25 pavés

Vous voulez de mes nouvelles ? est la rubrique fictions de l’auteur du site. Il y poste des nouvelles, anciennes oubliées et d’inédites ravageuses, des épisodes loufoques de feuilletons estivaux, de sombres récits noirs et des autofictions autocentrées. De temps en temps, le tout est illustré par un tiers qui prend le quart pour donner corps aux mots. FB

Allez, c’est Noël… Bon d’accord, je cède à la tradition et vous offre un conte, en guise de trêve. Je vous propose de ne rien lâcher avec cette fable contemporaine aux accents cristallins. Bonne lecture. FB

25 pavés

Un marteau.

Elle en a un et elle tape.

Elle tape.

Un burin.

Gros, en acier avec une tête pointue. Et un autre, en acier également, avec une tête en biseau. Pour faire levier.

Un pavé.

Le sol en est jonché. Ils ont refait la place il y a peu. Tout le monde s’était extasié. Ce dallage était vraiment parfait ; puzzle monochrome rosé de petits cubes de 68 mm sur 68 interchangeables sans que cela ne dénature l’image générale, à savoir, nature, sans.

Elle tape.

Méticuleusement mais avec force, hargne. Avec résolution. On sent que rien ne peut l’arrêter, pas même le soleil qui se lève en ce matin de décembre. Les rues ne brillent que pour quelques rares passants qui ne s’étonnent même pas de la voir là, sur la place, avec un marteau et un burin. Tout juste s’ils haussent les sourcils. La tête encore dans les confettis, le ventre qui s’échappe et les jambes en champagne. Elle s’essuie machinalement les sourcils qui peinent à retenir la sueur du labeur. Celle-là, c’est la sienne, personne ne la lui prendra. Noëlle rit mais personne ne l’entend.

Elle tape encore.

Elle était arrivée entre chien et loup, plutôt louve, noire des pieds à la tête, la couleur de l’espoir. Elle n’avait pas attendu que les lumières de la place s’allument. Ni que les punks à chiens et les clodos baillent en tendant la main. Elle en avait vu rentrer chez eux par un autre chemin que la droite. Quelques véhicules s’étaient signalés croyant prolonger la fête en faisant du bruit. Elle avait sorti son attirail. Elle devait en desceller vingt-cinq. Elle avait fait sa liste.

Elle tape toujours.

Il est toujours un moment où revenir en arrière n’est plus une possibilité même si, à l’évidence, c’est la solution la plus raisonnable. C’est d’ailleurs pour cela, la raison, qu’elle a décidé d’aller jusqu’au bout. Elle ne voulait plus être une femme raisonnable, taper du poing sur la table et puis se rasseoir. Ils paraissent alors grands.

 Il fallait qu’elle organise la rencontre.

 25 rendez-vous. Elle avait fait une liste.

Elle est dans sa poche. La gauche. Noëlle est droitière.

Le premier 68×68 serait pour la belle vitrine du supermarché qui l’avait jetée il y a un an et demi. Compression. Restructuration. Caisses rapides. Vivre avec son époque. Elle, elle voudrait juste survivre dans son époque. Dernière arrivée. Arrivée en fin de droits. La belle image. Aujourd’hui, dans la France de 89, on peut se retrouver en fin de droits. Elle avait beau se répéter la formule, elle ne la comprenait pas. Le premier des droits n’est-il pas, justement, d’avoir des droits ?

Le deuxième pour la mairie qui préfère se payer une étape du tour de France ou accueillir le jeu des 1 000 euros que de s’occuper des hommes et des femmes qui meurent dans les rues de la ville. Elle l’aime bien ce jeu, ce côté vieillot, désuet, gagner 1 000 euros quand on vous offre des millions en grattant ou en cochant une carte. Mais bon, avec ce gain, elle arrivait à vivre deux mois. Avant. Avant qu’elle ne soit en fin de droits.

Les trois suivants pour les nervis du pouvoir : la CAM, le pôle emploi et le Trésor public. Ils ne font qu’appliquer. Je vais leur faire l’éloge de la désobéissance, assure-t-elle.

Le sixième pour le journal local qui aboie quand le maître montre du doigt.

Les trois suivants pour les permanences des partis politiques qui soignent leur vitrine mais ne recyclent pas leur fonds de commerce : le RN ranci et nécrosant, Zemmour le remplaçant, NDDA l’aspirant. Et sept autres pour la gauche unie dans sa punition : les Verres en plastique, les social-lisses, les 2% de communistes, le perché de la remontada, la France soumise au quinoa robespierriste, les frères trotskards marxistes (un chacun, on partage pas).

Elle n’oublierait pas d’en balancer un sur la vitrine du commerce essentiel du grand manitou d’en même temps pour l’ensemble de son œuvre, situé juste en face du rond-poing, ultime hommage.

Elle en aurait bien balancé un 17ème sur son ombre le centre, le Modem messieurs, mais il est introuvable chez elle…

En revanche, le palais de justice brille lui. Son éclat en mérite quatre : deux sur l’entrée, immensément opaque, à tout saigneur, toute horreur, et les deux autres sur les vitres des bureaux pour que la piétaille s’investisse un peu dans ce qu’elle ne rend pas.

Un pour le commerçant qui refuse de servir tout ce qui n’est pas aryen mais fait venir sa femme derrière le comptoir pour empocher leur argent, il n’y a pas de petits bénéfices, un pour celle qui fait travailler en arrière cuisine des sans papiers et les renvoie au moindre contrôle de l’URSAFF en les menaçant d’appeler la police, un autre encore pour ces deux belles villas de la ville haute dans lesquelles se fomentent les plus bas compromis et se vautrent les plus vils attributs de deux édiles de la culture qui ont la particularité physique d’avoir un anus à la place de la bouche.

Le compte est bon.

Le soleil caresse maintenant le cratère qu’elle a créé. Elle a fini mais pas terminé. Les 24 petits pavés sont venus se blottir dans sa hotte. Ses enfants. Ses soldats. Elle a chaussé ses grandes bottes, revêtu son long manteau rouge, s’est affublée d’une longue barbe blanche postiche et s’est dirigée vers ses cibles. La mère Nöelle s’est mise en route. Elle va distribuer ses cadeaux en ce 25ème matin de décembre.

Toutes, une à une, sont atteintes. Le bruit de l’impact ressemble au coup porté par l’accablement d’une mauvaise nouvelle. La suite au ruissellement, pas celui espéré par celui qui marche tout seul, non, mais à celui d’un kaléidoscope illuminé. Et après le silence. Roboratif. Apaisant. Constructif. Elle part avant qu’un cri, une plainte ne vienne gâcher son plaisir.

Le compte est bon.

Sa hotte est vide.

Son regard acide.

Elle est soulagée.

Et remontée.

Le compte n’est pas encore bon.

Il en reste un.

Le dernier.

Celui-là, ce pavé, elle l’a préparé chez elle. Il n’est pas issu de la place mais il trouvera bien la sienne. Il est un peu plus gros que les autres. Plus lourd aussi. Plus fragile surtout. Sur internet, on trouve tout. Avec quelques produits ménagers, on fabrique un feu d’artifice.

L’ultime.

Il est pour les archers du roi et leur maison bleue. On y vient à pied. On est mis sous clefs. On n’en ressort pas.

Elle prend la direction finale.

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Elle n’en ressortira pas.

Elle n’y entrera même pas.

Elle chantonne.

Monsieur le président, je vous fais une lettre, que vous lirez peut-être, si vous avez le temps…

Elle chante.

Refusez d’obéir, refusez de vous taire, refusez de complaire, refusez de fléchir…

Elle hurle.

Si vous me poursuivez, prévenez vos gendarmes, que je possède une arme et que je sais viser !

Le 23 décembre 2021,

François Braud

Une première version de cette nouvelle sous le titre de La Mère Noël est parue dans le recueil La soupe à la grimace (Largo, 1999). Cette nouvelle version ne reprend que le thème et a été quasiment, à quelque phrases près, entièrement réécrite.