Plus rien à perdre

« – Et je vous écoute, dit Bobby. (…) – Mais vous ne m’entendez pas. – Qu’est-ce que je n’entends pas ? (…) – Le silence. » (p.240)

La position du critique debout est une zone critique mettant en avant un ou plusieurs livres de manière la plus franche possible sans souci d’y trouver, en retour, la moindre compensation si ce n’est celle que vous auriez en me disant que cela vous a donné envie de lire… ou vous aura éclairé pour ne pas le lire… FB

Aujourd’hui, le retour de Dennis Lehane sur la scène littéraire après six ans de silence avec, justement, un roman assourdissant : Le Silence. Ce roman, traduit par François Happe aux éditions Gallmeister (2023, 444 pages, 25€40) est un des romans de l’année. Attendu et confirmé.

 » Ben tu sais, t’as jamais le sentiment que les choses sont censées être d’une certaine façon mais qu’en fait, elles ne le sont pas ? » (page 30)

On referme Le Silence avec l’idée d’avoir retrouvé un vieil ami perdu de vue. La dernière fois qu’on l’avait croisé, il nous avait un peu déçu, empâté dans un thriller ciselé atteignant son but mais laissant tout de même l’impression de maîtriser son sujet sans le transcender, on en avait préféré le début à la fin, l’attente étant meilleure que la lecture. C’était la sensation, la gangue qui nous enrobait, la chappe qui nous terrassait. Comme un ami moins incisif que d’habitude, moins flamboyant, moins persuasif. Peut-être parce qu’on en attendait trop.

L’absence ayant aiguisé l’attente, on a ouvert fébrilement Le Silence en remarquant que l’écrivain est accueilli chez Gallmeister, cette fois-ci, dans une belle jaquette jaune, où le nom de l’auteur est taggué en noir et le titre fluorescent d’un blanc immaculé.

Et dès les premières lignes, on sait qu’on y est, là, à Boston, dans le quartier de Southie, en 1974, chez Mary Pat, 42 ans, qui élève seule sa fille et tire le diable par la queue, un matin sans café, car sans eau chaude, et sans eau chaude car on lui a coupé l’électricité. Sa fille Jules, 17 ans, dort. Son fils Noël est mort d’une overdose. La ville vient de décider de définitivement déségrégationner ses écoles en les mixant. Et Jules devra aller à la rentrée dans un quartier noir et un lycée noir. Ça s’appelle le busing. Et ce n’est pas très bien vu dans le quartier de Southie chez les Américano-Irlandais ; on prépare la manif et on cloue les pancartes. Mary Pat s’y colle. Un jeune Noir, le fils d’une collègue, est retrouvé mort dans le métro un soir. Sa fille, Jules, sortie ce soir-là, « ne rentre pas au petit matin…« Cette nuit-là, Jules ne rentre pas. » (page 49)

Manifestation afro-américaine du 26 février 1964 (James Fraser photograph collection, Northeastern University, Boston)

On pourra vanter l’intrigue, savourer le contexte, admirer la peinture d’une ville, le savoir-faire d’un grand écrivain mais ce sont ses habitants, leurs déchirements, leurs erreurs, leur racisme, qui vont nous déchirer et surtout, une femme, Mary Pat, cette Irlandaise aux poings écorchés qui ne va pas rentrer dans le moule du quartier tenu par Marty (« qui a une vision du monde selon laquelle les règles ne s’appliquent pas qu’aux gens qui ne sont pas en charge de les établir. » – page 179) , ne va pas s’arrimer à la logique de cette communauté qui « baigne dans l’alcool, la religion et la politique »*, ne va pas respecter les codes car elle ne tient pas ses enfants (c’est sa sœur qui le lui dit) et qui sait que jamais on n’atteint le roi même quand on vise bien.

* Dennis Lehane (interview, propos recueillis par l’éditeur),

« – Et un gosse est mort. (…) – C’était pas mon gosse. » (page 167)

Le Silence est un roman sans faux semblants, les choses pensées étant dites, et on trouvera dans les personnages ce sentiment refusant toute dichotomie et on constatera aussi que « les gens » sont « capables de grande compassion et de tendresse, possédant un esprit et une intelligence remarquables », tout en proférant des propos « racistes »* : « Appelez-les niaks, appelez-les nègres, appelez-les youpins, « micks »**, métèques, ritals ou bouffeur de grenouilles, appelez-les comme vous voulez, pourvu que vous leur colliez un nom quelconque qui enlève une couche d’humanité à leur corps quand vous les évoquez. » (page 179)

* Dennis Lehane (interview, propos recueillis par l’éditeur), ** terme injurieux utilisé aux EUA pour désigner les Irlandais.

C’est quand on n’a plus rien à perdre qu’on gagne à aller à l’essentiel, au vital, j’allais dire, et que la peur disparait, définitivement, éternellement…

C’est quand on en a marre d’entendre : « C’est des choses qui arrivent » ou « C’est comme ça et pas autrement » ou « Qu’est-ce qu’on peut y faire ? » (page 42) qu’on se dit qu’il ne manque plus que : « Dieu te bénisse » (page 50) pour s’étouffer sous l’éteignoir. Autant crever.

C’est quand, évidemment, 1974 fait écho à 2023, aux États-Unis et partout ailleurs qu’on oublie de vivre car on pense qu’il suffit simplement de se lever et de faire la même chose que la veille. « Ce n’est pas vivre, ça. » (page 239)

« – Les gens de Dover, dit-elle. De welleslay, de Newton et de Lincoln – leurs gosses vont se planquer dans des facs et des grandes écoles, et ils ont des docteurs pour certifier qu’ils souffrent d’écouphènes, qu’ils ont les pieds plats, des becs de perroquet ou toutes sortes de conneries de ce genre. Et ce sont exactement les mêmes gens qui veulent que je mette ma file dans un bus pour l’emmener à Roxbury, mais qui ne laisseraient pas un Noir faire deux pas dans leur quartier une fois qu’ils ont fait tondre leur pelouse et que le soleil se couche. » (page 122)

Le Silence est un vrai roman noir magistral dans ses intentions et dans lequel on vérifie l’adage que le méchant est rarement puni et on le retrouve même souvent à pisser sur la tombe du gentil. Mais là n’est pas uniquement ce plat que sert Dennis Lehane : la vengeance d’une mère en colère, d’une mère blessée, d’une mère « détruite, mais indestructible ». Non, c’est à mettre, me semble-t-il, au second plan de ce roman qui reste celui du constat amer d’une éducation donnée avec amour mais ratée parce qu’on s’est contenté de ça, de retranscrire ce qu’on avait eu comme modèle. C’est là la différence entre Mary Pat et le flic Coyne. Mais j’en ai déjà dit trop. C’est ça quand on aime, on parle trop. Il faut préférer Le Silence, parfois…

François Braud

livre reçu en service de presse, merci Olivia Castillon

papier écrit en céoutant Yannick Jaulin et le projet Saint Rock (livre CD, 2022, La Geste) acheté en librairie, aux Instants libres

post référencé sur bibliosurf

10 réflexions sur “Plus rien à perdre

  1. Salut François, je suis bien d’accord avec toi. Dennis Lehane nous livre un roman noir dont il a le secret, même si le personnage de Bobby Coyne m’a moins convaincu. Mais je fais la fine bouche, la force d’évocation est là, les dialogues sont brillants; bref, de tout bon, du très bon. On referme la dernière page en étant triste que cela soit son dernier … Sniff ! il a encore tant à nous dire. Amitiés

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    • Bonsoir,
      Bienvenue sur bbb !
      Pourrais-je savoir comment vous avez déniché ce blog ? Conseil ou hasard ?
      En espérant vous glisser des pistes noires de lectures, je vous remercie de suivre cette aventure…
      A très bientôt.
      FB

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