Prière de déranger

« La vie [d’Hannah] est devenue l’un de ces contes de fées cruels où, quel que soit le choix que vous faîtes, vous le regretterez. »*

* Babysitter, page 88, Joyce Carol Oates, traduite par Claude Seban

Babysitter – traduit par Claude Seban – de Joyce Carol Oates (Philippe Rey, 2023, 599 pages, 25€) est un des 10 polars de l’année 2023 ! Les 10 polars de l’année 2023 seront présentés lors d’une conférence à la médiathèque du Poiré sur vie le samedi 9 décembre 2023 à 11 heures (sur réservation). Régulièrement, sur bbb, un des livres sera mis en avant.

La liste finale : Free Queens de Marin Ledun, Sans collier de Michèle Pedinielli, Revolver de Duane Swierczynski, La Femme paradis de Pierre Chavagné, Le Sang de nos ennemis de Gérard Lecas, Sambre, Radioscopie d’un fait divers dAlice Géraud, La Mariée de corail de Roxanne Bouchard, Le Silence de Dennis Lehane, Okavango de Caryl Férey et Babysitter de Joyce Carol Oates donc.

Une femme, bourgeoise, approche de la chambre 6183 au 61e étage . Sur laquelle est cloué un petit panneau indiquant : NE PAS DÉRANGER ! Elle va rejoindre son amant. Enfin, il ne l’est pas encore et elle doute d’elle. La scène suivante est un retour en arrière quand elle arrive au Renaissance Grand, hôtel de soixante-dix étages. Puis à nouveau on recule pour retrouver Hannah le matin même abandonnant ses enfants à sa gouvernante pour aller pécher de l’infidélité. Pour se retrouver ainsi au moment de la rencontre alors qu’elle donne un gala de charité…

Plus on s’approche de la scène de la chambre 6183, plus on angoisse à l’idée de ce qui va se passer. Comme si chaque scène de cette histoire naissante et balbutiante était une scène de crime : « Hannah est désorientée, hébétée. Il semble impossible que ce qui lui est arrivé dans ce vaste espace sans âme ait jamais pu arriver réellement. Sans l’odeur d’encaustique, celle d’un détergent chimique aux relents de formol. » (page 67)

Ce qui lui est arrivé c’est qu’un homme qu’elle ne la connaissait pas lui a touché le poignet. Et que « si elle examinait son poignet de près, elle verrait la légère empreinte de ses doigts sur sa peau. » (page 65)

Ou une scène d’autopsie. Celle d’une femme blanche et riche qui s’ennuie : « Dentiste, orthodontiste. Pédiatre, gynécologue, dermatologue, thérapeute. Yoga, coiffeur, centre fitness, esthéticienne. Forum relations communales, soirée parents-professeurs, référendum sur la bibliothèque publique. Déjeuners entre amis (…)«  (page 28)

Le climat est d’autant plus tendu que l’époque l’est. 1977. Le pédophile kidnappeur et tueur d’enfants en série sévit depuis février 1976 à Détroit. « Elle est en sécurité, protégée. Ses enfants. » (page 29) Nous mourrions. « Parce que vous aviez été négligents et que nous ne nous méritez pas, nous vous étions enlevés et, plus tard, nos corps étaient « rendus » – des actes accomplis avec tant de soin que celui qui les perpétuait ne serait jamais appréhendé et que vous ne le connaîtriez jamais que sous un nom idiot inventé par un journaliste en mal de publicité – Babysitter !  » (page 22) Sont ainsi insérés, entre le transit de Hannah de la soirée à chez elle et de chez elle à l’hôtel, des passages glaçants liés à Babysitter. Comme le sera l’acte dans la chambre 6183…

Et ça tricote entre une femme en proie à ses désirs coupables, divisée sur sa conduite, piégée dans un carcan de vide et d’ennui, un homme envoutant, toxique, qui se soustrait derrière des initiales Y.K. et un tueur qui rien ne semble arrêter et qui multiplie les crimes. Ajoutez à ça un père Joker Daddy menaçant même de son passé, plus une écriture concise, juste, saccadée, qui ne retient l’essentiel, la fièvre et la fébrilité et qui prend le temps de nous percuter sans épargner aucun de ses personnages et elle-même, sans doute, en fait. Là où on ne voit qu’une opération mathématique de plus, un 59e roman, Joyce Carol Oates construit un cycle qui fait écho à nos peurs et nos doutes et, qui, sublime acte poétique, tranche dans le vif. Peignant une Amérique capitaliste et triomphante à travers une femme riche, blanche, qui invite sa gouvernante philippine, Ismelda, à table (« Nous essayons mais ils ne se sentent pas vraiment à l’aise avec nous. », page 82) et se rassure en ne vivant que dans les espaces urbains où les Noirs ne vont pas. Les fléaux du racisme et de la violence sont si prégnants qu’on se croirait aujourd’hui. Et, bizarrement, ils sont le plus souvent de nature masculine…

À 85 ans, la nobélisable américaine, qui l’obtiendra, comme Philip Roth ou Margaret Atwood, quand elle sera morte sans doute, publie là son 59e roman. Un roman noir. Très noir. Et elle n’a jamais été aussi jeune et corrosive.

François Braud

Papier écrit en écoutant Classée sans suite de Magyd Cherfi. Livre acheté en librairie aux Instants libres. J’ai découvert Joyce Carol Oates tardivement avec Un livre de martyrs américains, et j’essaye depuis de rattrapper mon retard comme si cétait tous les jours le 8 mars

Une réflexion sur “Prière de déranger

  1. Pingback: Les 10 polars de l’année 2023 | bro blog black

Laisser un commentaire