La poupée qui dit oui #7 – (Le feuilleton de l’été 2021, saison 6)

Résumé des épisodes précédents : À force de dire (dans ce résumé) qu’elle avait disparue, Céleste a fini par réapparaitre, entourée de deux gendarmes, sans explication, sinon un murmure : j’suis pas une poupée. Encore un grain de plus à moudre pour son jeune frère Zéphir (avec le va crever ! de sa sœur, le cousin en pleurs sur son lit, Vali et son j’peux pas t’en dire plus). C’est plus un grain, c’est une pelletée.

Bonne lecture.

Et rendez-vous tous les lundis sur BBB pour un nouvel épisode.

7 bises évidemment sacrées.

Et, selon la formule que le monde entier (du feuilleton) m’envie, vous me direz, hein ?

FB

La Poupée qui dit oui

François Braud

Épisode 7

Le nuage noir

J’ai mal dormi : trop de silence. Flore, rassasiée, Papa et maman endormis, rassurés. Quoiqu’au milieu de la nuit, j’ai cru entendre quelqu’un dans la cuisine. Céleste ? Non, sa porte était fermée. Peut-être maman ou papa et une de ses insomnies coutumières qui vient boire un verre d’eau fraîche. Encore une fois mon esprit n’arrivait jamais à trouver le calme nécessaire pour se laisser aller. Sans arrêt, les grains tournaient en boucle, comme des perles enfilées sur un collier, ou un rosaire. Au moment où j’allais sombrer de fatigue, ils m’assaillaient et soulevaient mes paupières. J’ai dû allumer au moins trente fois et relire les mêmes pages de mon livre un aussi grand nombre de fois. Un polar, ou plutôt un pastiche de polar : Un privé à Babylone de Richard Brautigan, un écrivain américain que madame Privat nous a demandé de lire pour la semaine prochaine. J’suis pas trop lecture alors je me force. C’est l’histoire d’un privé un peu grave : il peut à peine payer son loyer, n’a pas d’argent pour mettre des balles dans son revolver et « déconnecte de la réalité » en s’enfuyant dans son mind à Babylone, devenant Smith Smith en lutte contre les ombres robots ! C’est étonnant. J’en suis à la moitié. Je ne l’aurais pas lu (j’aurais alors demandé à Camille de me faire un résumé) si je n’étais pas tombé sur les premières lignes : Le 2 janvier 1942 m’a apporté de bonnes nouvelles et de mauvaises nouvelles. D’abord les bonnes nouvelles : j’ai appris que j’étais réformé comme caractériel et que je n’allais pas partir à la Seconde Guerre mondiale jouer le petit soldat. Je n’avais pas du tout le sentiment de manquer de patriotisme parce j’avais fait ma Seconde Guerre mondiale à moi cinq ans plus tôt en Espagne et que j’avais deux trous de balle dans le cul pour le prouver. Je ne comprendrai jamais pourquoi je me suis fait tirer dans le cul. Trop marrant, ça changeait de ce qu’on lisait d’habitude au collège.

Mais cette nuit, j’avais pas le cœur à rire et les pages lues et relues sont comme venues enfoncer le clou : « Ton pauvre père » dit-elle ; et puis elle se met à pleurer : « C’est de ta faute si je suis veuve ». Alors elle s’arrête de pleurer et elle fait : « J’ai tort de t’en vouloir. Tu n’avais que quatre ans à ce moment-là. Ce n’est pas ta faute. Mais pourquoi fallait-il que tu jettes ta balle dans la rue ? ». Pauvre privé, responsable du geste qui a coûté la vie à son père…

Plus je relisais ce passage pour m’endormir, plus je restais éveillé. Je n’avais pas quatre ans mais sept. Je n’avais lancé aucune balle donc je n’étais pas responsable. Aucunement. Alors pourquoi le silence m’était-il insupportable ? Pourquoi le parquet grinçait-il toujours autant ? Pourquoi Céleste s’était-elle enfuie ? Et pourquoi ce soir-là ? Et pas un autre ? Pourquoi maman ne voulait-elle rien voir ? Pourquoi papa s’enfuyait-il dans l’alcool ? Pourquoi le cousin, cette branche de notre famille, s’était-il sauvé si rapidement ? Alors qu’il devait rester toute la semaine. Pourquoi Vali ne peut-elle pas en dire plus ? Que sait-elle ? Pourquoi Céleste m’a-t-elle lâché Va crever ? Et pourquoi ça me trotte dans la tête ? Ce n’est pas la première fois qu’elle m’insulte ou m’envoie chier. Alors pourquoi cette fois-ci ça reste gravé. Elle m’a dit ça à quel propos déjà ? Pourquoi a-t-elle murmuré j’suis pas une poupée. Et pourquoi j’y pense autant. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Et moi, dans tout ça, pourquoi me sentais-je… coupable ?

J’avais fini par mettre mes écouteurs, direction Deezer. Je suis tombé sur un flow de Céleste, sans doute hérité de Vali, car c’était une accumulation de chansons ringardes en noir et blanc aussi dansante qu’un salon de thé. J’allais changer quand je suis tombé sur ça :

C’est une poupée qui fait non, non, non, non
Toute la journée elle fait non, non, non, non
Elle est, elle est tellement jolie
Que j’en rêve la nuit
.

Une chanson de Polnareff. 1966. La préhistoire quoi. J’suis pas une poupée. Pourquoi ? Elle dit oui ?

Je ne sais pas pourquoi mais ça m’a lavé la tête. J’ai su que ça tournait autour de ça. La poupée. Je crois que j’ai fini par sombrer une fois que je me suis décidé.

Décidé à affronter la vérité.

Décidé à en parler.

Décidé à parler à Céleste.

Dès demain. Vendredi.

* * *

Quand le réveil a sonné, j’ai cru avoir fermé les yeux deux secondes auparavant. J’ai failli l’envoyer valdinguer et me replonger sous la couette mais un coin de mon cerveau m’a vite rappelé l’ordre du jour et a fini par me faire lever : parler à Céleste.

J’ai vite compris que ce serait difficile à la maison. D’abord papa qui met la radio plus fort que d’habitude, puis maman qui tente de parler avec Céleste en avançant des ça va ? toutes les deux minutes. Papa qui la rassure en lui disant, on en parlera ce week-end, ne t’inquiète pas. Mais vu la tête de Céleste, la confidence va avoir du mal à sortir. Elle a décidé, malgré l’insistance de maman qui voulait qu’elle se repose à la maison, d’aller au lycée, comme si rien ne s’était passé. Je fais donc comme elle, je fais comme si de rien n’était et j’attends au coin des deux boulevards l’arrivée de Céleste.

Je ne sais pas comment je vais l’aborder et me voilà à faire les cent pas comme un amoureux à son premier rendez-vous. Je me rends rendu compte du ridicule de la situation : être aussi intimidé pour parler à sa propre sœur. J’ai dû louper quelque chose, oublier de lire une page ou une consigne dans le livre de notre famille. Pas possible autrement. Tournant et retournant sans arrêt les différentes possibilités de l’aborder, j’en arrive à la conclusion qu’il faut commencer par un : J’peux t’parler ? Quel tacticien je fais…

* * *

Elle est arrivée. Je l’ai vue au loin, j’ai reconnu sa démarche et son look, plus noir, c’est pas possible… Je me tenais prêt, répétant mon texte d’approche, comme un acteur débutant. Puis pffuit ! Disparue la Céleste. Elle avait bifurqué dans une petite rue adjacente. Elle séchait ! J’étais cloué sur place. Puis, une idée est venue tourner dans ma caboche et m’insulter : triple andouille, elle sèche pas, elle fugue à nouveau ! J’ai décollé mes pieds du bitume et j’ai couru dans sa direction. Moi qui fais tout au bahut pour éviter le footing… J’allais louper la première heure de cours. Tant pis. Il fallait que mes questions trouvent des réponses. Et c’est Céleste, ma sœur, qui allait m’aider à les trouver. J’avais envie de dormir la nuit prochaine… Allez, encore un effort et j’arriverais à l’endroit où elle a bifurqué.

Plus personne. J’avais beau courir de rue en rue, pas de Céleste à l’horizon. J’avais fait tout ça pour rien. Dégoûté j’étais. Alors que j’allais me résigner à prendre mon bus pour aller au collège et que je cogitais à une excuse (panne de réveil, oubli de carte de bus, décès d’un membre de la famille – j’avais fait mourir trois fois mon grand-père – j’avais usé tous mes arguments), ça a fait tilt. Si l’assassin revient toujours sur les lieux de son crime, le fugueur fugue peut-être toujours au même endroit, non ? Pas bête… le Zéphir… Mes pas m’ont mené vers le jardin de la mairie. Elle était là, assise sur un banc. Elle pleurait.

Je me suis approché. Je mentirais si je n’avouais pas que j’ai faibli à ce moment-là. Ses larmes m’ont fait reculer et j’ai été à deux doigts de partir et de filer prendre le bus B. Fuir, c’est le mot qui m’est venu à l’esprit. Cela ne me regarde pas ai-je même pensé. C’était comme si les questions de la nuit s’effaçaient devant cette douleur. Comme si les réponses que j’allais obtenir en la dérangeant et en la questionnant seraient plus redoutables que mes interrogations. Comme si j’avais tout à perdre en faisant un pas vers ma sœur. Et puis, j’ai balayé toutes ces hésitations en pensant à mon privé. Je n’allais pas me sentir coupable toute ma vie d’une balle que je n’avais pas jetée. Mais je pouvais être responsable si je laissais quelqu’un d’autre lancer cette balle sans réagir.

Toutes les phrases que j’avais préparées se sont envolées et je suis resté comme une carpe à quelques centimètres de Céleste. Ma main a fini par toucher son épaule. Elle a levé les yeux, embués de larmes, et aucun étonnement n’a filtré de son regard. Je sentis qu’elle n’en avait plus la force. De s’étonner, de se battre, d’affronter. Quoique ce soit. Et surtout, qui que ce soit. J’ai alors compris la fuite en avant, la fugue. Chacun fuit les problèmes à sa façon : en leur tournant le dos, en les niant, en les oubliant ou en restant centré sur les siens. Il y avait là une attitude pour chacun, pour chaque personne de notre famille : Céleste, maman, papa, Flore et moi. Mais la famille comportait un autre membre : le cousin. Quelle était son attitude ?

 – Tout est de sa faute Zéphir sanglota-t-elle…

C’est bien la première fois que je n’eus pas besoin d’explications de texte pour comprendre ma sœur. Ce « il », c’était bien le cousin. « Il » ne tournait pas le dos à ce problème, ne le niait pas, ne l’oubliait pas, il en était le créateur.

On a parlé pendant une heure, enfin surtout elle. Ça a été terrible. Pas d’apprendre, car, au fond de moi, je savais déjà tout, mais d’entendre… Ça avait commencé par des bisous, puis des caresses et puis, le cousin était passé à l’étape suivante, toutes les nuits où il nous gardait. Il attendait, croyait-il, que je sois endormi pour aller la rejoindre. Mais le parquet m’avait toujours réveillé. Réveillé pour entendre ce silence si pesant. Si pesant que je me bouchais les oreilles. Mais aussi pour ne pas entendre ce qui allait suivre. Céleste était une poupée qui disait toujours oui, jamais non, il ne fallait pas, ordonnait-il, c’était un secret, pas même à ton frère, tu comprends, ma poupée… Ça avait duré trois ans puis il était parti.

– C’est fou mais j’ai oublié, j’ai fini par foutre ça dans un recoin de ma mémoire, je ne sais pas ce que j’ai mis dessus mais j’ai oublié. J’ai oublié et j’ai grandi. Enfin. J’ai cru.

Elle a reniflé. Et pleuré à nouveau… Elle s’est reprise pour lâcher :

– Et puis, il y a ce stage. Je voulais pas le faire mais papa a insisté pour que je le fasse dans l’entreprise du cousin. Et c’est le deuxième jour, quand le cousin, m’a touché la main, sans faire exprès, c’était anodin, ça m’est revenu dans la gueule. D’abord les mots, puis les images et enfin quelque chose comme… le goût, oui, c’est ça… Dans la bouche, j’avais le goût de ses doigts et l’envie de vomir m’est monté à la gorge.

Céleste avait alors grandi d’un seul coup : à la poubelle les Barbies, perdus les kilos en trop. Plus faim et surtout plus envie de manger à côté d’un frère, d’une sœur, d’une mère, d’un père qui n’avaient rien vu, rien fait. Et puis le manque d’affection (elle refusait tout contact physique avec la famille), il avait fallu le combler. Céleste n’était pas devenue anorexique mais boulimique. Elle s’empiffrait et, après chaque repas ou le matin, vomissait tout. D’où le citron et les parfums… Elle avait grandi mais pas oublié.

-Et puis, il est revenu.

Et puis, il était revenu en début de semaine. Monté dans sa chambre. L’avait appelé ma poupée. Il lui avait demandé pardon. Avait esquissé un geste. Plus d’apaisement que d’envie mais tout était remonté. Alors, elle était partie. Elle avait fui. C’est tout ce qu’elle avait trouvé. La colère et la fuite. Je compris alors le Va crever quand je lui avais parlé du cousin qui mangeait là le soir-même… Impossible pour elle d’en parler à la maison ; seule Vali avait eu l’oreille attentive. Sans juger. Elle avait écouté. Pas donné de leçon, ni de conseil, juste écouté. J’peux pas t’en dire plus.

Je la pris dans mes bras.

– Je suis là.

C’est tout ce que j’avais trouvé à dire. Je serai là, qu’elle n’avait qu’à venir dormir dans ma chambre, on fermerait la porte à clé, on se tiendrait les coudes, on s’épaulerait, on saurait faire face, on serait plus fort à deux. On, on, on. Jamais je n’avais parlé comme ça. Je sentis les larmes venir et les refoulai illico mais devant la fontaine Céleste, je lâchai tout. Ça nous fit du bien. Oui, nous. J’allais m’occuper d’elle, elle verrait. Personne ne la toucherait plus.

Elle m’a regardé dans les yeux, à travers ses larmes :

– Merci… Merci Zéphir.

Ça changeait de Va Crever !

– Mais, je ne je ne crois pas qu’il va recommencer. Je suis… trop grande, je ne l’intéresse pas. Enfin… je ne l’intéresse plus.

– Alors qu’est-ce que tu vas faire ?

Elle m’a fixé comme je venais d’apparaître le temps qu’elle tourne la tête :

– Et toi, tu comptes faire quoi ?

J’ai dégluti.

– Tu n’as pas compris ?

– …

– Non, tu n’as pas compris.

Et elle a jouté :

– Il va s’en prendre à quelqu’un d’autre.

– Qui ?

J’ai vu dans ses yeux la réponse. Et un nuage noir nous a enveloppés tous les deux sur ce banc dans ce jardin. Il s’est mis à pleuvoir.

* * *

J’ai eu l’impression d’être absent toute la journée. Même à midi, au réfectoire, les copains se sont étonnés de ne pas me voir rejoindre la file pour le rab. Pas faim, pas envie d’expliquer quoique ce soit, j’ai prétexté une migraine, je me suis réfugié au foyer, prétextant réviser une leçon d’histoire. Céleste allait-elle rejoindre son lycée ? Elle me l’avait promis mais je ne savais pas si je pouvais lui faire confiance. C’est la toute première fois qu’on gardait un secret ensemble… J’avais failli tout lâcher à Fabien quand il m’avait demandé les raisons de mon retard.

– Qu’est-ce qui t’es arrivé ?

Et devant mon refus de répondre (j’ai pris l’air agacé de celui qui écoute et qui n’aime pas être dérangé), il a récidivé :

– Pourquoi t’as loupé le cours d’angliche ?

La meilleure défense, c’est l’attaque :

– Comment ça se fait que t’es là toi ? Tout le monde disait que t’étais viré après le coup de la chaise ai-je murmuré.

– Non, j’ai pris un savon et je me suis tapé le vieux toute la journée, à lire et commenter le règlement intérieur… Je vais être collé tout le mois. T’aurais vu comment je me suis fait engueuler à la maison. Grave… Le vieux m’a même dit que je pourrais aller au tribunal si Girardini portait plainte… Il a l’air d’en connaître un rayon question justice le vieux. Il m’a dit que même mineur, on pouvait avoir affaire à elle. On peut même porter plainte en étant mineur, tu te rends compte ? Imagine que j’attaque en justice Jonathan pour le coup de poing de l’an dernier…

Une vieille histoire réglée par le vieux ente les parents de Jonathan et de Fabien. Le vieux, c’est le principal. Il a des cheveux blancs alors le surnom lui est vite tombé dessus, enfin, surtout derrière. Personne n’oserait lui dire en face mais il paraît que ça l’amuse. Mouloud dit même qu’un jour, Cédric lui a dit en face et qu’il a rigolé. Mais moi, je ne m’y risquerais pas…

– Tu n’as pas d’autre chose à faire ?

 – Ouais. Au fait, alors, ce matin ?

Et là, juste à ce moment, je me suis dit que je pourrais lui raconter, après tout, c’était mon meilleur pote. Mais j’ai revu Céleste en pleurs sur le banc et je n’ai pas pu m’empêcher de penser que c’était à elle de le dire, pas à moi. De toute façon, le problème a été vite réglé :

– Bon, Fabien, tu commences à me fatiguer. Tu prends tes affaires et tu passes devant.

Le prof avait parlé et c’est comme si, d’une phrase, il avait tout effacé. Fabien ne m’en a plus parlé de la journée. Il faut dire que j’avais tout fait pour l’éviter…

* * *

– Céleste est rentrée ?

Je ne l’avais pas croisée à la descente du bus. J’avais eu comme une sueur froide qui s’était glissée entre mes deux omoplates. Frisson, panique. Et si elle ne rentrait pas. J’avais couru vers le square mais les seuls locataires étaient deux enfants jouant sur le tourniquet, une femme assise lisant une revue, sans doute leur mère, et un ouvrier des espaces verts de la ville, reconnaissable avec son gilet fluo jaune et le logo bleu de la ville sur son pantalon. Pas de Céleste en vue. Je ne savais pas si je devais être content de ne pas la voir. Cela pouvait dire qu’elle était rentrée ou partie ailleurs. Allez savoir avec les filles…

– J’ai entendu la porte d’entrée claquer, je suppose que ce devait être elle répond papa. Pas eu le temps de monter, avec tout le boulot de préparation pour le chantier de demain…

Il soupire et se replonge dans son journal. Tout en lisant, il fait tourner un glaçon dans un verre. Sans doute un Martini.

Flore aidait maman à préparer le repas. J’ai senti mon cœur se serre au point d’en avoir mal partout. Il fallait que je pose la question :

– Il mange pas là le cousin, ce soir ?

J’ai dit ça sur un ton badin, enfin je crois. Papa a brusquement levé sa tête de son journal, a ouvert la bouche mais c’est Flore qui a dit :

– Le cousin il m’a emmenée à l’école ce matin et quand il m’a fait la bise, il m’a dit à ce soir.

J’ai frissonné.

– Michel est retourné sur Melun. Un coup de fil du boulot. Un truc urgent. Il mangera pas là ce soir.

Papa a clos la discussion. En employant son prénom, le cousin avait soudain perdu un lien de proximité. On était à deux doigts qu’il l’appelle monsieur Louvrier.

Ça m’a plus ou moins rassuré. Michel Louvrier était reparti sur Paris. Bon. Tant mieux. Mais si le cousin part, le cousin revient. Toujours. Je sais bien qu’il a aidé ou qu’il aide papa pour sa boîte. J’ai jeté un œil à Flore qui coupait des tomates consciencieusement, innocemment.

Je suis monté voir Céleste. Elle m’a ouvert sa porte et j’ai pensé à ce moment-là à quelque chose : pourquoi n’avait-elle pas dit non ? Pourquoi ne fermait-elle pas sa porte ? Quand le cousin venait la voir, la nuit, pourquoi ne fermait-elle pas sa porte ?

– Ça va ?

C’est moi qui aurais dû poser la question. Mais je devais être aussi blanc qu’un linge propre pour qu’elle s’inquiète de ma « santé ».

– Oui, oui. Et toi ?

– Bof.

Elle est allée s’asseoir sur son lit, les bras ballants, comme accablée.

Je la regardais avec cette question en tête. Je n’ai pas pu résister, j’ai fini par lui poser.

Elle a blanchi. Tremblé puis pleuré.

J’ai fait ce que j’avais déjà fait le matin. Je l’ai prise dans mes bras. Quand elle a pu parler, c’est sorti, d’un seul coup, comme une vague, une claque.

– J’y ai pensé. Pas tout de suite. Je ne comprenais pas vraiment, je veux dire au départ. Puis il me garantissait que ce n’était pas mal, que c’était notre secret. Je ne savais plus où j’en étais. Je n’avais que 8 ans…

Et moi 7…

– 8 ans, tu te rends compte ? J’étais perdue. La nuit était devenue l’anesthésie de ma petite vie. Tout s’enchaînait, tout tournait comme un manège, ça ne s’arrêtait jamais, ça ne s’arrêtera jamais, ça devenait la norme, l’habitude et puis, un soir, en me couchant, je ne sais pas pourquoi mais j’ai fait un truc que je ne faisais jamais, j’ai fermé la porte. La porte de ma chambre. Puis il est venu, la poignée s’est abaissée, doucement, sans bruit puis elle est remontée. Il a alors gratté à la porte.

Elle se met à trembler, je pose ma main sur la sienne, je l’encourage :

– Je t’écoute Céleste…

– Je ne disais rien, retenant ma respiration. Peut-être penserait-il que je n’étais pas là, ce qui était ridicule puisque c’est lui qui nous avait couché…

Après nous avoir lu une histoire à chacun. Je me souvenais du rituel.

– … Il a gratté à nouveau. La poignée a encore bougé mais la porte est toujours restée fermée. J’ai cru l’entendre chuchoter mais je n’en suis pas sûre car mes oreilles bourdonnaient, une véritable ruche. Il a fini par partir. Tu ne peux pas savoir ce que ça m’a fait. J’ai repris ma respiration, les abeilles m’ont quittée. Et puis je ne me souviens plus. J’ai dû m’endormir. C’est le lendemain que le cauchemar a repris. Tu n’étais pas là.

C’est vrai que quand papa et maman partaient en nous laissant au cousin, il arrivait que j’aille jouer chez Fabien…

– Il a crié comme j’avais jamais entendu quelqu’un crier. Je l’avais trahi, trompé, il n’avait plus confiance. Il allait le dire à mes parents. Il était hors de lui. J’ai eu peur que papa et maman sachent. Tu comprends ? Et ça a recommencé comme avant. Je n’ai plus jamais fermé ma porte…

– Tu ne risques plus rien maintenant, je suis là. Et le cousin est parti. Papa vient de le dire.

Elle a eu la même pensée que moi :

– Il reviendra.

J’ai soupiré. Et ça s’est coincé dans ma gorge. Céleste me fixait, ses yeux tremblaient ou c’était les miens qui étaient embués. Et s’il ne pleuvait pas dans sa chambre, le nuage noir était revenu.

Le soleil était loin.

Interlude 7

Un étrange suicide

La gazette de l’ouest, page 5, rubrique Faits divers

Hier soir, les forces de l’ordre, alertées par un voisin qui avait entendu un coup de feu, ont retrouvé, dans une voiture immatriculée dans le 77, la victime, Michel L., travaillant dans l’humanitaire, une balle dans la tête. Emporté d’urgence à l’hôpital, il est décédé un peu plus tard dans la soirée. L’enquête, dirigée par la gendarmerie, semble officiellement explorer la piste du suicide mais, de sources officieuses, des éléments troublants subsistent : une importante somme d’argent (plusieurs milliers d’euros retirés quelques heures auparavant ?) a été retrouvée dans la poche intérieure de la veste de la victime, un homme semble avoir été vu tout près de la voiture au moment de la mort supposée de la victime, son téléphone contiendrait des menaces… Voilà un suicide bien étrange. Comme le disait le Canard Enchaîné dans les années 30, l’homme se serait-il suicidé d’un coup de revolver… qui lui a été tiré à bout portant ? L’enquête est en cours.

Amélie Prévost

À suivre…

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