond entre les décisions administratives et la vie des gens qu’elle concernaient. » p.257) et de l’ironie consolatrice (« Je suis heureux d’avoir une épouse amoureuse. Je préférerais que ce soit de moi, mais j’ai l’esprit large. » p.338)

C’est glaçant, bouillonnant, tendu, drôle, corrosif, foisonnant. La vie selon Pierre Lemaitre. Qui n’a jamais tué de chats. Ou alors y a longtemps. Ou ils sentaient pas bon.

Le Silence et la colère est aussi une histoire des années 50, ce temps où l’avortement était une aventure dangereuse : « Il ne suffisait pas que nombre d’entre elles risquent la stérilité, il fallait encore qu’elles encourent des amendes et des peines de prison. » (p.124), où le journalisme s’écrivait une clope au bec dans le bruit du cliquetis des machines à écrire, où les portes sociales, toujours ouvertes, étaient en fait toujours fermées et où le progrès était inéluctablement en marche ; les opposants étant plus des arriérés que des résistants et les marcheurs des collabos plus que des négociateurs, le barrage allait inonder le village et pis c’est tout. On était sûr de tout dans ces années-là.

En refermant le livre, il est tard, mais on s’en fout. Avec Pierre Lemaitre, on est chez nous.

C’est quand le prochain* ?

* La vendeuse aux yeux gris, on attend de ses nouvelles…

François Braud

Livre acheté en librairie, aux Instants libres. J’ai découvert Pierre Lemaitre dans un dîner de famille, celle du noir. Papier écrit en écoutant Anne Sylvestre, Non, tu n’as pas de nom. Le 11 comme le 7, je pense à Charlie.

papier recensé par bibiliosurf ; merci.