« Dépouiller les autres, c’est la base de ce pays. »

« Des Noirs fiers et consciencieux des enjeux raciaux jusqu’à un certain point – suffisamment clairs de peau pour passer pour des Blancs, et un peu trop pressés de vous le rappeler. »*

* page 98

La position du critique debout est une zone critique mettant en avant un ou plusieurs livres de manière la plus franche possible sans souci d’y trouver, en retour, la moindre compensation si ce n’est celle que vous auriez en me disant que cela vous a donné envie de lire… ou vous aura éclairé pour ne pas le lire… FB

Aujourd’hui : Harlem Shuffle de Colson Whitehead (traduit par Charles Recoursé) chez Albin Michel, 419 pages, 22€90€

Avec une ligne passablement noire (mais un récit notablement blanc), une action concentrée dans un Harlem noircissant entre Juifs et Irlandais dans les années 60 (le récit commence en 59), la comparaison était inévitable. Mais pas forcément souhaitable. Colson Withehead n’est pas Chester Himes (même si la naïveté de certains personnages fait penser à celles de protagonistes de Chester), ni Donald Westlake (même si, comme John Dortmunder, Ray Carney met, sans le vouloir, les mains dans le plat et y patauge avec entrain en se demandant comment il va faire pour que personne ne s’en aperçoive alors qu’il a les coudes embourbés dans le potage), il est moins drôle que le dernier et moins corrosif que le premier mais cela n’enlève rien à son intérêt. Une redite aurait été usante. Virtuose de l’enchaînement, il nous mène là où il veut en nous entraînant plus loin que l’on croit, et quand on se croit perdu, on retombe sur ses pattes. Un style pyramidal (il accumule des détails) en ellipse (il saute de scène en scène, du décor à la scène, de la scène dans le décor) et en spirale (il s’enfonce et nous avec lui digressons). Presqu’une illustration du principe de Coleridge* nommé « la suspension consentie de la crédulité » : on accepte de mettre tout scepticisme raisonnable de côté et on adhère en toute foi et confiance au récit. Il tend évidemment plus à la reconstitution d’un vécu même décalé (il y a été enfant, plutôt dans les années 70 et il n’y a vécu que jusqu’à l’âge de 5-6 ans) qu’à un Harlem fantasmé de La Reine de pommes cuisinée par Ed Cercueil et Fossoyeur ou du New-York cavaleur des Aztèques dansants de Donald Westlake.

* je frime un peu avec ce principe découvert il y a peu sous la plume de Pierre Lemaitre et son Dictionnaire Amoureux du Polar (Plon).

« Combien de temps faut-il s’acharner à sauver une chose qui est déjà perdue ? » (page 295)

En revanche, l’écriture est plus étonnante, moins narrative, plus torturée, moins franche. Ray Carney est un commerçant honnête qui ne rêve que de changer d’appartement* et va, certains soirs, observer, dans des quartiers voisins, rêver à une future destination, une autre vie. Plaisir simple, bonheur accessible. Cela dit, les affaires sont les affaires et, il est vrai, certaines marchandises, Ray Carney ne regarde pas trop leur provenance et leur redonne vite une vie légale. Ce n’est pas tombé du camion pour personne. « Pas voyou, tout juste un peu filou. » Très famille aussi. Son cousin, lui, est carrément dans la filouterie et a les deux pieds dans la défonce aussi. Et, pour amadouer un parrain, il lâche le nom de Ray pour un fourgue de renom. Voilà notre bon commerçant les pieds dans la vase. Comment entre la vente de deux canapés, Ray va-t-il se sortir de ce mauvais pas ? De côté pense-t-on, non ! Bien en face ou par derrière, tout dépend d’où on se place. Les frontières sont floues. L’honnêteté oscille. L’intérêt s’impose. La décision prise.

* Pour paraphraser Westlake, à New-York tout le monde cherche un appartement…

« Léger mais pas trop fin – il ferait un effet bœuf au poignet d’une fille de la haute, autant qu’à celui d’une femme qui devait gagner sa croûte et n’aurait jamais la moindre chance de toucher un bijou pareil. » (page 191)

Disposé en trois tableaux qui pourraient presque être lu indépendamment (même si le fond fond parfois, la forme reste bandante), ce triptyque nous propose d’entrer dans Harlem, d’en sentir les essences, d’en subir la chaleur, de côtoyer la faune, la plèbe, la pègre, observer le petit, voire l’infime pour comprendre le général. Ray Carney, c’est la volonté de reconnaissance au moment où les Noirs tentent simplement de survivre dans un monde de Blancs, d’affirmer que, comme toute personne humaine, ils ont des droits civiques q’u’ils se dépêchent d’affirmer, de clamer avant de recevoir une balle dans le dos ou d’être lynché comme des strange fruit. On sait le combat long, difficile et entre les émeutes de 1964 à la suite de la mort d’un adolescent noir, abattu par un policier blanc et celles de la mort de George Floyd étouffé sous des genoux blancs policiers, on se dit que tout a été écrit. Et pourtant, ça continue. Encore et encore.

Car ce n’est pas fini. Ce roman est le premier tome d’une trilogie…

François Braud

papier écrit en écoutant Strange fruit de Billie Holiday et Harlem Shuffle des Stones (d’après Bob & Earl – 1963), of course..*

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