2. Il n’y a de place que pour le silence (Le feuilleton de l’été, saison 8 / anciennes nouvelles inédites)

« Rien n’aura jamais fait la peine que tu nous fais
Rien n’aura jamais fait la peine que tu te fais
. »

* « Il neige », Jean-Louis Murat

Vous voulez de mes nouvelles ? est la rubrique fictions de l’auteur du site. Il y poste des nouvelles, anciennes oubliées et d’inédites ravageuses, des épisodes loufoques de feuilletons estivaux, de sombres récits noirs et des autofictions autocentrées. De temps en temps, le tout est illustré par un tiers qui prend le quart pour donner corps aux mots. FB

Ce feuilleton est enfin proche du titre de la rubrique qui l’abrite. Vous allez lire de mes nouvelles. Cependant, ce feuilleton n’en est pas un puisque chaque semaine sera l’occasion de découvrir une nouvelle. Enfin, pas si nouvelle que ça. Une semaine sur deux, il s’agira d’une ancienne nouvelle. La semaine suivante, ce sera une inédite. Leur lien ? L’excipit de la première (ancienne) sera l’incipit de la seconde (inédite). On cherchera vainement d’autres liens entre les deux. Il est possible qu’il y en ait.

Aujourd’hui au programme : Il n’y a place que pour le silence, nouvelle inédite de 2023 qui reprend l’excipit de la précédente (Et j’ai essayé de prononcer son nom et de lui dire, une dernière fois, que je l’aimais.) comme incipit…

Prescience : Jean-Louis Murat l’avait juré : lui vivant, pas de Best of. Il est décédé la veille de la sortie de son premier Best of

À venir la semaine prochaine : On dirait la mer, une nouvelle théâtralisée au Festival de Granville (Les Visiteurs du Noir, 5ème édition, janvier 1998), publié dans Ligne Noire (n°7/8 mai 1999) et dans Caïn n°26 (Baleine, printemps 2001)

Il neige il n’y a place que pour le silence

(…)

Rien n’aura jamais fait la peine que tu nous fais
Rien n’aura jamais fait la peine que tu te fais

(Il neige / Jean-Louis Murat)

Il n’y a place que pour le silence

Et j’ai essayé de prononcer son nom et de lui dire, une dernière fois, que je l’aimais. Mais je n’ai pas pu. La porte a claqué. Un soir d’hiver. De grand froid.

Elle est partie. Et je suis là. Seul, En plein été.

Le papier est blanc. Comme neige. Rien ne sourd. « Il n’y a place que pour le silence ».

Mon pauvre Jean-Louis. Voilà. Ça y est. Elle est parfaite.

* * *

Il est allongé comme un gisant. La rosée a marbré sa peau qui prend l’aspect translucide des méduses. Il a les yeux ouverts. La barbe naissante. Il a un flocon de neige sur le front.

– Vous croyez que c’est ce qui l’a tué.

Il prononce toutes les lettres et toutes les syllabes comme s’il n’était pas de ce monde.

– Qu’est-ce qui vous fait penser qu’on l’a tué ?

Cette manie qu’il a de répondre à une question par une autre comme s’il fuyait ce monde.

– Sa position. On dirait qu’on a pris soin de lui comme si c’était un proche.

– Et on l’aurait tué à l’aide de quoi ? Avec ça.

Il montre le flocon de neige, comme figé par l’absence de degrés positifs au thermomètre en ce mois de juillet.

– Je ne sais pas mais c’est étrange.

– On a son identité ?

– Jean-Louis Burghaud, d’après un voisin. Un poète. Un barde.

– Qui ? Le voisin ?

– Non, la victime.

– Si c’est une victime, c’est qu’il y a un coupable. Vous y tenez. Un poète, je vois, je ne comprends pas, mais je vois. Un barde ?

– Il chantait.

– Bien ?

– Il paraît.

– D’après qui ?

– D’après son voisin.

– Il est critique musical ?

– Non. Voisin. Un agriculteur je crois. Il fait du bois.

– Un rapport ?

– Je m’y mets tout de suite monsieur.

– Non. Un rapport point d’interrogation.

– Ha.

– Alors ?

– Heu… entre ?

– Laissez tomber Anatole.

Quand monsieur Ferré l’appelle Anatole, il ne faut pas trop la ramener. Il s’accroupit.

– Qu’est-ce que vous faîtes ?

– Je m’accroupis comme vous.

– Pour quoi faire ?

– Pardon.

– Je n’ai pas besoin de vous, Anatole. Allez donc frapper à quelques portes. Commencez par le critique musical, il a l’air d’en savoir davantage qu’il n’en dit. Tout le contraire des critiques…

* * *

Je frappe à la porte faute de sonnette.

On m’ouvre :

– Ha. Encore vous.

– Oui, Anatole Arcole, lieu…

– Oui. Comme tout à l’heure.

Ils se sont donnés le mot aujourd’hui ?

– C’est-à-dire ?

– C’est-à-dire que vous n’avez changé ni d’identité ni de grade depuis la dernière fois où vous êtes venu.

Moi aussi je peux :

– Le contraire vous étonnerait ?

– Une promotion est vite arrivée parfois.

– Oui mais non.

– Dommage pour vous.

– Peut-être l’aurais-je si je résous cette affaire.

– Quelle affaire ?

– La mort de Jean-Louis Burghaud.

Je tourne la tête en direction du gisant. Je reviens vers lui :

– Et vous vous êtes le voisin ?

– Oui.

– Vous êtes ?

– Le voisin.

Ce matin, ce froid glacial qui a revêtu les rues et les peaux contrastait avec la chaleur habituelle subsaharienne de l’été permanent qui squattait sur nos têtes, même à Noël. Mais nous nous y étions habitués à ces brusques changements du tout au tout qui ne ramenaient rien de bon. Tout était détraqué. Cela déteignait même sur les gens. J’en avais la preuve vivante sous les yeux. D’abord monsieur Ferré et maintenant lui :

– Il a un nom le voisin ?

– Oui.

– Et ?

– Jean-Louis Burghaud.

Et il me tend la main. Je regarde le ciel par la fenêtre. Il est bleu comme un glaçon.

– Je croyais que c’était le gisant.

– Murat ? C’est lui aussi.

Je frissonne. La chaleur me manque.

– Vous voulez bien m’expliquer ?

– Oui. C’est assez simple, en fait.

Ça va être compliqué.

– Je m’appelle Jean-Louis Burghaud pour les uns. Je suis agriculteur. Je fais du bois. Murat pour les autres. J’écris des chansons et de la musique. Depuis longtemps. Les deux. Avec un certain mérite et un certain succès. Je fréquente la beauté il faut dire. La nature est jolie par ici. Mes mots n’arrivaient pas à son niveau. Ma musique peinait à l’illustrer. Et puis, là, il y a peu, elle est partie. J’avais composé la chanson parfaite, un soir d’hiver, de grand froid. Un peu comme aujourd’hui. Elle n’avait plus rien à faire avec moi. J’ai eu beau prier, crier, lui murmurer que je l’aimais, elle a pris la porte.

C’est assez simple en fait.

– Comment s’appelait-elle ?

– Certains l’appellent l’inspiration, le souffle. D’autres l’enthousiasme, la création. Ma muse ne s’amusait plus avec moi. Après avoir atteint la perfection, elle voulait visiter d’autres que moi. Il a alors cessé de m’intéresser. Il ne me servait donc plus à rien. Je l’ai tué. Avant de glisser dans le grand toboggan, il a dit : « Rien n’aura jamais fait la peine que tu nous fais »

Simple mais compliqué.

– Comment pouvez-vous être ici et lui là-bas si vous êtes le même ?

– C’est assez simple, en fait. J’ai très vite su que le succès tuait. Dans le fond, je n’ai jamais trouvé que je méritais vraiment le succès. Je n’étais pas assez costaud pour supporter ça. Il ne m’est jamais tombé dessus, heureusement. Mais la chanson parfaite, je veux dire celle qui ne pue pas la chaise, ça, je m’en méfiais. C’est retorse une mélodie, ça s’insinue, ça scie. Les mots imprègnent, impriment, imposent. Les deux conjugués, c’est mortel. C’est ce qui m’est arrivé. Aussi, a-t-elle quitté la maison, a passé le seuil. Je n’avais alors plus besoin de lui. Murat. Le gisant. Alors je l’ai tué. Il est mort alors que je lui glissais : « Rien n’aura jamais fait la peine que tu te fais. » Un seul flocon a suffi. Voilà. Vous allez prendre du grade.

Il regarde le ciel par un coin de la fenêtre. Il me tend la main.

– Au revoir monsieur.

Comment je vais expliquer ça à monsieur Ferré ? Je la lui serre.

– Ha. Une dernière chose. La chanson parfaite, c’était quoi ?

Il me fixe dans les yeux. Puis il monte au ciel, au zénith, en plein été, le soleil cogne mais il est froid, la neige se met à tomber, son regard plonge et il tend l’oreille en plissant des yeux. Je l’entends compter. Deux mains et un pouce plus tard, onze secondes égrenées, on entend un loup hurler, doucement, péniblement, douloureusement. Alors, il sourit. Puis, « il n’y a de place que pour le silence » qu’il rompt en me soufflant :

– Il neige.

François Braud

7/7/2023, nouvelle inédite, écrite après la mort de Jean-Louis Murat en écoutant Il neige.