Harlem, en vœux-tu ?

« Dis-moi Viper, lança la baronne, quels sont tes trois vœux les plus chers ? »* (Jake Lamar)

* Viper’s dream, incipit, page 9

Ça bouge dans le noir est une rubrique alertant l’œil du lecteur et de la lectrice vers une information concernant un festival, un prix, une arrivée ou un départ, une action d’une association, un débat, une souscription, une avant-première, une conférence, une disparition, une réédition, bref, quelque chose de la plus haute importance dans ce genre que nous aimons… FB

Aujourd’hui, retour sur un livre qui condense le noir, ses codes et son désespoir par le plus français des auteurs américains, Jake Lamar. Réédition de Viper’s dream (traduit par Catherine Richard-Mas, Rivages/Noir n°1123, 2023, 230 pages, 8€50) est un roman à lire sur fond de jazz, ça tombe bien, pages 233 à 236, l’auteur liste les morceaux qu’il a le plus écoutés en travaillant sur ce texte.

En lice pour le Trophée 813 Michèle Witta du roman étranger* et du Grand Prix des Lectrices de Elle l’an dernier, Viper’s dream n’attend que votre suffrage : celui du plaisir à suivre la déception d’un trompettiste raté mais l’ascension d’un caïd redouté.

Il fait aujourd’hui partie de la sélection Rivages des Libraires 2023 avec La mort sur ses épaules de Jordan Farmer, Revolver de Duane Swierczynski, Tempêtes d’Andrée A Michaud, Une guerre sans fin de Jean-Pierre Perrin, La Longue Marche des Navajos, d’Anne Hillerman, L’Hôtel de verre d’Emily St. John Mandel et Un bon Indien est un Indien mort de Stephen Graham Jones

* Voilà ce que j’en disais au moment où…

Rivages

« Le Diable a peur de moi. »

Viper’s dream, ça pulse, ça enfume et ça chiale.

Les barreaux de l’échelle sociale

Ça pulse. Clyde Morton ne sera jamais un grand trompettiste de jazz, non. Mais d’homme de main à parrain, il va gravir les échelons pour arriver en haut de l’échelle. Non sans mettre fin à la vie de trois personnes. Les deux premières, il ne les regrettait pas. En revanche, la dernière, lui fout un de ces bourdons. C’est là qu’on le trouve, chez Nica, la baronne Pannonica de Koenigswarter, à Cathouse, un soir de novembre 1961. Clyde Morton personne ne connaît que sous le nom de The Viper, la vipère : « un complet chic, un sourire entendu aux lèvres sous une fine moustache, les cheveux brillants, apprêtés. » (pages 10-11) Il pleure dans son bourbon (il y a eu un mort chez Yolanda) quand Nica lui demande : « Si on t’accordait trois vœux et qu’on les exauce sur-le-champ, que demanderais-tu ? » Viper y réfléchit, ferme les yeux et s’imagine « revenu là-bas, en Alabama, à Meachum en 1936. »

« Haarlem. Avec deux a. »

Ça enfume. Haarlem. Harlem. « Étourdi par le bruit, l’énergie, et la vue de tous ces Noirs, des Noirs de tous milieux (…) et même un policier noir ! » (page 20), Clyde Norton déambule, « et là, sur un tableau à pieds posé à côté de l’entrée, était inscrit : CHERCHONS TROMPETTISTE. ENTRER POUR AUDITION. » (page 21) Mais son rêve de gloire musicale s’envole (« Je suis désolé, c’était affreux. », page 23) dans les fumées de marijuana (loco weed mexicaine) d’une cigarette de Pork Chop (« Je te présente Mary Warner, Clyde. Également connue sous le nom de marijuana. », page 25) qui lui trouve un boulot de coiffeur en attendant d’être présenté à Mr O. (Abraham Orlinsky), propriétaire d’un night-club et souteneur de Mary Varner. Viper devient son homme de poings et fait jouer ses muscles : « C’était la toute première fois qu’il donnait un coup de poing à un Blanc (…) [il] venait enfin de venger la mort de son père. » (page 49)

« Haarlem. Avec deux a. » Le bon temps. « Le business de la fumette (…) florissant » avec « le bureau en sous-sol de chez Gentleman Jack » comme « centre de distribution idéal pour la loco weed mexicaine. Les dealers de Viper se déployaient ensuite dans tout Harlem. Et grâce à la protection de l’inspecteur Red Carney, les flics laissaient Viper tranquille. » (page 72) Mais la guerre. La seringue et le ceinturon concurrencent la loco weed et tout change. Il faut passer à la vitesse supérieure. Ça nécessite des aménagements.

« Salut Killer. » « Mes amis m’appellent Yoyo. »

Ça chiale. Yolanda, la première fois que Viper l’a vu, il s’appelait encore Clyde. C’est dire. « Salut Killer. » qu’elle l’appelle. « Clyde n’avait jamais vu quelqu’un d’aussi rayonnant. (…) Elle semblait illuminée de l’intérieur. Même en uniforme de femme de chambre, il émanait d’elle comme quelque chose de royal. » (page 61) Connexions établies. Entre Clyde et Yolanda. Et pour nous lecteurs entre la jeune Yolanda de 1936 et la Yoyo d’après, de 1961. Que s’est-il passé entre deux, entre eux deux ?

Elle, la voie unique du jazz, lui, l’unique voie des jazzmen sont deux êtres de légende urbaine, qui jouent tous les rôles : la belle et le péquenaud, la chanteuse et le patron, la femme de chambre et l’homme de main, la maîtresse et l’amant… Se donnent-ils une chance, une seule d’y arriver ? Vivre à deux, pour deux et pas à côté. À attendre l’amour ET la vérité. Tout cela n’est peut-être qu’un vœu qui ressemble plus à un regret. Mais y a-t-il vraiment une différence entre les deux ? Vient alors le temps des remords…

Viper’s dream est le roman noir du jazz, une de ses meilleures sessions.

Viper’s dream, par sa construction parfaite qui swingue entre les époques, par sa reconstruction d’un Harlem autant fantasmé que réel* et par la déconstruction des rêves d’une humanité transpirante qui tente de s’y faire une place, rêves qui partent en fumée ou s’étiolent dans les pistons d’une seringue, est le roman du jazz glissant vers be-bop, des quartiers noirs vers les quartiers bourgeois blancs, de l’amitié à la loyauté et de loyauté à la trahison.

* Viper’s dream inaugure la série New York Made in France chez Rivages.

Viper’s dream est le roman noir du jazz, une de ses meilleures sessions.

François Braud

livre reçu en service de presse, merci à Alain Deroudilhe de Rivages

papier écrit, évidemment, en écoutant Vipers’ dream par Django-Reinhardt

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