Caïn a du chien

Dans le rétro est une rubrique qui va se pencher sur ce qui est paru, autrefois, et qui mérite d’être relu. Je vais donc puiser dans la revue Caïn que je dirigeais, entre les années 1989 et 2002, avec le célèbre Jacques Jamet. Et, honneur à lui, je débute cette rubrique par un texte sur Jim Harrison, décédé depuis peu (26 mars 2016) et qu’il faut évidemment lire, voire relire. Régalez-vous ! FB

                                    Jim le Chien vous parle

                             Par Jacques Jamet

 Je me souviens

Des gaufrettes parlantes.

 Elles avaient, à l’heure du café, toujours le mot qu’il fallait : « Aujourd’hui peut-être », « Aimez-vous Brahms ? », Accordez-moi cette valse ! », « Ou alors demain », « Pourquoi pas ? »

C’étaient des bristols comestibles que l’on croquait après avoir bu leur message, comme font les James Bond de série B de leurs instructions top secrètes.

L’une est restée gravée en moi ; enfant, je la reproduisais sans la comprendre sur la margelle de mon assiette vespérale, en lettres de vermicelle : « Garde-toi de l’anthropocentrisme ! » Dans le meilleur des cas, quand la louche à alphabet avait fait bonne pioche.

Plus tard, j’ai pigé : ça voulait dire que le cerf  rée, l’huppe pupule,le faon ralle, le corbeau croasse et le crapaud croît jusqu’en fin de puberté ; l’homme rit, c’est son propre. Il est le seul, de surcroît, à savoir que le cerf rée, que l’huppe etc.

Pourtant, il y a peu — même pour vous qui avez deux mois de plus que moi (voir édito : Le Syndrome de Philéas ) —, j’ai appris quelque chose. Que je ne devrais pas vous dire, car c’est mon Briard qui me l’a dit et il m’a dit de ne pas le dire, alors ne le dites pas : les chiens parlent, lisent Télérama, cotisent à la sécu, n’aiment pas les chiens policiers mais il en faut et ne    votent pas quand la saison de la pêche, de la chasse et de la tradition est ouverte.

Au fait ! Au fait !

Nouzivla : un chien se balade chez les Jim, de Crumley à Harrison. C’est le même personnage sous divers avatars, jamais tout à fait le même c’est vrai, jamais tout à fait un autre c’est exact.

Nous appellerons donc Jim, que vous soyez d’accord ou pas, le chien des Jim, par une variété de métonymie qui, si elle était encore à inventer, voit maintenant son moule tourné.

Bien entendu, il faut impérativement que Jim soit ici, et il est ailleurs. Pas grave ; mettons à la trappe les formules du genre : « Venez ça, Jim ! ‘’ ; utilisons plutôt la méthode dite « Sorcier », du nom de son créateur ; Sorcier : « Jim, qui venait de finir son pipi, détalait à fond de train à la poursuite d’un gros camion.

‘’ Biscuit biscuit biscuit biscuit ‘’ hurla Sorcier.

Le chien stoppa net et revint en trottant. Il agita la queue avec frénésie et sauta dans la voiture.

‘’ Pauvre mec ! Je t’ai bien possédé. Il n’y a pas de biscuit’’. » (1)

Vous voyez, comme dans tous les rapports humains, les relations avec Jim requièrent un savant cocktail d’acier et de velours. Même chose quand on discute avec lui et que la discussion prend un tour polémique : n’hésitons pas à masquer une infinie tendresse sous un lexique un peu âpre : « Jim s’assit devant lui, visiblement étonné. Sorcier le prit par la peau du cou […] : ‘’ Bougre d’enfoiré de salopard de merde ! Tu entres encore ici en grognant et je te jure que je t’arrache la tête et que je la fous aux chiottes. T’as compris, crétin ?’’ » (1)

Alternons la glace et la braise. N’hésitons pas, lorsque l’instant s’y prête, à cueillir sur les cimes lexicales l’edelweis littéraire : « En passant derrière Trehearne, je l’ai vu, un bras épais passé autour du cou tout plissé de Jim, en train de lui réciter des bouts de poèmes à l’oreille : ‘’ La falaise sur laquelle nous faisons cap est en train de s’ébouler…ce… La puanteur saumâtre de la baleine… ah, et merde…on a pourtant commencé bien, tout ça pour devenir les ringards du quatrain, et pour finir merde de chien…’’ »(2) La dernière remarque est cependant à éluder comme blessante, ainsi que l’ont remarqué les psychologues les plus éminents.

Quand nous avons engagé la conversation avec un Jim le Chien, rien n’est plus convivial que de trinquer gaiement et de sceller notre amitié nouvelle au sceau de la boisson. Attention, aquaphiles et foies fragiles, Jim sait être un sacré leveur de coude : « Quand j’ai finalement rattrapé Abraham Trehearne, il était en train de boire des bières avec un chien alcoolique nommé Jim dans une taverne mal en point.[…] (2). « Trehearne s’est évertué à persuader Jim d’évacuer la banquette arrière, mais manifestement le chien revenait de cuite et donnait tous les signes de vouloir défendre sa position jusqu’à la mort. Ou du moins jusqu’à ce que Trehearne verse le contenu d’une canette bien glacée dans un enjoliveur d’Hudson tout rouillé. Le museau dans sa bière matinale, Jim nous a ignorés… » (2)

Mais Jim, comme vous et moi, est versatile voire cyclothymique, et peut passer  par des périodes A.A . d’absolue chasteté éthylique : « Le chien entra dans le lac et plongea complètement la tête dans l’eau ; c’est ainsi qu’il buvait. Il ouvrait la gueule et laissait entrer l’eau. » (1)

Le fin du fin, of course, est dans l’amitié virile qui peut vous unir à Jim, fût-il une chienne, et dans ces mâles démonstrations mises à la mode par les joueurs de foute quand l’un d’entre eux a éjaculé dans les biois adverses : « Le terrible animal lui flaira consciencieusement les jambes. Puis il leva les yeux et le considéra attentivement. Il se dressa silencieusement sur ses pattes arrière. Les pattes avant s’abattirent sur les épaules de Toddy. La truffe noire se colla pratiquement contre son nez . » (3)

Si parler à Jim est bien, savoir l’écouter est mieux, le laisser s’exprimer top, quoique parfois périlleux : « Toddy avait pratiquement terminé sa journée lorsqu’il rencontra l’homme sans menton et le chien qui parlait. » (3). « […] Jim posa sa tête ovale tout contre la hanche de Toddy ; puis il se tourna vers la cloison et se mit à ‘chanter’ :

-Pluu Prrèèè-Twâââ.

Il excellait dans les aigus et il le savait.

– Pluu Prrrèèèè-Touâââ, hurlait-il. Pluu Prrèèèè Touâââ. » (3)

 C’est pas tout ça, mais il me faut à présent tirer une conclusion chiadée, sinon les clébards vont encore m’accabler d’un courrier long comme un jour sans nonosse, pour m’accuser de m’écouter parler avec une veule auto-complésance pour ne rien dire. D’accord, je la tire. Tout individu, preux ou pou, lente ou gazelle, acanthe ou coelacanthe, Lord ou Jim, prend dans un récit, comme une personne devient personnage, le statut de personnage (non-comique de répétition). Pas comme chez Jehan de la Foufoune qui, à force de s’éloigner dans le temps, va finir par inspirer Ésope, et chez qui l’animal n’est qu’un humain grimé.

La fiction est le grand Égalisateur, dans laquelle vont bras-dessus bras-dessous, fraternels, l’entomologiste, l’anthropologue, et le cynologue.

 Ainsi parle Jim le chien.

 Jacques Jamet

 Jim le Chien a vaqué sans laisse et librement dans :

(1) Sorcier  (Jim Harrison)  10/18  No 1987

(2) Le dernier baiser  (James Crumley)  10/18  No 1796

(3) Une combine en or  (Jim Thompson )  Rivages/Noir No 77

Article paru dans Caïn, n°28 (dossier Jim), page 38 (printemps 2002)

cain-nd-28-special-pagan-dossier-jim-thompson-harrison-crumley-nysbet-t28

                                                                                           J.

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