En vérité, je vous le crie ! (Épître 5)

Lisez, nom de Dieu !

La position du critique debout est une zone critique mettant en avant un ou plusieurs livres de manière la plus franche possible sans souci d’y trouver, en retour, la moindre compensation si ce n’est celle que vous auriez en me disant que cela vous a donné envie de lire… ou vous aura éclairé pour ne pas le lire… Ici, avec les Épîtres de Noiraud de Tarse, laissez-vous évangéliser par le triptyque divin, une œuvre culte, une réédition des fagots et une nouveauté étincelante. FB

Aujourd’hui au programme : Triple dose d’humanité avec : le prix de la misère (Rafael derniers jours de Gregory McDonald), le prix du Sentier (Le Salon du prêt-à-saigner de Joseph Bialot) et le prix de l’idéal (Nos armes de Marion Brunet).

En vérité, je vous le crie !

Épître 5 : Lettre de Noiraud de Tarse aux marchands de bonheur qui vendent les valeurs au prix de la valeur.

En vérité je vous le crie, j’ai horreur qu’on me prenne avec des pincettes pudibondes, j’suis pas en sucre : Aussi quand je lis que « L’éditeur prévient que certains passages peuvent heurter sa sensibilité », je ricane. Et quand « L’auteur considère que le troisième chapitre fait partie intégrante de l’histoire… l’auteur se rend bien compte que ce chapitre est particulièrement intense et éprouvant… Il aurait souhaité ne pas avoir eu à l’écrire… », je me gausse. Et puis je lis. Le fameux chapitre 3, en fait le chapitre c. Chaque phrase est une torture, chaque mot enfonce un peu plus le clou, chaque clou est enfoncé d’un coup de poing… Ce chapitre c est cru, crédible et criminel. Ce livre est un véritable passeport pour la misère, l’horreur quotidienne et ceux qui en font le commerce.

Rafael n’a pas de boulot. Il vit à Morgantown, bidonville construit à côté d’une décharge. Il monte quelquefois à la ville. Pour voir. Les autres. Pour boire. De la vodka. Rafael est alcoolique. Rafael a entendu le barman du Freedo lui dire qu’on cherchait quelqu’un pour un job. Rafael s’y rend.

« – Je viens pour le boulot. – Que dirais-tu de faire le boulot là, maintenant ? – Quelques jours. Donnez-moi quelques jours.« 

Rafael, derniers jours. Derniers jours pour offrir à sa femme Rita, deux robes. Derniers jours pour acheter à ses trois enfants des cadeaux : un gant de base-ball pour Frankie, un piano électrique pour Marta et un boîte de docteur pour Lina. Derniers jours pour manger : une dinde de 23 livres. Derniers jours pour boire : une bouteille de vodka d’un litre et demi. Car ce sont les derniers jours de Rafael. Il vient d’être « engagé » par un producteur de snuff films. Trente mille dollars le cachet. Trente deniers pour un rôle. La Passion à pas cher. Trente mille dollars versés à la banque une fois le travail fait. 300 dollars d’avance pour acheter deux robes, une dinde, des cadeaux pour les enfants, de la vodka. Trente mille dollars pour mourir. Jeudi à 11 heures. Le rendez-vous est pris. Le « contrat » est passé. Rafael est analphabète. Un bout de papier, quelques chiffres, une date et deux signatures (page 191). La mort d’un homme est le sujet principal des snuff films. Et le producteur explique le scénario à Rafael :

« – C’est quoi un sécateur ? – Des énormes ciseaux. – Ah bon. – Il s’agenouillera devant toi et te coupera un orteil. Sans doute le gros orteil. À ce moment-là, tu pisseras le sang de la tête au pied. – D’un pied ? – Très bonne idée ! Pourquoi pas les deux pieds ! » (extrait du  chapitre c, dit chapitre 3 dans l’avertissement)

Rafael, en offrant sa mort, investit dans l’avenir. Le rachat de la misère. Rafael ne doute de rien. Il sait, il dirige. « Il sentait qu’il contrôlait enfin sa vie, et même sa propre mort. Il en éprouvait un immense soulagement. » Dès lors, tous ceux qui l’entourent vont se révéler eux aussi comme sous leurs derniers jours. Traître comme son frère Luis, douce comme sa femme, lâche comme le barman du Freedo, rieurs comme ses enfants, cynique comme le producteur, égocentrique comme Larry, soulagé comme le prêtre, soupçonneux comme Allessandro… autant d’apôtres devant un Christ de bidonville. « Seigneur… je vais finir salement plus amoché que toi ». Jeudi matin : « En vérité, il irradiait de bonheur et d’amour. »

Rafael, derniers jours. Jours de bonheur pour un jeudi de souffrance. Il y a toujours un prix à payer pour vivre. Maintenant, on sait qu’il existe aussi un prix pour mourir et que la misère a un avenir.

papier écrit à partir d’un article de Caïn, n°21, printemps 1997, déjà republié sur bbb

Rafael, derniers jours par Gregory Mcdonald, traduit par Jean-François Merle, Fleuve Noir,1996, 191 pages, réédition 10/18, domaine policier n°3791, 2009, 7€50)

Des poètes de service à la gâchette

En vérité je vous le crie, des armes, des chouettes, des brillantes, il en pleuvrait que ça n’étonnerait pas plus Axelle, elle en ressortirait « étrangement rassurée ». Avec, « la peur change de camp », c’est un « outil » « d’une redoutable efficacité », un « moyen de pression » « pour échapper au subi ». (p.74)

Mano, elle, s’est lovée, depuis le Crédit municipal, au village. « Une femme la cherche. » (p.11) Elle ne peut pas imaginer Axelle vieille. « Axelle a vingt ans. » (p.13) Depuis plus de vingt ans. Depuis que la radicalité les a séparées.

Elle Mano dehors et elle Axelle dedans. « Une peine incompressible, des deux côtés. » (p.215)

« Elle n’a pas peur des armes, elle les connait. » (p.75)

Elles ont fait en sorte « que le pouvoir ait peur » (p.45) en volant celui qui avait exploité sa salariée au noir. Le matelas de billets les avait confortés, elle deux, et aussi Jicé, Paola, Charly et Nacer. « – On devrait recommencer. » (p.78) mais rien n’est jamais comme la première fois. Jamais. Et les braquages, comme les histoires d’amour, en général, tournent mal.

Mano s’est détournée à temps de la bonde de Coriolis, Axelle a coulé dans les tuyaux avec l’écho de l’écrou. Et le temps s’est enfui. Jusqu’au jour où. L’une retrouve l’autre.

Alors il faut remonter le temps qui s’étend, se tend tant qu’il s’est peut-être brisé. Le passé s’éclaire alors tandis que s’assombrit l’avenir. La mémoire des vaincu.e.s honore les perdant.e.s de la seule médaille qu’ils/elles épingleront à leur poitrine. Quelles armes leur reste-t-il alors ? Quelles armes nous reste-t-il ?

Des armes bleues comme la terre les faisaient rêver. Les retrouvailles auront le goût de funérailles ou d’épousailles. Le deuil de la jeunesse s’est bâti sur un destin brisé. Et qu’il ne reste plus qu’à se dissoudre. N’est-ce pas ça l’amour ?

« L’oppression, la violence, c’est toujours une question d’angle, pas vrai ? » (p.173)

Marion Brunet est décidément l’auteure du contraste, de la fougue et du reniement, de la rage et de l’abandon, de la résignation et de l’engagement. Si certains écrivent en fonctionnaire, d’autres à la plage ou dans des cafés enfumés – autrefois -, certaines écrivent en colère. Ça sourd, ça creuse, ça tranche dans le vif. Marion Brunet en fait partie. Entière, elle déploie, de roman noir en roman noir, son mauvais genre, refusant « que le policier puisse rétablir, à la fin, l’ordre et la sécurité ».*, préférant le brut au net, le flou à la netteté, le fou à l’honnêteté.

* Télérama, 6-12 avril 2024, page 18

Nos armes est le roman noir qu’il faut placer sur le haut de la pile puis mettre entre ses mains, au bout des yeux, comme les mots qui sont les armes de la tronche et qui se foutent des frontières : passez, passez ! Il faudrait inventer des formules pour vanter l’écriture de Marion Brunet, comme CLN, c’est la nuit. Même au soleil, c’est la nuit. Chez elle, et chez Axelle et Mano, les amantes battant le pavé sur lequel poussent des fleurs aux cris étranges, Léo Ferré éructe sa poésie colérique : Il n’y a plus rien et ce rien, elles nous le laissent.

Nos armes de Marion Brunet, Albin Michel, 2024, 370 pages, 20€90

+++ de Brunet ? À lire : Vanda.

Papier écrit en écoutant Léo Ferré (Les Armes – la version chantée par Noir désir, Il n’y a plus rien). Ce livre s’inscrit dans la veine de ceux qui regardent dans le miroir sans fard comme Patrick Pécherot (Pour tout bagage) ou Frédéric Paulin (La nuit tombée sur nos âmes). Comme quoi, le drapeau noir c’est encore un drapeau

Staccato poétique

En vérité je vous le crie, Joseph Bialot n’est pas décédé. Joseph Bialobroda à Varsovie en 1923, Jo est mort à Auschwitz en août 44 à l’âge de 21 ans, puis il est devenu écrivain et a publié des romans noirs* (Le Salon du prêt-à-saigner) dans lesquels, parfois, il a tenté de romancer « ce moment où chaque déporté plonge dans… » (C’est en hiver que les jours rallongent, page 15) comme La Gare sans nom (Seuil, 1988) ou La Nuit du souvenir (Série noire, Gallimard, 1990). Joseph Bialot est mort le 25 novembre 2012 à Paris.

* La Nuit du souvenir, 186 marches vers les nuages… Lire .

C’est en 1978 que paraît son premier roman, Le Salon du prêt-à-saigner en Super noire, qui obtient dès 1979 le Grand Prix de Littérature Policière (créé en 1948 par Maurice-Bernard Endrèbe), republié en Série Noire (n°1749) juste après Babel ville (Série noire n°1745) et réédité cette année en Série noire classique* pour le centenaire de sa naissance avec une préface de Tonino Benacquista.

* Comme Le Grand sommeil de Raymond Chandler, traduit par Benoït Tadié (2023, 303 pages, 14€).

On découvre alors un staccato poétique fleurant Paris et son Sentier, de la couture sanglante à coups de rasoir, des flics dépassés, des Français dépensant de l’énergie à réduire son voisin, un tempo narratif à l’aiguille, la gomme ne servant qu’à conduire le ciseau dans l’intrigue. Un auteur est né, en sortant de sa vie « banale, femme, enfants, petits-enfants, boulot » pendant un arrêt maladie ennuyant au point qu’il se mette à écrire un polar envoyé par la poste.

« le Sentier de la guerre »

Sous la pluie : « Elle n’avait ni manteau ni imper et la pluie moulait, ajustait, sculptait sa robe déchirée sur son corps. Elle était jeune, belle et morte. » (page 13)

Et ça continue, encore et encore : « Il avait quelque chose de Moshé Dayan. D’un Dayan déguisé pour un carnaval macabre. Il ressemblait à un clown, à un clown mort et borgne. » (page 18)

Sans rire ? « Chaligny ne garda que deux prisonniers., Sandor d’une part et une jeune femme qui fut déférée au Parquet pour injures à agents. Elle avait traité un flic de policier. » (page 42)

Sans espoir ? « …. et s’ils m’avaient menti…. et si c’était plus grave… » « l’autre dort, le cerveau en ébullition. Peur de la piqûre, peur de l’anesthésie, peur de la douleur, peur de la mort, peur de la peur, peur de l’hôpital, espoir dans l’hôpital. Odeurs d’urine, de sueur, de désinfectant, odeur de sang, de médicament, odeur de merde, odeur de morgue, odeur de vie. »

À Paris. Et à deux portes de Paris : « Ce n’était pas la campagne, ce n’était plus la ville. Terrains vagues, bosquets étriqués, herbe grisâtre, chemins défoncés. La zone, repoussée des lisières de la ville par les constructions nouvelles, apparaissait comme une moisissure. Roulottes, tôles ondulées, baraques de parpaing. Comme un camp de réfugiés, après une catastrophe, le bidonville étalait dans la plaine ses pustules à vif: promiscuité, racisme, crasse, ignorance. » (page 64)

« Une journée, comme une autre, s’achevait dans le Sentier. » (excipit, page 217)

Article déjà publié ici le 25 novembre 2022.

C’est après ce temps pour se taire que commence celui pour écrire et témoigner de sa mort à Auschwitz. Car, né en 1923 et mort en 2012, Joseph Bialot, né Joseph Bialobroda, d’origine polonaise, a traversé le XXe siècle dignement (et écorné le XXIe) en essayant d’en rire. Je ne sais pas s’il a réussi mais il aura essayé. Ça commençait mal. Arrêté pour faits de résistance, le Juif de 21 ans est déporté à Auschwitz, près de Birkenau, « l’usine à tuer », et « libéré » le 27 janvier 1945. De retour en France, il s’occupe de « prêt à porter » (lire plus haut). Car, ce qu’il voulait, c’était « durer, écrire, écrire et écrire ».

C’est La Manufacture du livre qui réédite l’indicible C’est en hiver que les jours rallongent publié précédemment en 2001 au Seuil. Belle initiative tant ce récit est à ranger aux côtés de ceux qu’il encense dès les premières pages : David Rousset, Robert Antelme, Primo Levi et André Lacaze.

Déporté à 21 ans à Auschwitz, Jo y restera jusqu’à la libération du camp en janvier 1945. Ce sont ce mois-là qu’il transcrit et les suivants où il a perdu son humanité puis a tenté de la reconstruire pour devenir un homme, un mari, un père, un salarié, un écrivain. Et, un jour, devant un reportage sur Auschwitz, il ne reconnaît pas le camp tant les arbres ont poussé depuis. Il s’en inquiète à une amie, ancienne déportée : « – Que veux-tu, les arbres ont poussé après notre mort. » (page 12) Viendra alors, après le temps pour se taire, un temps pour écrire. C’est en hiver que les jours rallongent est le récit accouché de ce temps-là, ces deux temps-là. Il faut lire ce témoignage de l’indicible.

Joseph Bialot, C’est en hiver que les jours rallongent (La Manufacture de livres, 2023, 348 pages, 18€90)

Joseph Bialot, Le Salon du prêt-à-saigner, 2023, 242 pages, 12€).

Noiraud de Tarse

Dans les épisodes précédents :

Épître 1 : Lettre de Noiraud de Tarse aux Philistins et autres épiciers de la quinzaine du blanc (Kotzwinkle, Slocombe, Manotti).

Épître 2 : Lettre de Noiraud de Tarse aux donneurs d’ordres, matons et autres pourvoyeurs de la misère humaine (Holmas, Bourcy, Millar).

Épître 3 : Lettre de Noiraud de Tarse à la nuit qui tombe, lourde, lente et qui clot nos yeux qui ne veulent plus voir le matin blême, murmurant son envie d’en finir (y a d’la joie !) (Roszak, St John Mandel, Férey).

Épître 4 : Lettre de Noiraud de Tarse à la vieille dame indigne, 70 ans en 2015 mais toujours bon pied-bot bon œil de verre, des cheveux gris violets délicats et fins et un dentier de rechange pour mordre la main tendue, que voulez-vous, elle préfère le poing (Daeninckx, Weisbecker, Marpeau et Kermici).