L’illusion du mâle

« On vit vraiment une époque formidable : des gamins de couleur battus jusqu’au sang, près d’un féminicide par jour, des étoiles de David dessinées sur les portes des personnes d’origine juive et des slogans antisémites tagués devant les écoles. Et maintenant ce crétin qui fait des procès sur Internet. On n’a pas respiré un air aussi serein depuis l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, hein ? »* (Piergiorgio Pulixi)

* page 133

La position du critique debout est une zone critique mettant en avant un ou plusieurs livres de manière la plus franche possible sans souci d’y trouver, en retour, la moindre compensation si ce n’est celle que vous auriez en me disant que cela vous a donné envie de lire… ou vous aura éclairé pour ne pas le lire… FB

Aujourd’hui : Sortie ces jours-ci du deuxième roman de Piergiogio Pulixi chez Gallmeister, L’Illusion du mal (Un colpo al cuore, traduit par Anatole Pons-Remaux, septembre 2022, 600 pages, 25€90), « suite » des aventures de Mara Rais et Eva Croce apparues (le coup du bandeau nous le rappelle) dans L’Ile des âmes.

Dent pour dent

Vito Strega est criminologue. Le prof est aussi flic. C’est un grand et bel homme qui sculpte son anatomie dans les piscines : « Épaules carrés. Un mètre quatre-vingt-quinze de muscles raffermis par la natation, innervés de veines pulsant après l’effort. Cheveux noirs et crépus coupés très courts. Quelques centimètres de barbe soigneusement taillée, à peine soupoudrée de gris au menton. Visage osseux, aux traits réguliers et anguleux. Peau mate qui suggérait une ascendance caribéenne plutôt qu’italienne. » (page 39) Un beau mâle.

Mara Rais et Eva Croce sont flics et deux femmes que toute apparence oppose mais que tout but réunit. La mère divorcée bourgeoise, rouge à lèvres et tailleur pour uniforme, sa vie sur Tinder et en état de manque perpétuel de cigarettes depuis qu’elle a arrêté, follement incorruptible, et la mère sans fille, seule, punk, jean déchiré, cœur en piercing, sa vie en miettes, sagement intrépide.

Elles ont résolu le meurtre de Dolorès (lire L’Ile des âmes) et sont sorties du placard du service des affaires non résolues dans lequel on les avait placées pour insubordination morale et physique ou, comme le dit délicatement le procureur général : « insensibilité institutionnelle » (page 32).

Un homme. Deux femmes. Un trio. On dit toujours qu’en amour, dans un triangle, il y en a toujours un qui souffre… Et professionnellement, comment ça se passe ?

« Chaque fois que la distance avec Strega se réduisait à moins d’un mètre, Mara s’emballait comme une boussole à proximité d’un aimant et sentait son sang bouillonner. » (page 225)

Le Dentiste, le nom que l’on donne* à celui que l’on recherche en fonction de son modus operandi est toujours révélateur du temps que l’on va mettre à l’arrêter. Avec le dentiste, il faudra prendre son mal en patience, comme avec une rage de dent : « Serre les dents, on a presque terminé… » (page 43), « – Tu as faim ? Envie de te mettre quelque chose sous la dent ? » (page 70), « … tu as résolu une bonne fois pour toute le problème des caries, non ? » (page 195) Et ce n’est pas à proprement parler un serial killer. Pas de « cooling-off », cette « période d’accalmie entre deux meurtres », « c’est comme s’il connaissait à la perfection le tempo médiatique. » (page 229)

* On aurait pu le nommer « le Vengeur ou le Justicier » (page 123), voire le Lécheur mais cela aurait prêté à confusion…

Car aujourd’hui, on note tout le monde* : le coursier, le restaurateur, le transporteur, la technicienne de surface, le vendeur sur internet alors pourquoi ne voterait-on pas aussi pour tout ? Pour le président, le député, le conseiller régional, départemental, municipal, le shérif, le juge déjà. Pourquoi pas la peine du condamné ?

* et il paraît qu’on manque de profs…

C’est ce que propose le Dentiste. Clair et efficace : « Le plan était banal dans sa simplicité : la haine était l’engrais et la colère sociale le terreau. » (page 57) Sur un calendrier bien serré (la justice étant le plus souvent peu prompte à réagir) : enlèvement du suspect (un pédophile, un juge corrompu…), première peine plancher (extraction des dents), indemnisation de la victime (un sachet de dents humaines), procès vidéo : Toute la scène évoquait un film d’horreur. Sauf que c’était réel. » – page 49 (annonce de l’accusation et dualité de la peine : rien – acquittement – ou tout – condamnation à mort avec exécution immédiate). Simple. Binaire. Efficace. Pas très juste mais très vite viral et populaire. Ce n’est pas une question de justice mais de pouvoir. Pas un problème de droit mais de devoir. Pas un problème d’équité mais d’égalitarisme. Le Dentiste « lubrifie la machine judiciaire avec du sang. » (page 165), il éduque « les gens à la haine » (page 282), cela « pour faire exploser le système. » (page 166)

« Dans ta gueule le quatrième pouvoir » (page 150)

Car, « en Italie, le meurtre vend plus que le cul. » (page 58) Et la journaliste, « cette salope qui pisse du botox » (page 68) va surfer sur la vague grâce à « son magnétisme télévisuel. » (page 153)

L’illusion du mal, c’est le combat mené entre ce qui semble juste mais qui ne l’est pas et ce qui semble injuste et l’est évidemment. L’illusion du mal, c’est aussi le combat d’une vie gâchée. L’illusion du mal, c’est enfin la crédulité que chacun est toujours en position de penser qu’il sert le bien commun, la justice et la démocratie.

L’illusion du mal, c’est de jouer sur/avec les sentiments humains : « – Tu sais ce que c’est, ma boisson préférée ? La peur…. » (page 71) et, peut-être d’inverser la lutte éternelle entre le bien et le mal car « on a la lumière et les ténèbres qui dansent ensemble, échangeant les rôles.’ (page 153)

« Justice nulle part » (page 417)

 » Dans une chaîne de mensonges, c’est toujours l’honnêteté qui sera le maillon faible. » (McIlvanney) (page 417)

Le vacillement de la certitude, l’indolence de l’incertitude sont une ligne en pointillés sur laquelle dansent le Dentiste (« le seul homme qui tient ses promesses » – page 445), et notre trio de flics avec l’illusion, chacun, chacune, de travailler pour le bien.

La question est simple : peut-on « détruire un système malade par la violence ? » (page 557) Un peu comme de trouver une seule révolution ayant vraiment donné le pouvoir au peuple…

Cet îlot de tensions laisse échapper, de temps à autres, quelques jurons délicieusement bien sentis en sarde ou en vénitien qui ont souvent des rapports avec les organes génitaux de la famille* : « Va in cùeo da to mare » (« insulte consistant à inviter le destinataire à aller dans les fesses de sa mère – vénitien », page 534) ou « Pacchiu di to soru (« Insulte sicilienne générique évoquant l’appareil génital de la soeur du destinataire », page 350)

J’en profite pour passer un message personnel – en français – à ma sœur, sans lui parler de ses organes génitaux : bon anniversaire Virginie !

Certes, l’effet de surprise, une écriture enroulée et envoûtante décrivant une Sardaigne mythologique confrontée aujourd’hui à des rituels sanglants, ne donne plus le même effet époustouflant qu’avait la première aventure. Mais, là où l’auteur aurait pu décliner une série, sûr qu’il était d’en vendre des palanquées, voire d’attirer Netflix et Cie, il annonce un cycle de quatre romans et met, dans ce tome, nos héroïnes face à un concurrent sérieux, pour elles et entre elles. Si la fin, qui ne résout rien du tout, augure d’une entente, un certain nombre de détails mis en place pourrait être à l’origine d’une illusion : celle du mâle fédérateur.

François Braud

papier écrit dans le silence d’un matin de rentrée (littéraire et scolaire)

livre reçu en service de presse ; merci à Olivia Castillon

4 réflexions sur “L’illusion du mâle

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