Contre Dictionnaire Amoureux du Polar / Lettre H (Partie 1)

Attention, vous pénétrez sur un site à prétention littéraire. Vous en connaissez les risques, vous en assumerez les conséquences.*

* Lire, c’est prendre le risque de mourir sans connaître la fin.

Ce projet de « Contre dictionnaire amoureux du polar » (CDAP) est un projet à long terme, très long terme. Il se veut un hommage critique au Dictionnaire amoureux du polar (DAP) de Pierre Lemaitre (Plon), lauréat du trophée 813 Maurice Renault récompensant un ouvrage mettant en avant « le genre que nous aimons »*, « notre objet de passion »**. J’ai relevé le défi de bâtir un contre dictionnaire au sien, un codicille ou plutôt un complément, pas qu’une exégèse ni qu’une critique. Ni éloge, ni hagiographie, ni panégyrique, mais pas non plus de pamphlet, de satire, de diatribe. Juste une petite porte entrouverte par l’auteur dans laquelle je me suis engouffré : « Il y aura des oublis impardonnables, des injustices criantes, des jugements contestables, c’est inévitable : c’est un dictionnaire de ce que j’aime, et encore n’ai-je pas pu mettre tout ce que j’aime. » (introduction, page 11). J’ai donc relevé la gageure de combler, de réparer, de contester et, inévitablement, de construire le dictionnaire de ce que j’aime, et encore, sans pouvoir y mettre tout ce que j’aime et avec une difficulté supplémentaire, c’est de ne pas pouvoir (vouloir) revenir en arrière une fois la lettre publiée (pas de vision générale avant la fin). Ce sera le CDAP d’un critique mais aussi celui d’un éditeur (La Loupiote), auteur, directeur de festival (du polar à La Roche-sur-Yon – 85), rédacteur d’une revue (Caïn) et de tous ses souvenirs. Ce sera avant tout le CDAP d’un hannibal lecteur. Chaque lettre donnera lieu à deux parties : une critique des entrées de Pierre Lemaitre et un développement de celles qu’il aurait pu/dû y mettre. Voilà. L’hommage est sincère mais la langue n’est pas de bois. Le maître me pardonnera. FB * JP Manchette ** JB Pouy

À qui avez-vous affaire ? bio-biblio-2022

Si vous avez manqué le début… (ne manquez pas la fin au moins…)

C’est déjà du passé…

Lettre A, Partie 1 / Télécharger ? je clique là (ABC du métier (L’) / Alcool / Alibi)

Lettre A, partie 2 / Télécharger ? je clique ici (Amila Meckert / Arme du crime)

INVITÉ La contribution au CDAP : A comme Amila par Didier Daeninckx (auteur de romans noirs : Rions noir, avec Jordan, Creaphis)

Lettre A, partie 3 / Télécharger ? C’est là (Arnaud / Auster / Avis déchéanceAkkouche / Aztèques dansantsWestlake)

Lettre B, partie 1 / Télécharger ? C’est par là (Baronian / Bataille des Buttes-Chaumont (La)Jonquet / Battisti / Bête et la belle (La)Jonquet / Bialot / Bible)

INVITÉ La contribution au CDAP : B comme Battisti par Gérard Lecas (auteur de romans noirs : Deux balles, Jigal)

Lettre B, partie 2 / Télécharger ? Je clique là (Black BlocsMarpeau / Blogs / Brève histoire du roman noir (Une)Pouy / Brouillard au pont de BihacOppel / Bruen)

INVITÉ La contribution au CDAP de Jean-Bernard Pouy (auteur de En attendant Dogo), B comme Bruen.

Lettre C, partie 1 / Télécharger ? Je clique ici (Ça y est, j’ai craquéDessaint / Cadavres ne portent pas de costards (Les) – Reiner / Caïn / Canardo / Cette fille est dangereuseGranotier / Chuchoteur (Le)Carrisi / Chute)

Lettre C, partie 2 / Vous pouvez télécharger le post (Classer/déclasser, Codes et des poncifs, Condor (Le) Holmas, Michael Connelly)

Lettre C, partie 3 / À télécharger, (John Connolly, Contrat, Cosmix banditosWeisbecker, Coup du bandeau, Couverture (4ème de), Critique, Cuba, Cummins et BACK in ABC).

INVITÉ La contribution au CDAP : C comme Connolly par Pierre Faverolles (blogueur blacknovel1)

Lettre D, partie 1 / Téléchargez ? (Dahlia noir (Le)Ellroy, DamagesKessler, Kessler et Zelman, Del Árbol (Victor), Delestré (Stéfanie), Der des ders (Le) – Daeninckx et DexterLindsay/Manos Jr)

La contribution au CDAP : D comme Dahlia noir (Le)Ellroy – par François Guérif (éditeur Rivages, Gallmeister)

Lettre D, partie 2 / À télécharger, ici (Dicker Joël / Dictionnaire Amoureux du Polar (Le) de Pierre Lemaitre / DILIPO (Le) dirigé par Claude Mesplède / Divulgâcher, Donneur (Le) Akkouche / Doyle (Conan) / Drôles d’oiseaux Camus.

INVITÉ La contribution de Frédéric Prilleux au CDAP (auteur et spécialiste BD polar, blogueur bedepolar) : D comme Dredd (Le Juge)

Lettre E / Cliquez pour télécharger (Edogawa Ranpo, Encrage, É(L’) ou le polar lecture facile et Excipit (et incipit)).

IINVITÉ La Contribution d’Éric Libiot (journaliste écrivain – Clint et moi, On a les héros qu’on mérite) au CDAP avec le E de La Disparition de Perec et Echenoz.

Lettre F / Téléchargez le post (Fanzine, Fausse piste de Crumley, Faux roman policierGrand maitre de Harrison, Festivals, Fight Club de Palahniuk).

Lettre G, partie 1 / Cliquez pour le téléchargement (Gang de la clé à molette (Le) d’Abbey, Gendron, Goodis).

IINVITÉ La Contribution de Philippe Claudel (auteur : Les âmes grises, Le Rapport de Brodeck, Crépuscule, pour Edward Abbey).

Lettre G, partie 2 / Téléchargez ici ((Le) Grand monde de Pierre Lemaitre, (Le) Grand soir de Gwenaël Bulteau, (Le) Grand sommeil de Raymond Chandler et le film d’Howard Hawks et Jean-Christophe Grand G (Grangé)).

INVITÉ La Contribution au CDAP de Hélène Martineau, libraire des Instants Libres au Poiré sur vie (Le Grand monde de Pierre Lemaitre)

Lettre G, partie 3 / Le téléchargement, c’est (Gravesend de Boyle, Jean-Paul GuéryLa Tête en Noir, Gunther – héros de Philip Kerr, Jeanne GuyonRivages)

INVITÉ La Contribution au CDAP de Stéphanie Benson, auteure (collection Tip Tongue) pour Bernie Gunther de Philip Kerr

tome 16

SOMMAIRE

1. Le H par Pierre Lemaitre

avec

Le coup de cœur : Mo Hayder

Le coup de plume : André Héléna

Le coup de griffe : Sherlock Holmes

Le coup de corne de brume : Hiver de glace (Un)

2. Le H par François Braud

Au programme du H :

Haine pour haine (Eva Dolan), Happy Valley, Hardy Cliff (Peter Corris), Hannibal et Harris Thomas, Hole Harry (Jo Nesbo) et Himes Chester (Harlem).

H par PL (Pierre Lemaitre)

Le coup de cœur

Adieu l’artiste !

orrible ! C’est, selon PL, ce que l’on reproche souvent à Mo Hayder (pages 301 à 304), « cette fascination pour la violence« . Évidemment, contrairement à PL (« je suis un homme, plus très jeune, mon éventuelle perversité amuse, mais elle ne surprend plus »), Mo Hayder est « blonde, mince , séduisante souriante » alors tout le monde « aimerait l’avoir comme voisine de palier ! » Avant d’avoir ouvert un de ses livres, pensez : « cette femme enferme des pinsons dans la poitrine de ses victimes avant de les recoudre (Birdman) ». Mais Mo Hayder assume, pire, elle revendique : « L’obsession pour les serial killers c’est clairement quelque chose de féminin. » Et ça, ça plait bougrement à PL : « J’adore cette fille. » Et de dérouler la vie de l’auteure qui a successivement voulu assassiner son frère, abandonné l’école à 15 ans, adopté la vie punk, voulu devenir geisha en s’envolant au Japon et constamment fantasmé sur la mort jusqu’à l’obsession, ce qui la poussera au final vers l’écriture pour le plus grand bien de la société et de ses lecteurs et lectrices. La série des Jack Caffery est bluffante mais « son chef d’œuvre est Tokyo qui entremêle l’histoire du « viol » de Nankin (…) et celle d’ (..) une jeune Anglaise qui, plus de cinquante ans après les faits, développe une obsession pour ce massacre. »

Le succès, la gloire lui ont-elles épargné cette question rituelle des journalistes sur CETTE violence consciente ? Oui. Non pas parce que les journalistes ont ENFIN compris que « Mo Hayder ne se livre jamais à la violence pour la violence », c’est « avant tout un écrivain qui traduit admirablement la douleur de ses personnages. » mais parce que l’artiste comme la qualifie PL est décédée le 27 juillet 2021.

C’est pour cela qu’il faut lire Mo Hayder : une auteure n’est morte que quand on ne la lit plus.

Le coup de plume

« Le talent et la malchance »

ors du panthéon du polar, Héléna a contribué à le maçonner.

PL ne pouvait passer à côté d’André Héléna (pages 304 à 309). D’abord parce « qu’il fait partie des tâcherons, qui, des années 1950 aux années 1980, ont inondé les rayons des librairies de gare d’insupportables navets » et que, à l’image des « Jean-Pierre Ferrière, Roger Faller, Marie-Anne Devillers (alias Mario Ropp), Claude Ferny, et, hélas, tant d’autres* », il a contribué à peindre l’image du polar d’une « sinistre réputation » (que de nombreux autres vont tenter de ripoliner) mais, et surtout « parce qu’il possédait deux choses que les autres n’avaient pas : du talent et de la malchance. »

* Ouf, Georges J. Arnaud est « oublié »…

Je sens ce que vous allez dire : il n’y va pas de main morte, c’est quasiment un coup de griffe. Œuf corse dirait Frédéric Dard qui s’y connaissait aussi en production pléthorique mais avouez que quand la griffe est aussi délicatement méchante, c’est de l’art de la plume dont il s’agit ici. Et il lui lâche grave la bride : « Ce qui frappe, c’est la régularité avec laquelle Héléna va s’enfoncer, d’échecs en déconvenues, de revers en fiascos, jusqu’à sombrer corps et âme dans l’alcoolisme et mourir, à cinquante-trois ans, dans le village de son enfance, à peu près oublié quand il n’était pas méprisé. » Il n’hésite pas à convoquer aussi celle d’Yvan Audouard qui dit d’Héléna : « De son vivant, il était déjà posthume ». Quelle précocité !* On dirait Mozart… (mort à trente-quatre ans et demi) aurait rajouté Desproges, pas mal non plus d’ailleurs, question précocité (mort à 48 ans).

*La Minute nécessaire de monsieur Cyclopède

D’un autre côté, quand il affirme qu’Héléna « s’est vautré dans ses séries ineptes où la faiblesse le dispute à la nullité » ou encore qu’il a écrit des « histoires mal fagotées » avec « des personnages stéréotypés, des structures à l’emporte-pièce, de clichés et d’argot daté » à décourager « le désir de mémoire et l’estime littéraire » qu’on pourrait avoir de son travail, on se demande « pourquoi lui consacrer une entrée » dans son DAP ? Parce qu’« il avait plus de talent qu’il n’en a mobilisé » ? Certes mais quand vous lisez des histoires de mecs, de poules et de caves, qui courent après le flouss, « c’est fatiguant comme du Albert Simonin. » Alors ? Et bien jusqu’à ce que PL ouvre Le Demi-sel qui, dans les cinquante premières pages, promettait « un beau polar métaphysique », la série des Compagnons du destin ou Le bon Dieu s’en fout, Les clients du Central Hôtel, J’aurai la peau de Salvador… En fait Héléna est un formidable personnage de roman noir plus qu’un bon auteur : « il est passé juste à côté ». Et ça, ça « vous serre le cœur. »

Le coup de griffe

« La tête farcie » par l’usine à saucisse holmésienne

oulala, la gaffe !

Après ce coup de plume vachard, que nous réserve le coup de griffe ? Va-t-il oser ? Et bien oui. PL s’attaque au monument holmésien avec la ténacité d’un pigeon sur une statue indéboulonnable.

D’abord m’excuser platement auprès de l’auteur après avoir, à la lettre D, glosé sur son manque de clairvoyance pour n’avoir pas pensé à la machine à penser. J’écrivais honteusement ceci : « Dingue ! Rien à Doyle. Ni à Sherlock, pas plus à Holmes [SIC !] qu’à Watson, ni à Dr, ni même à Sir (il a été anobli en 1902 par la reine Victoria). Je n’irai pas jusqu’à affirmer que le maître de la machine à penser n’a le droit à aucune ligne ou aucun mot mais tout de même, c’est étonnant, voire consternant. Comment PL a-t-il pu oublier le génie du 221B de la rue du boulanger ? Et son candide médecin et rédacteur ami ? » Je me confonds dans les tréfonds de son indignation. J’ai franchi le Rubicon mais le triomphe est pour Pierre Lemaitre. Oui mais bon, comme dirait Nicolas, la repentance, ça va un moment…

PL s’attaque à Holmes (pages 317 à 321) mais pas par la face nord, le respect que voulez-vous… (et, il avoue même avoir été surnommé « Peter le noir » du nom d’une nouvelle du maitre – in Le Retour de Sherlock Holmes) mais par la porte de derrière, celle du musée du 221B Baker Street à Londres qu’il aligne comme un challenge de dominos. Habillé comme jamais il ne l’a été (« redingote écossaise, pipe et casquette à rabats – deerstalker »), Holmes accueille le chaland d’un « Élémentaire mon cher Watson » qu’il ne prononce dans aucune aventures sous l’œil de son créateur grimé comme son détective : « Il est heureux que Conan Doyle, qui a longtemps entretenu avec Holmes des relations orageuses, n’ait jamais vu ce douloureux hommage… » Suivent ensuite l’arbre généalogique de Doyle, des photos de son enfance, de sa ville, les maquettes des bateaux sur lesquels il a servi, son diplôme de médecin. Tout ça dans un climat pesant d’ennui profond. Place aux vitrines des premières éditions, comme celles du Strand Magazine, aux pièces « d’objets qui font partie de la mythologie holmésienne » et renvoie au folklore manquant « l’incroyable modernité » du personnage « sujet aux addictions (…) peut-être bipolaire, sans doute homosexuel, à la fois suractif et dolent, agressif et misogyne (…), glacial, narcissique, secret, c’est un homme complexe et, pour tout dire, absolument antipathique. » Mais « fascinant. » On n’oublie pas Watson avant de sortir s’il vous plait, à votre mauvais cœur m’sieurs-dames : « Sancho Pança, qui est tantôt un brave homme dépassé par le génie de son ami, tantôt un plouc à l’esprit rustique quand il ne passe pas franchement pour un con. » La visite se termine par la salle Prolongations où « le mythe moderne » se reproduit à foison et à l’infini en affiches, programmes, livres adaptations théâtrales, télévisées et cinématographique, déclinaisons, pastiches et imitations, plaquettes de sociétés de fans, biographies, analyses, thèses, objets publicitaires, etc. « Je sors de là la tête farcie. »

Un bien bel hommage en vérité à la créature qui s’émancipe de son maître et devient plus célèbre que lui. La rançon de la gloire.

Le coup de corne de brume

« Il parle un dialecte qui n’est compréhensible que pour son chien et ses voisins les plus proches. »

a ? Il n’est pas bibliothécaire Pierre Lemaitre. Certains ont le doigt mouillé, le compas dans l’œil, la main leste, les portugaises ensablées. La bibliothécaire, elle (vieille et blonde, forcément), a ses tics de classification des titres renvoyant les articles définis (le, la, les, l’) comme je viens de le faire à l’instant, entre parenthèses APRES le titre. Ce qu’on ne fait pas avec les articles indéfinis un, une et des qui eux restent fièrement AVANT le titre. Autrement, c’est le bordel. PL attire donc notre regard sur un auteur injustement « ignoré », Daniel Woodrell et un roman : Un* hiver de glace.

* Sans vouloir être tenace, cela lui aurait permis de garnir quelque peu son U : Un nommé Louis Beretti, notule unique, ne se serait pas plaint de ce compagnonnage…

Ree Dooly a 16 ans, « une mère shootée aux psychotropes et deux petits frères qui meurent de faim. » Aussi quand le père Jessup « virtuose de la fabrication de méthamphétamines » disparaît, elle part à sa recherche avant qu’on n’exproprie sa famille. Ce qu’elle rencontre, c’est la violence « des vallées désolées des Ozarks » « aux confins du Nebraska et du Missouri », pays des ancêtres de l’auteur. « Hillbilly noir » ou « country noir » ou « southern gothic », ce roman décrit ploucville et son ressortissant allégorique qui « possède un fusil, boit et produit de l’alcool de contrebande, et plus récemment de la drogue. Il a des dents pourries, porte des habits hors d’âge, prend un bain deux fois l’an. Il parle un dialecte qui n’est compréhensible que pour son chien et ses voisins les plus proches. » (page 315) En France*, on appellerait ces endroits des espaces hyperruraux, loin de tout, des services, des soins, de la justice, des richesses économiques. Des trous si ce n’était des paysages qui n’appartiennent à rien et qui trouent le cul. La survie des êtres humains dans ces contrées ne passera donc que par la solidarité, une valeur pas si facile que ça à trouver…

* Franck Bouysse pourrait en être un des représentants de ce rural noir frenchy, comme avec Buveurs de vent, par exemple… Et David Joy le descendant de Woodrell (Nos vies en flamme), l’ancêtre étant Charles Williams (The Dialond bikiniFantasia chez les ploucs)…

PL comprendrait que vous soyez peu enclins à vous plonger dans ce trou-là mais ce serait dommage de vous priver, conclut-il, « au moins, des aventures de Ree et son Hiver de glace. » Vous avez compris, s’il n’y a qu’un Woodrell à lire…

Ce roman a été adapté au cinématographe sous le titre de Winter’s bone réalisé par Debra Branik en 2010 avec Jennifer Lawrence qui creva l’écran…

H par François Braud

« Alors sache que si je ne te vois pas
Le mardi 23 au quai N°3
Je ne descendrai plus du bateau
Et on se reverra pas de sitôt
. »

abilement on s’en sort en affirmant, péremptoire : C’est affaire de goût. L’air de celui qui tient à assumer les siens tout en rabaissant ceux des autres. Loin de moi cette assurance d’avoir le bon goût au sortir du berceau mais je dois reconnaitre que celui de PL est quasiment sans anicroche. Ce qui me permet de l’affirmer ? C’est que j’aurais fait les mêmes choix. La preuve qu’il a bon goût, non ? Hammett s’impose – même comme chandlérien (Le Faucon de Malte), Hansen nous propose une société pas si rose (Le Noyé d’Arena blanca), Harvey ose la critique du libéralisme thatchérien (et le formidable Scalpel hante encore mes nuits), Hayder la nécrose de sentiments humains (Tokyo et Birdman évidemment), Hillerman décompose l’âme navajo (Les Clowns sacrés), Hitchcock (Frenzy) psychose de la douche et Holmes (Les Hommes dansants) yoyotte de la pipe. Je connaissais l’histoire de la disparition mystérieuse d’Agatha Christie (ABC contre Poirot) mais ignorait qu’elle était réapparue « comme cliente du luxueux Hydropathic Swan Hotel d’Harrogate (…) sous le nom de Teresa Neele, nom de la maîtresse de son mari. » Bien avant le Watergate, il y eut donc le Harrogate. Woodrell ne m’était pas inconnu mais je n’ai pas lu Un hiver de glace mais il est désormais sur la pile et attend de souffrir la comparaison avec Bouysse, Joy ou Williams… Quant à Héléna, le dossier Polar n°24 donne des pistes de lecture que je n’ai pas encore suivies…

Vous me permettrez de passer vite sur les choix de PL (j’en ai détaillé quatre plus haut) car le programme vaut son poids de pages (une vingtaine/trentaine de livres chacun – Héléna étant hors course) ou de pellicule (68 œuvres pour Hitch). PL aurait pu écraser la mule. Je m’en suis occupé pour lui. J’ai chargé lourd.

Haine pour haine

(Eva Dolan)

« Quand je suis seul dans ma grande chambre noire
J’ai des visions et des cauchemars
. »

eureusement qu’il y a des Anglaises qui débarquent pour renverser la table et piétiner les scones. Autrement, on aurait toujours l’impression de vivre dans un Cluedo et d’attendre le dernier chapitre pour avoir l’explication du pourquoi du comment et que pour le qui (who done it ?) soit confondu avant que son thé ait eu le temps de refroidir dans sa cup of.

Eva Dolan est de celles-là. Glory to her !

Et Shame on you les étriqués du bulbe de la white nation, les pakiphobes et autres défenseurs du on est chez nous là, Übermensch attardés !

Entre désindustrialisation sauvage et ultralibéralisme policé

Haine pour haine est ce condensé des travers et des petits arrangements de ceux et celles qui soufflent sur les braises de la mesquinerie élevée au rang de la plus franche des discriminations qui conduit à la haine nourrissant la violence. Un panel de phobies mêlées à la bêtise, l’incompréhension, l’intérêt, l’inculture, la méfiance sous-tendu par un océan de préjugés bâti sur des déconvenues transpirant le désarroi de ne rien pouvoir faire…

Haine pour haine est une promesse, celle de suivre des hommes et des femmes qui, travaillant à la section des crimes de haine, œuvrent, sinon pour un monde plus juste, pour que la justice soit appliquée. Et du boulot, il y en a. Surtout que les meurtriers ont un autre but que celui d’éliminer le vivant : « Il ne s’agissait pas simplement de tuer, il s’agissait d’anéantir » (page 50).* Visage masqué, salut nazi face caméra de surveillance après avoir massacré à coups de pied des étrangers, le meurtrier affirme sa haine au moment où trois travailleurs immigrés sont écrasés par un chauffard. La ville ouvrière de Peterborough, sur la côte est de l’Angleterre, bout entre désindustrialisation sauvage et ultralibéralisme policé et l’extrême droite masquée pourrait bien en profiter… ou en pâtir.

* Haine pour haine, Tell No Tales, d’Eva Dolan, traduite par Lise Garond, Liana Levi, 423 pages, 2019. J’espère que les références de pages sont bonnes car je travaille avec un spécimen acheté sur un site d’occasion à un vendeur peu scrupuleux et hypermétrope qui n’a pas vu la 4ème de couverture stipulant SPECIMEN en librairie le 10 janvier 2019, NE PEUT ÊTRE VENDU. Ça m’énerve, d’autant plus que je possède la version originale, achetée en librairie mais introuvable dans le foutoir de piles, d’étagères et de placards qui me sert de bibliothèque… d’où mon achat…

L’inspecteur Dushan Zigic, d’origine croate, fait équipe avec le sergent Melinda Ferrera de souche portugaise, qui « en avait bavé à ses débuts dans la police, un corps de métier où il valait mieux être blanc, en plus d’être un homme (page 97). » Ils vont devoir se mouiller pour trouver celui celle ceux qui et pour y arriver, il faudra peut-être utiliser « la diplomatie du flingue sur la tempe », « la seule qui marche » (page 126)…

Entre les lignes

Dans une société gangrénée par les réseaux asociaux qui diffusent en boucle des vidéos de lynchage, filment sans apporter aucune aide tout incident, en restant « à distance, en sécurité, silencieux face à la scène » (page 382) et dans laquelle chacun reste à sa place sociale : « J’ai jamais encore rencontré de patron qui se soucie de la sécurité de ses ouvriers. » (page 49) pendant que d’autres se placent : « Soigneusement mesurées, sans racisme explicite, mais c’était là néanmoins, entre les lignes. » (page 95), d’autres finissent par accepter l’époque : « L’infirmière lui répondit de faire dans son lit, on nettoierait plus tard » (page 99). Dans les hôpitaux, les yeux s’ouvrent sur l’échec : « ils laissent les vieux mourir dans leur merde » (page 101) et dans les commissariats, on ferme les yeux sur certains épisodes, on ment « pour couvrir un pote » (page 153). Le constat n’est pas amer, ni cynique, il est, factuel et désespérément actuel.

Zigic et Ferreira boucleront l’affaire : « des rapports à écrire, des formulaires à remplir, à classer dans les dossiers » … mais jamais « aucune justice là-dedans pour les victimes et leurs familles » (page 414).

« [Le candidat d’extrême droite] avait arpenté les rues, pris la température dans les fêtes de village et les journées portes ouvertes, était parti à la rencontre des gens ordinaires. Il savait qu’ils seraient prêts à lui donner leurs voix quand viendraient les élections. » (page 56)

Ce livre a un grand mérite et c’est, je crois, ce qui lui vaut d’être dans ce CDAP, c’est de bien faire prendre conscience à certains certaines des turpitudes et détours que mènent celles ceux qui veulent prendre le pouvoir et qui camouflent sous le tapis la poussière de leur vice pour faire briller la vertu de leur devanture. Cela se passe au Royame-Uni mais ça sent foutrement mauvais la France. « Ce qui le rendait d’autant plus dangereux, songeait Zigic, c’est qu’il n’avait pas l’air d’un fanatique d’extrême droite, à la différence de ses nombreux prédécesseurs qui avaient essayé, sans y parvenir, de donner à leur idéologie fasciste un visage lus acceptable auprès du grand public » (page 237). Lisse devant, clair derrière : « Cette immigration incontrôlée » donne « l’impression qu’on est des étrangers dans notre propre pays » (page 345). Eva Dolan n’est pas tendre, scalpel en mains, elle tranche dans le vif.

Alors, pourrait vite venir le temps où la maxime « on n’a pas essayé » va finir par payer. Même si, on n’a pas non plus essayé de monter sur la table en se mettant un doigt dans le cul, pour voir.

À noter que précède à Haine pour haine, Les chemins de la haine… 4 autres tomes attendent d’être traduits…

Happy valley

« Prépare ton mouchoir
Ton grand mouchoir blanc
Agite le bien
Que je le vois de loin
. »

ameçonné, non, harponné. Happy Valley est une série qu’on ne suit pas, c’est elle qui vous entraîne.

Encore une série britannique de qualité, pourtant sans course poursuite de voitures et des gros flingues en gros plans utilisés horizontalement sur fond de rap qui troue les oreilles.

En écrivant cette phrase, son début, je m’aperçois que j’aurais pu vous parler de Broadchurch aussi, une série (créée par Chris Chibnal) d’enquêtes menées par Hardy (David Tennant) et Miller (Olivia Colman)…

Catherine Cawood (fabuleuse Sarah Lancashire), proche de la cinquantaine, vit avec sa sœur, Clare Cartwright (émouvante Siobhan Finneran), ancienne accroc à l’héroïne, ex-alcoolique et son petit-fils, Ryan, dans une petite ville de la région des vallées du Yorkshire. Sa fille Becky s’est suicidée après une relation toxique avec le père de son enfant, Tommy Lee Royce (formidable James Norton), voyou psychotique que Catherine accuse du viol de sa fille et donc de son décès. Elle travaille comme sergent de police et elle apprend que Tommy Lee Royce est sorti de prison après avoir purgé sa peine pour un autre fait. La confrontation est l’objet de trois saisons (audiences records outre-manche) : la 1 et la 2 se suivent et la 3, qui clôt, définitivement la série, se passe 5 ans après les premiers épisodes à quelques mois de la retraite de Catherine.

Catherine Cawood (Sarah Lancashire)

Dire cela, s’en résumer aux faits, à ce teaser famélique, c’est passer à côté d’Happy Valley. Happy Valley est une série (écrite par Sally Wainwright) qui prend son temps : longues scènes de dialogues, paysages qui soufflent autant d’indices qu’un article de journal, travail du flic en uniforme, déshérence des service publics, pauvreté et ravages de la drogue, de l’alcool. L’ensemble tient tout autant de la chronique familiale sociale que du tableau sociétal, de l’intrigue que des histoires personnelles, du portrait d’une ville que de ses habitants. C’est touchant, émouvant et on entre dans la famille de Catherine comme dans la sienne, on sent les blessures s’enfoncer dans leur chair, la brutalité des sentiments et la brûlure des non-dits. Happy Valley est une vallée de lames et de larmes.

Are you fuckin’ serious ?

Cette série n’hésite pas à pousser l’audace jusqu’à viser l’émotion dans ce qui est convenu d’être, à priori, du pur divertissement, du whodunit à l’anglaise avec, en vrac, énigme à élucider et thé en sachet. Le sensationnel s’efface (et le tueur en série peut aller pointer au pôle emploi local) au profit du réel, l’extraordinaire se couche face au quotidien et les scènes secondaires font la nique aux cliffangers. Ainsi on peut voir Catherine tenter de raisonner un candidat au suicide (scène d’entrée dans la série) ou sa sœur qui repique à la ruche, mettre fin à la souffrance d’un mouton à l’aide d’une pierre en ayant pris son d’éloigner sa propriétaire, sa collègue tentant d’organiser une fête pour le départ à la retraite de Catherine sans lui dire tout en lui disant d’être présente ce jour-là à cette heure-là, une partie de football au cours de laquelle Ryan se fâche avec son entraîneur, les tourments d’un flic maladroit et adultère ; des exemples totalement inutiles – ou presque – en apparence – pour la résolution de l’intrigue. Au final, celui-ci se permet même de durer et d’être raccord avec le temps qui coule, le temps que les renforts arrivent.

Happy Valley, saison 3, épisode 4

« Ne me secouez pas, je suis plein de larmes ». (derniers mots d’Henri Calet)

Et si les gentils auxquels on s’attache sont profondément humains, imparfaits, colériques, lâches, dépassés, les méchants sont aussi misérablement communs, veules, faibles, capables de tout : pour quelques pounds, pour une dose, pour un verre, une galipette, et du pire pour sauver leur réputation, leur vernis face à leur femme, leur métier, leur famille, leur statut… Excepté Tommy Lee Royce dont la personne et le rôle sont profondément troublants tant il use de roublardise et de vice, de bêtise et de ruse, capable de passer du rire aux larmes pour manipuler les autres, en liberté comme en prison, focalisé sur ce qu’il est, oubliant ce qu’il a été : un homme se voulant sans passé, dont le présent seul compte, ignorant l’avenir jusqu’à ce qu’il découvre et comprenne qu’il a un fils et, qui va, pour lui, réussir presque à nous en arracher des larmes (même si tout tourne autour de sa petite personne), quand justement, il devient plus humain, sur la fin, sur sa fin, plus humain aux yeux de ceux-là mêmes auxquels il a fait du mal, à part Catherine, évidemment inflexible et butée, colérique et lucide, la seule à affronter la blessure du soleil…

Tommy Lee Royce (James Norton)

Chronique sans glamour du quotidien des délaissé.e.s, portrait d’une cité désabusée, histoire de taiseux et de non-dits, de la violence quotidienne et de la pauvreté galopante, peinture d’une femme et de ses fêlures, de sa force et de sa mission professionnelle, personnelle et morale, mais aussi de femmes dépassées par leur addiction, leur progéniture (la mère de Tommy Lee Royce est plus vraie que nature), leur statut marital, Happy Valley est tout ça et c’est pour cela qu’on pense à Ken Loach en la regardant. Une réussite qui étale les échecs comme la rivière coule dans la vallée. Comme quoi la grisaille peut être éclatante.

Hardy Cliff

(Peter Corris)

« En grandes manœuvres depuis 6 mois
À chaque escale je pense à toi
À Barcelone et à Casablanca
Je t’ai envoyé quelques lettres déjà. »

istoriquement, Peter Corris est le premier auteur que j’ai lu chez Rivages. Je me souviens même du titre, La Plage vide, The Empty beach, Rivages/Noir n°46 (1988, traduit par Danièle et Pierre Bondil) et du lieu où j’ai acheté ce livre, au Festival de Grenoble, en 1988. Ce n’était pas la première aventure de Cliff Hardy mais la quatrième. Mais très rapidement, François Guérif publiera le premier tome de la série, Des morts dans l’âme, The Dying Trade, Rivages/Noir n°57, 1988, 304 pages, traduit par D. et P.B.. Six tomes sont disponibles (sur trente-cinq – il en publiait un à chaque Noël) ainsi que trois recueils (sur 7) de nouvelles mettant en scène Cliff Hardy. On peut aussi se délecter, hors série, du splendide Le Camp des vainqueurs, d’après Pierre Bondil, traducteur avec D.B. (The Winning side, Rivages/Noir n°176, 1994).

Cliff Hardy est l’enfant des Hard boiled américains, Peter Corris (1942-2018) le Chandler australien.

Le premier en a tous les stigmates et le second les intrigues méandreuses. La lecture de sa première aventure, Des morts dans l’âme en est, à ce titre, la confirmation évidente. La suite de la série se lit pour le plaisir d’avoir eu raison de suivre cette route…

Plus les frais

« J’avais près de quarante ans et ça se sentait. J’avais une maison à peu près payée, une voiture ne valant pas un plein d’essence, deux armes et quelques livres. J’avais un tas de cicatrices et un bridge ; d’autre part, je ne recevais d’ordre de personne, je n’avais à tenir compte d’aucun parti politique et la plupart des factures étaient finalement payées. » *

* Silverman, nouvelle in Heroïn AnnieHeroïn Annie and other Cliff Hardy stories, traduit par Richard Matas, Rivages/Noir n°102, 158 pages, 1990, 7€

Cliff Hardy (né à Sydney de mère diabétique**, ivrogne et pianiste de cabaret) est un « homme frêle dans la trentaine, d’un mètre soixante-quinze avec des cheveux noirs en broussaille »**. Ancien militaire devenu privé, on le rencontre, pour la première fois, dans Des morts dans l’âme assez porté sur les boissons à consommer de manière modérée et peu sur le thé qu’il exècre, qui fume des roulées (de Drum), puis arrête, divorcé (Cyn l’a quitté à cause de sa maîtresse : le travail **) et qui demande  » une provision de deux cents dollars », « des honoraires*** (…) de soixante dollars par jour plus les frais » (page 12****). Il donne des coups, il en prend, il manie la filature (« je n’aime pas particulièrement ça, ça ressemble trop au défilé d’un cortège funèbre »**), il en est la victime, il conduit un épave, une Falcon qu’il gare pour quelques dollars dans la cour de son voisin tatoueur (Primo Tomasitti), il couche avec une cliente (Aisla) n’écoutant pas Lew Archer*****, a un cop comme copain (Grant Evans, un journaliste dans une poche (Tickener), un avocat dans l’autre (Cy Sackeville), une maison qu’il a payé avec la prime de licenciement de son ancien employeur (un assureur) et exècre les ordres en général (plus que le thé encore) : « – Veuillez-vous rendre dans le grand bâtiment qui se trouve droit devant vous, monsieur Hardy. Vous voudrez bien suivre cette allée sans vous en écarter. (…) … je dérivai nonchalamment sur la gauche et dis quelques pas sur le gazon, juste pour le plaisir » (page 42). Loin du costume de Sam Spade, il enquête en jeans et en veste de cuir et court après l’argent. Grand lecteur, les livres semblent, avec les promenades à pied, la boxe et les courses de chevaux, ses seuls loisirs. Il est peu sportif, il a souvent le souffle coupé et peine à monter les escaliers.

* Peter Corris est diabétique lui-même ** Les mariages se font au paradis, première nouvelle du recueil Héroïne Annie *** Les tarifs sont différents en fonction évidemment de l’inflation du temps : « soixante-quinze dollars par jour plus les frais » puis « cent vingt dollars, plus les frais » dans HA **** Des morts dans l’âme (pour toutes les citations de la notule sauf contre-indication) *****  «Ne couchez jamais avec une femme qui a plus de problèmes que vous.» 

Il est souvent prêt à accepter n’importe quelle affaire pour éviter les « boulots de garde du corps », les « chambres minables » et les « parkings pour caravanes pendant des semaines » (page75). Il ment ou plutôt occulte la vérité et s’arrange, pour le bien être de son/sa client.e, de la morale, la justice et la police.

C’est un vrai dur : « – Il paraît que t’es un vrai dur, Hardy, tu veux le prouver ? – Pas tout de suite, dis-je, je manque de sommeil » (page 191) et quand on en doute et qu’on la met en cause : « Votre numéro de dur ne m’impressionne nullement. Les gens [comme vous] sont de toute évidence des imbéciles et tout l’esprit de répartie dont ils sont capables ne saurait les racheter. », il ne peut s’empêcher de faire le malin : « Ouais, j’ai la même opinion des gens qui portent des costumes à trois cent dollars et qui sont obligés de se raser tous les jours… » (pages 203-204) Dur mais pas aussi cynique que l’on pourrait croire ; il comprend son époque, écologiste avant l’heure : « L’avion fit un bruit d’enfer pendant deux heures en détruisant la couche d’ozone » (page 253)

La métaphore est la figure de style du noir chandlérien ; autant vous dire que Corris en use : « Un jardinier occupé à soigner un massif de roses me regarda comme si je venais déparer le paysage. » (page 14) avec humour : « … la circulation était fluide come c’est le cas dans les endroits où personne n’a besoin d’aller nulle part à une heure déterminée » (page 161)

Il s’amuse même à niquer sa référence : « – Vous avez lu trop de Chandler, dis-je. » ( page 54)

Cliff Hardy « représente » pour Peter Corris, « peut-être aussi l’accomplissement d’un certain désir, une part de fantasmes personnels. Peut-être que je rêve d’être quelqu’un de plus débrouillard, d’être quelqu’un de plus confiant dans des situations difficiles, pas seulement physiquement, mais aussi socialement ».*

* Dans Le Détectionnaire de Norbert Spehner, ALIRE, 2016, 791 pages, 59€ (source : 813 n°22, janvier 1988)

Cliff Hardy, c’est surtout la photographie d’une ville, Sydney, et son attachement à ses déclassé.e.s : « Mon travail me met en contact avec quantité de gens qui ne partagent pas les joies de ce monde : putains en tous genres sur le retour, anciens boxeurs lessivés, taulards et ivrognes. Je n’ai jamais entendu parler d’une ville, depuis Pompéi, qui n’en ait pas eu la part qui lui revient, et ils seront toujours à nos côtés lorsque la musique disco et les planches à roulettes seront du domaine de l’histoire. Il faut prendre du recul. » (source) Il est ainsi capable de travailler pour si peu qu’on dirait rien : « Elle insista pour me verser cinquante dollars et comme je protestais elle se fâcha ». Il a la conscience de sa classe : « nous étions de la même race. » (pages 39 et 36, HA, la nouvelle éponyme)

Une copie originale

Alors, je les vois arriver, les critiques* en gros sabots nationalistes : pourquoi préférer la copie à l’original ? D’abord, il est pas question de préférer mais de découvrir un écrivain (méconnu, pas assez lu ; Rivages a cessé de le publier et modeste : il ne se prend pas pour un nouveau Chandler, « trouve la façon d’écrire de Hammett très datée, raide, et bizarrement formelle aujourd’hui » et espère se détacher de Mickey Spillane et de Mike Hammer : « je déplore ce genre de choses » ** mais plutôt comme un collègue de Ross McDonald, voire de Robert B. Parker et son Spenser), de découvrir un héros (empathique) et surtout, last but not least, de découvrir un pays (l’Australie) et ensuite parce que d’abord, hein !

* À propos de Le fils perdu : « C’est une histoire de Cliff Hardy, cela aurait pu être une histoire de Lew Archer. Ça se passe en Australie, ça aurait pu être la Californie. » (Booknode) et il rajoute : « Une nouvelle fois, Corris se démarque en orientant son récit vers les personnages au détriment de l’histoire, offrant à l’ensemble une profondeur appréciable et agréable, tout en réflexions secondaires et en action primaire, pour une lecture divertissante, confortable et plaisante, pour peu que l’on aime ce genre d’ambiance et ces intrigues noires qui s’étirent. »

** Peter Corris, 813, n°22**, 1988, source transmise par le facteur de 813, Boris Lamot. Merci Boris.

« Je crois que je ne pourrais pas maintenant envisager un avenir de romancier si je n’avais pas fait toutes ces longues, longues années de recherche historique. » (Peter Corris, 813, n°22)

Peter Corris (historien de formation attiré par le journalisme et reconverti en romancier) qui partage les observations de Cliff Hardy sur les gens, la politique, les voitures, la ville de Sidney… ne révolutionne pas le genre*, mais la copie qu’il livre est originale, elle est ancrée en Australie à Sydney. Une ville qu’il n’a pas fini de découvrir et de nous faire découvrir : « Un critique m’a dit que j’avais les yeux écarquillés devant Sidney ; je crois que c’est vrai. »** Les aventures de Cliff Hardy, c’est avant tout la photographie d’une ville et d’un attachement à ses déclassé.e.s : « Mon travail me met en contact avec quantité de gens qui ne partagent pas les joies de ce monde : putains en tous genres sur le retour, anciens boxeurs lessivés, taulards et ivrognes. Je n’ai jamais entendu parler d’une ville, depuis Pompéi, qui n’en ait pas eu la part qui lui revient, et ils seront toujours à nos côtés lorsque la musique disco et les planches à roulettes seront du domaine de l’histoire. Il faut prendre du recul. » (source) Et aussi les Aborigènes, comme dans Chair blanche (White Meat, traduit par D. et P.B., Rivages/Noir n°65, 1989, 272 pages, 8€15) ou Le Camp des vainqueurs (ce n’est pas un Cliff Hardy) ; Peter Corris est titulaire d’une maîtrise sur l’histoire des relations entre Blancs et Noirs en Australie et une thèse sur l’histoire des habitants des îles du Pacifique qui se sont installées en Australie, dans l’État du Queensland, et se sont mêlés au Aborigènes. En parlant d’eux, il espère leur rendre un peu justice

* « Je ne dirai jamais assez que mes livres sont des divertissements. Je ne les considère pas comme de sérieuses contributions à la littérature, mais j’estime que ce sont de bons moyens de passer le temps agréablement. », Peter Corris, 813, n°22**, 1988.

Peter Corris a compris de Chandler que l’on pouvait glisser sur l’énigme pour s’attarder sur les protagonistes permettant ainsi la mue du polar vers le roman noir. Il n’a certes rien inventé mais a permis à la chenille de devenir papillon… Et pour cela, il mérite de ne pas mourir et doit être lu, notamment en français qui lui trouvait cela très émouvant d’être traduit dans cette langue. C’est la condition de l’immortalité pout tout auteur… Et pour ça, il faut commencer* par lire Des morts dans l’âme. Et vous verrez, vous aurez l’impression de serrer la pogne d’un vieux pote : « On a échangé une poignée de main, si longue que j’ai bien cru qu’il voulait me léguer la sienne » (Signé Mountain)

+ Pour ceux qui causent l’australien : Documentary about Australia’s most prolific and popular contemporary crime writer.

++ Et si l’Australie vous gagne, vous pouvez aussi fureter du côté de Peter Temple, Arthur Upfield, voire le plus australien des grenouilles françaises, Hervé Claude avec, par exemple, Requins et coquins, ou Riches, cruels et fardés (en Série noire) ou encore chez Jo Nesbø, L’Homme chauve-souris (voir plus bas)

+++ aucun kangourou n’a été malmené dans cette notice…

Hannibal Lecter et Harris Thomas

« Tu n’as pas le choix, tu n’as pas le choix. »

abitués, tellement, à ce genre de personnage, nous pourrions, si nous ne l’avons pas déjà lu, ou si nous l’avons vu, tellement aussi, nous passer d’aller lire sa genèse sur papier. Funeste erreur. Il faut lire Thomas Harris pour cerner Hannibal.

À qui avons-nous affaire ?

Hannibal le cannibale

Le Docteur Hannibal Lecter, surnomme « La Mâchoire » apparaît pour la première fois dans Dragon rouge* en 1981 (1982 en France) comme protagoniste secondaire, interné psychiatrique pouvant aider l’enquêteur Will Graham à la poursuite d’un tueur en série obsédé par une peinture de Blake et agissant les nuits de pleine lune. Tueur sanguinaire psychotique, cannibale à ses heures, Hannibal Lecter est d’autant plus à l’aise de se mettre dans la peau d’un autre puisque c’est la sienne. Et comme souvent les faux couteaux, il éclabousse les premiers rôles au point de revenir en rôle secondaire dans le célèbre roman (et film) Le Silence des agneaux (pour lequel PL développe un silence assourdissant) dans le même rôle et la même trame narrative (il va alors seconder Clarisse Sterling). Évidemment, aujourd’hui, la rengaine ressemble à une scie et les serial killers se reproduisent aussi vite dans les livres (les copies) que les fougères dans les forêts. Oui mais là, on vous parle d’un roman de 1988 (1990 en France) mais le roman mettant en scène Hannibal Lecter ne vaut pas que par son côté précurseur (l’original), Thomas Harris (né en 1940) est un grand auteur, un narrateur hors pair à l’imagination débordante et terrifiante. Son personnage va prendre une importance telle qu’il est présent en tête d’affiche dans le troisième tome qui porte d’ailleurs son nom Hannibal. Et reviendra, plus jeune, dans Hannibal Lecter, les origines du mal** en 2006 (2007 en France). La boucle est bouclée (?).

* Dragon rougeRed DragonThomas Harris, traduit par Jacques Guiod, Presses Pocket, 1982, 413 pages, 7€70 ** Hannibal Lecter : Les Origines du malHannibal RisingThomas Harris, traduit par Benard Cohen, 2007, 377 pages, 8€30 (les GF ont été publiés chez Albin Michel, les dates indiquées sont celles de l’édition américaine, les références et les prix de l’édition poche)

Chez les méchants, s’il y avait une cérémonie, de ses pairs, il recevrait l’oscar.

Hannibal Lecter, prédateur précoce, esthète violent

Hannibal* a du sang bleu, des yeux marrons et des dents blanches. Il est né à Kaunas en Lituanie en 1933 avec six doigts à la main gauche il a deux majeurs – il se séparera d’un pour camoufler son identité). Et, comme tout méchant, un événement prélude à sa vocation de prédateur : dans la déroute de l’armée allemande en 1943 après l’opération Barbarossa, il assiste au meurtre de ses parents et de sa sœur qui est même dévorée par des miliciens baltes, ukrainiens et biélorusses (les Schutzmannschaften). Il tue sa première victime à 13 ans, étudie la médecine en France, goûte à ses premiers plats cannibales et devient psychiatre aux États-Unis d’Amérique. Gourmet, d’une grande culture, comme le violon, dirait Boby Lapointe**, il ne supporte pas la médiocrité et assassine un flûtiste qui pourrissait l’orchestre philarmonique de Boston. Arrêté par Will Graham après huit meurtres (deux hommes survivront à sa vindicte dont Mason Verger), il et interné à Baltimore après avoir été condamné neuf fois à la perpétuité (huit fois pour ces huit meurtres et une fois pour l’ensemble de son œuvre ?). Il sera l’assistant de Will Graham et de Clarence Sterling***. Il s’évade et c’est la cavale et il s’installe à Florence comme conservateur dans une bibliothèque. Démasqué par Clarice Sterling, il réussit à la « charmer » (non létalement) et ils partent tous les deux en amoureux vivre leur vie (fin légèrement différente que dans le film).

* HannibalHannibal Thomas Harris, traduit par Bernard Cohen, Presses Pocket, 1999, 8€60 ** Citer Bobby Lapointe dans une notule sur Hannibal Lecter, pas mal, non ? *** Le Silence des agneauxSilence of the LambsThomas Harris, traduit par Monique Lebailly, Presses Pocket, 1988, 7€70 (les GF ont été publiés chez Albin Michel, les dates indiquées sont celles de l’édition américaine, les références et les prix de l’édition poche)

L’homme manque d’empathie, on s’en douterait mais ne se complait pas dans la violence, il y consacre un certain degré de noblesse, voire un souci esthétique, le cadavre doit ressembler, si possible, au final, à un tableau de maître. Il ne connait pas les remords, aime se féliciter et, si possible, convaincre les autres, de son talent créateur (en art, en cuisine, en psychologie, en assassinat), manie aussi bien le scalpel que la poêle à frire (le foie et les fèves) ou l’humour noir. Ambidextre, il peut donc tuer des deux mains. Il penche souvent la tête quand il pose une question afin de vous faire partager sa curiosité mais n’est pas dupe que tous ceux qui font face à lui, quand ils savent à qui ils ont affaire, tentent de faire appel à sa vanité intellectuelle. Mais c’est un animal à sang froid. Et Will Graham le sait et en sera marqué dans sa chair.

Quand Will Graham décide pour l’enquête concernant Dragon rouge de revoir Hannibal qu’il a arrêté, le Dr Chilton qui s’occupe de lui lui annonce : « J’ai parfois plus l’impression d’être le secrétaire de Lecter que son geôlier » tant il reçoit de courrier. Ce n’est pas pour autant qu’il faut le prendre pour un détenu normal. « Le 8 juillet 1976, dans l’après-midi, il s’est plaint de vives douleurs dans la poitrine. Sa camisole lui a été ôtée dans la salle d’examen pour qu’il subisse un électrocardiogramme. Un de ses infirmiers a quitté la pièce pour fumer une cigarette et l’autre s’est retourné une seconde. L’infirmière était très vive, elle a réussi à sauver l’un de ses yeux. » Froid. Et il rajoute en montrant les résultats de l’examen que passait Hannibal sur « une bande de papier qu’il » déroule : « Ici, il est allongé sur la table d’examen. Son pouls bat à 72. Là, il saisit l’infirmière par la tête et la tire à lui. Là, il est neutralisé par l’infirmier. Il n’a pas offert la moindre résistance, bien que l’infirmier lui ait démis l’épaule. Vous comprenez à présent ? Son pouls n’a jamais dépassé 85. » Glaçant. Mais il conclut : « Même lorsqu’il a arraché la langue de l’infirmière. » Congelant.

Alors certes, il est enfermé derrière « des barreaux d’acier » et, « derrière, hors de portée de la main, un filet de nylon assez rigide avait été tendu du sol au plafond et d’un mur à l’autre. » mais ses paroles sont tout aussi dangereuses que ses actes. Will Graham n’a pas encore la bouche que déjà Hannibal le reconnaît : « Toujours ce même horrible after-shave que vous aviez au tribunal. » et afin de se rapprocher de son « invité », il lâche : « Vous avez bien reçu ma carte ? », d’un regard dans lequel se dessinaient « de minuscules points rouges ». « Will Graham sentit le duvet de sa nuque se hérisser. » « La carte de vœux du Dr Lecter avait été transmise à Graham par le laboratoire central du F.B.I. à Washington. Il l’avait brûlée dans son jardin et s’était lavé les mains avant de toucher Molly. » (Chapitre 7 de Dragon rouge, à partir de la page 75)

Il finit par accepter de jeter un œil au dossier qui lui laisse Will Graham tout en cherchant tout le temps de l’entretien à impliquer personnellement et émotionnellement Will Graham : « Savez-vous pourquoi vous avez réussi à m’arrêter ? » Mais Will Graham tient bon et ne répond pas. Hannibal finit alors par lui donner sa réponse : « Vous m’avez attrapé parce que nous sommes pareils, vous et moi. » Et puis, tranquillement, comme il a le droit au téléphone, il parvient à obtenir l’adresse personnelle de Graham : « Lecter se sentait mieux. Il pourrait peut-être donner un petit coup de fil à Graham ou bien, s’il ne se montrait pas aimable avec lui, lui faire envoyer par un magasin de fournitures médicales une poche pour colostomie, en souvenir du bon vieux temps. ». (chapitre 8)

En deux courts chapitres, c’est la rencontre avec une incarnation du mal le plus pernicieux qui soit.

Charme létal

Mais c’est sa relation avec Clarice Sterling dans Le Silence des agneaux qui va révéler encore davantage les atours ambigus d’Hannibal Lecter.

Quand elle le rencontre, Clarisse se demande à qui elle va avoir affaire : « un monstre » (page 16) lui dit son chef, Jack Crawford, « un sociopathe à l’état pur » (page 20) d’après le Dr Chilton. Habillé d’une camisole, avec une sorte de muselière, Hannibal le cannibale comme on le surnomme, il reçoit Clarisse allongé en lisant l’édition italienne de Vogue. Il se lève alors : « il était petit et très soigné » et lui dit bonjour, s’étonne qu’on lui envoie une jeune recrue et pour la mettre à l’aise la sent (crème de beauté Évian), la complimente sur son sac, demande des nouvelles du visage de Will Graham et lui fait comprendre qu’il sait ce qu’on attend de lui : aider à la capture de Buffalo Bill, responsable d’avoir écorché cinq femmes… Il finit par accepter « la mission » et quand Clarice qualifie son comportement de destructeur, ce qui est pour elle la même chose que le mal, Hannibal s’étonne : « Si c’est aussi simple que ça, les tempêtes sont malfaisantes. Le feu, la grêle. » et de se justifier avec le fait divers sicilien d’une église s’écroulant « sur soixante-cinq grands-mères réunies pour une messe » en glissant : « S’Il est là-haut, Il adore ça, agent Sterling ». Ça ? Le mal. Après s’être en quelque sorte dédouané d’une réputation maléfique, il la charme à sa manière : « Vous êtes très ambitieuse, n’est-ce-pas ? Savez-vous à quoi vous ressemblez, avec votre beau sac et vos souliers de mauvaise qualité ? Vous avez l’air d’une péquenaude. » « Je pense à la Saint Valentin (…) Je peux vous faire très plaisir ce jour-là, Clarisse Starling » en insistant sur son prénom, abandonnant le respectueux « agent Sterling » ajoutant : « Cherchez votre cadeau dans la voiture de Raspail. » Raspail, ancien patient et victime du Dr Lecter, un dossier classé. le cadeau va mettre Starling sur les traces de Buffalo Bill mais aussi à la merci de l’esprit d’Hannibal. (chapitre 3, Le Silence des agneaux)

Hanibal Lecter, c’est un peu comme si on réveillait d’un cauchemar pour s’apercevoir que la réalité est pire.

Thomas Harris, homme discret

L’homme, reporter à ses débuts, fuit les médias et n’aura accordé aucune interview depuis 1976 (en gros, il a dû dire deux trois mots à un journaliste local pour la sortie de son premier roman Black Sunday* en 1975). Il peine, paraît-il à faire la poussière sur sa cheminée tant les prix l’encombrent (Bram Stoker, Anthony, Grand Prix de Littérature Policière, Prix mystère de la critique, rien que pour Le Silence**) et il pousse la discrétion à s’effacer même sur son site officiel… Il a non seulement mis les serial killers à la mode mais son chasseur, le profiler, aussi. Rares sont désormais les romans policiers (mais pas les romans noirs) qui n’usent pas de l’un et de l’autre, sans la même maîtrise et avec le même talent. Il a su, notamment, mettre en avant une sorte de syndrome que l’on qualifiera de Baltimore, celui qui met le chasseur sous le charme du chassé en développant des « relations surprenantes et ambiguës«  (DILIPO, page 935, dirigé par Claude Mesplède, Tome 1, Joseph K. éditeur, 1054 pages, 2007), entre répulsion et fascination. Pour beaucoup, il a, en tentant de rendre sympathique Hannibal par l’ajout de poursuivants plus méchants que lui, moins réussis les deux derniers tomes que les deux premiers. Discutable mais il est vrai que la barre était tellement haute. Pour ma part, j’ai une préférence pour les deux du milieu…

* Chez Pocket, il semble épuisé, bizarre… ** Oui, il partage ça avec Mozart, on dit Le Silence, ça suffit à savoir que c’est celui des agneaux…

Pst : On peut retrouver Hannibal au cinéma (notamment dans le grand film de Jonathan DemmeThe silence of the Lambs – avec Anthony Hopkins et Jodie Foster), à la télévision (Hannibal, 3 saisons, série écrite par Bryan Fuller avec dans le rôle-titre éponyme Mads Mikkelsen et Clarice, série écrite et produite par Alex Kutzman avec dans le rôle de Clarisse Rebecca Breeds) et bientôt en dessin animé, non je plaisante.

Hole Harry (Jo Nesbø)

« J’ai rencontré plusieurs femmes de choix
Et j’ai souvent refusé leurs caresses
Car je n’ai cessé de penser à toi
À toi et à certaines promesses. »

abilement nommé Harry Hole. Harry désigne les ploucs incultes en Norvège et Hole signifie trou en anglais. Jo Nesbø, son créateur, l’a gâté. Il le ménage peu dans les 12 épisodes qu’il a livrés depuis 1997 chez lui (2002 en France) mais le public reste attaché à ce grand blond (1,93 mètres) aux yeux bleus  à « la teinte délavée obtenue à la longue chez les alcooliques », aussi athlétique que maigre, il n ‘a plus le physique d’antan (et a perdu un doigt au cours d’une de ses enquêtes), il est de souche samis par sa mère, décédée, et taiseux par son père, il a une sœur trisomique et une relation compliqué avec Rakel (LC)et son fils Oleg (F*) qu’il considère comme le sien. Quand il ne boit pas, il ne crache pas sur les médicaments et fume avec passion. Flic anticonformiste, il peine à respecter la hiérarchie (on cherche parfois à l’évincer en l’envoyant paître loin, LHCS, LC), se méfie de ses collègues (LEDD, F, P), exècre les ordres, balaie la procédure et promène avec lui son cimetière des amours passées et des proches disparus (R-G, RS-S) enquêtant dans les milieux interlopes d’Oslo souvent peuplés de bienfaiteurs persuadés de faire le bonheur du peuple malgré lui (LS) et de serial killers de souche (LBDN, LL, P, LaS).

* les initiales correspondent aux titres des 12 tomes, voir plus bas.

Harry Hole est en fait une personne attachante humainement et tenace professionnellement, un ami de papier difficile à gérer dans la vie quotidienne mais qu’on aime suivre entre les lignes de ses 12 aventures.

Il a quelques rares et solides amis : la psychologue Stig Aune, le chauffeur de taxi Oystein Eikeland et quelques flics dont son chef, Bjarne Møller, qui le couvre souvent. Son bureau est plus souvent le bistrot que le commissariat. Il travaille à Oslo mais, certaines de ses aventures se déroulent en Australie (1), en Thaïlande (2) ou au Congo (8).

Jo Nesbø / Harry Hole

1. L’Homme chauve-souris LHCS (Flaggermusmannen, 1997), traduit par Elisabeth Tangen et Alexis Fouillet, Gaïa, 2002, 374 pages, 15€ (Folio Policier, n°366, 10€20)

2. Les CafardsLC (Kakerlakkene, 1998), traduit par Alexis Fouillet, Gaïa, 2003, 390 pages, 19€ (Folio Policier, n°418, 10€20)

3. Rouge-gorge R-G (Rødstrupe, 2000), traduit par Alexis Fouillet, Gaïa, 2004, 482 pages, 21€ (Folio Policier, n°450, 10€20)

4. Rue Sans-SouciRS-S (Sorgenfri, 2002), traduit par Alexis Fouillet, Gaïa, 2005, 504 pages, 22€ (Folio Policier, n°480, 10€20)

5. L’Étoile du diableLEDD (Marekors, 2003), traduit par Alexis Fouillet, Gallimard, Série noire, 2006, 486 pages, 21€ (Folio Policier, n°527, 9€70)

6. Le SauveurLS (Frelseren, 2005), traduit par Alexis Fouillet, Gallimard, Série noire, 2007, 486 pages, 21€ (Folio Policier, n°552, 10€90)

7. Le Bonhomme de neigeLBDN (Snømannen, 2007), traduit par Alexis Fouillet, Gallimard, Série noire, 2008, 523 pages, 22€ (Folio Policier, n°575, 9€10)

8. Le LéopardLL (Panserhjerte, 2009), traduit par Alexis Fouillet, Gallimard, Série noire, 2011, 760 pages, 21€ (Folio Policier, n°659, 10€90)

9. FantômeF (Gjenferd, 2011), traduit par Paul Dott, Gallimard, Série noire, 2013, 546 pages, 21€ (Folio Policier, n°741, 9€70)

10. PoliceP (Politi, 2013), traduit par Alain Gnaedig, Gallimard, Série noire, 2014, 593 pages, 21€ (Folio Policier, n°762, 9€70)

11. La SoifLaS (Tørst, 2017), traduit par Céline Romand-Monnier, Gallimard, Série noire, 2017, 624 pages, 21€ (Folio Policier, n°891, 10€20)

12. Le CouteauLC (Kniv, 2019), traduit par Céline Romand-Monnier, Gallimard, Série noire, 2019, 601 pages, 21€ (Folio Policier, n°940, 10€20)

Les résumés sont présentés .

Nous sommes nombreux à attendre une suite depuis 2019 surtout qu’Harry est face à un choix. Alors, il s’en remet aux dés : « Il regarda les points sur les facs. Il prit son souffle, mit ses mains en coupe, secoua le dé. Le laissa rouler sur le comptoir. » (Le Couteau, Gallimard, SN, page 602) Pour ceux qui voudraient rencontrer Harry Hole, deux solutions : commencer par le premier (LHCS) ou alors le dernier, sans doute l’un des meilleurs (et les plus noirs) : Le Couteau (voir La Contribution de Thierry Maricourt plus bas)..

J’ai beaucoup parlé de Harry et écrit sur Jo Nesbø. L’alcool (lettre A), sans qui, il faut le reconnaître, une bonne partie des aventures de Harry n’aurait pas eu lieu (RS-S, LC), est un des thèmes de prédilection de la série, ce qui n’est pas révolutionnaire e serait même usant lassant, comme je l’avais écrit dans un précédent article : « On ne compte plus les héros qui boivent comme des trous (Harry, le héros de Jo Nesbø, dont le patronyme est, justement, Hole… » Mais réduire Harry Hole à un alcoolique nous ferait tomber dans le piège qui nous ferait passer Nesbø pour un énième tâcheron de l’usine à saucisses (vori plus bas, encore) qu’est devenu le polar nordique (lire plus bas). N’oublions que c’est un écrivain hors pair, avec le sens de la formule comme, par exemple, dans Fantôme.

Le cinéma lui a fait des yeux doux mais pas d’œillades non plus comme à Larsson (du moins à ses héritiers…) : Le Bonhomme de neige a été réalisé par Thomas Alfredson en 2017 – je ne l’ai pas vu- Harry est y interprété par Michael Fassbender. J’en avais fait la critique, du roman, en 2008…

Article paru dans Émancipation en 2008

Le succès d’Harry Hole a même poussé les Norvégiens à créer un parcours historique autour de ses aventures comme à Galway, en Irlande, on l’a fait pour le Jack Taylor de Ken Bruen (lire à B).

pst : Jo Nesbø ne se limite pas à Harry : De la jalousie, Soleil de nuit, Le Fils, Leur domaine, Du sang sur la glace, Chasseurs de tête, McBeth

L’usine à saucisse du polar nordique*

* je n’invente pas l’expression, elle d’un célèbre auteur nordique dont je n’arrive pas à me souvenir du nom, ça me reviendra…

Pas de Harry, non plus de Hole, à la lettre H, pas plus de Nesbø au N dans le DAP de PL. Le bougre serait-il norvégeophobe ? « J’ai une dent contre le polar nordique », page 493, notule Nordique (Polar). Et il ajoute : « …lire vingt pages de Jo Nesbø me donnait vraiment envie de mourir ». Après s’être moqué, à juste titre, de cette pléthorique publication de génies dont le nom se terminait par « ø, å, sson, ssen, berg », PL reconnaît que « le polar nordique a plu parce qu’il faisait écho à la sourde inquiétude de l’Europe tout entière. » mais conclut que le polar nordique a fini peu à peu par se déliter, la critique sociale laissant place au conformisme ambiant, s’appuyant sur une déclaration de Kjell Ola Dahl : « Le roman policier nordique est devenu une marque déposé (…) C’est David Copperfield saupoudré d’enquête criminelle. » et citant le « Manifeste pour une nouvelle décade littéraire » signée par un dizaine d’auteurs suédois enjoignant leurs collègues à… « ne plus écrire de roman policier. » N’empêche, quoiqu’il arrive, ne jetons pas le bébé, l’eau du bain et la baignoire, il reste du solide et de l’intéressant : si Holmas en fait partie, comme Edwardson (avec Erik Winter), Nesbø est un des chefs de la meute. Il est temps d’hurler avec les bons loups.

Je laisserais les derniers mots à Thierry Maricourt, solide connaisseur des littératures nordiques et à qui je dois la lecture de l’inoubliable roman de Stig Holmas, Le Condor (voir à C) et qui va vous parler de Jo Nesbø.

La contribution de Thierry Maricourt

C’était couru d’avance. Un premier mai, pensez-donc. Le papier ne m’est pas parvenu, bloqué qu’il doit être par la confrérie des merguez et du muguet. J’ai beau appeler Thierry, je ne l’entends pas, les casseroles sans doute… Il réussit enfin à me passer, non pas une, mais deux (!) notules par un ami sémaphoriste. Ouf.

Fortiche, Jo Nesbø ! Son dernier roman, Le Couteau, fait six cents pages et parvient à captiver le lecteur d’un bout à l’autre. Rien n’est crédible et pourtant, l’enquête démarre et le lecteur tient à savoir comment, par quel tour de force, elle se conclura. Comment l’auteur parviendra à retomber sur ses pieds – comme à son habitude ? L’électron libre Harry Hole a réintégré la police criminelle d’Oslo, il donne des cours à des étudiants. Mais Rakel, qu’il avait épousée et dont il considère Oleg, l’enfant, comme le sien, l’a quitté et il n’a pas fière allure, à boire plus que de raison. « Harry se réveilla. Quelque chose clochait. Il savait que ça allait lui revenir, que ces quelques secondes bénies d’incertitude étaient tout ce qu’il aurait avant le coup de poing. Il ouvrit les yeux pour le regretter aussitôt. » Du sang. Il sort du sommeil recouvert de sang. Que s’est-il passé cette nuit ? Une cuite faramineuse, une bagarre avec le propriétaire d’un bar pour une histoire de musique… Pire ? Voici que Svein Finne, un violeur en série qu’il avait arrêté des années plus tôt, est relâché. Voilà que Rackel est découverte assassinée, chez elle. Le coupable est tout trouvé. Bien que non autorisé à enquêter sur ce meurtre, Harry Hole arrête Svein Finne une nouvelle fois. L’homme fait des aveux mais la justice doit le remettre en liberté, ce ne peut pas être lui, il dispose d’un excellent alibi. Retour à la case départ. Deuxième partie. D’autres pistes s’ouvrent, qu’il explore méthodiquement, mais toutes se révèlent fausses. Jusqu’à ce que, par élimination, il doive se rendre à l’évidence… Le coupable ne peut être que… Puis qu’un retournement de situation (« pure déduction »), comme un uppercut, vienne chambouler le lecteur… Harry Hole est toujours debout. Encore un bon, un très bon Jo Nesbø.

* Jo NesbøLe Couteau (Kniv, 2019), trad. Céline Romand-Monnier, Gallimard (Série noire), 2019

Faut-il parler de roman de la maturité pour ce dernier titre de Jo NesbøLeur domaine ? Sûrement pas, car l’auteur norvégien n’en est pas à son coup d’essai, de bons romans, il en a déjà signés un certain nombre. Mais là, d’ouverture, on sent qu’il ne lâchera plus son lecteur avant le terme, six cents pages plus loin. Quand Carl, capable « de donner de l’élan au merdier », revient au pays, dans le centre de la Norvège, c’est au volant d’une Cadillac De Ville, avec Shannon, une jolie femme originaire de la Barbade à ses côtés. Roy, son frère aîné et par ailleurs le narrateur, est resté là, lui, à gérer une station-service. « C’était moi qui avais lancé le mouvement, moi qui avais déclenché les événements de ce récit. » Carl explique qu’il a l’intention de gagner un gros paquet de pognon en construisant un hôtel luxueux de deux cents places, assorti de pistes de skis, de spas et d’autres éléments de confort et de loisirs. Il convoque l’ensemble des habitants de la commune pour leur exposer son projet, en fait le leur vendre car c’est « une société en nom collectif, à responsabilité solidaire » qu’il propose. Et les rancœurs d’hier de remonter à la surface ! La relation entre les deux frères a toujours suscité des rumeurs ; Carl a-t-il été violé par son père dans son enfance ? par son aîné ? Les parents ont-ils été assassinés et le lensmann trop curieux a-t-il été tué pour éviter une enquête plus poussée ? Les jalousies se donnent libre cours. Certaines scènes sont vraiment très fortes. Une seule, à titre d’exemple (chapitre 38), quand Willumsen tente de tuer Roy, l’ex-amant de sa femme, de sa carabine et que ce dernier retourne avec brio la situation. Costaud d’intelligence et de sang-froid. Même les banalités passent toutes seules, tant le rythme est soutenu : « On vit avec quelqu’un et on pense tout savoir de cette personne, mais que sait-on, au juste ? » Roman sur la fraternité, la famille, la trahison. « Le véhicule roulait plus vite à présent. Vers l’enfer où nous allons tous, nous autres qui avons le goût du meurtre. » Roman à la Steinbeck (il n’est pas interdit de penser à Des souris et des hommes), foisonnant, surprenant, fort de suspens de la première à la dernière page, Leur domaine assoit définitivement le talent de Jo Nesbø.

* Jo NesbøLeur domaine (Kongeriket, 2020), trad. Céline Romand-Monnier, Gallimard (Série noire), 2021

Merci Thierry. D’autres critiques sur Nesbø et d’autres découvertes nordiques, .

Himes Chester (Harlem)

« Tu ne m’as pas répondu une seule fois
Alors j’ai douté de toi
Je ne suis qu’un pauvre soldat
Mais sous le feu, je ne lâche pas »

arlem est le personnage fétiche de Chester Himes, au moins dans le cycle Cercueil et Fossoyeur que l’on peut trouver en Série noire ou en un seul volume encore chez Gallimard mais dans la collection Quarto (avec une traduction révisée par C. Jase).

« Le nèg’, il court comme un perdu Et sa liquette se fend en deux » (page 118)

J’ai découvert Chester Himes (il y trente ans !) avec La Reine des pommes (The Five Cornered Square, publié aux States sous le titre For Love of Imabelle) en Série noire*, n°419 (traduction de Minnie Danzas, 1958, 248 pages, 220 francs de l’époque, réédité en Folio Policier, n°66, 6€90). Si le titre « américain » est joli : Pour l’amour d’Imabelle), on doit le titre français à la traductrice M.D. : « En argot, un type comme votre cave, s’appelle la reine des pommes. » « Voilà d’où vient le titre de mon premier roman de la Série noire » écrivait Chester Himes dans Regrets sans repentir, Gallimard, Folio, 1997, page 452 (cité dans Chester Himes, Cercueil et Fossoyeur, Gallimard, Quarto, 2007, 1365 pages, 25€).

* Les références des pages sont de cette édition, sauf contre-indication.

« Tu cours, négro, tu les agites, Mais la police, elle va bien plus vite ! » (page 116)

Je viens de le relire et la magie fonctionne encore, plus de soixante ans après son écriture. Jackson se sait entuber dans l’arnaque du « coup de la levure » (page 56). « Hank allait donc changer les cent cinquante billets de dix dollars (…) en cent cinquante billets de 100 dollars. Jackson suivait des yeux tous les gestes de Hank, qui roulait soigneusement chaque billet de banque dans une feuille de papier chimiquement traitée, poussait le cylindre ainsi obtenu dans un tube en carton, façonné en forme de papillote, et alignait les tubes dans le four du réchaud gaz tout neuf » (page 10). Au moment où les flics arrivent, Imabelle sa belle se fait la belle, et Jackson doit graisser la patte du flic pour éviter la prison et, pour ça, il « emprunte » des dollars à son patron croque mort. On a beau lui dire qu’il sest fait rouler, il n’y croit pas, pense Imabelle blanche comme neige et part à sa poursuite dans un Harlem que l’on découvre aussi pauvre que Job mais aussi crédule que Jackson. Il se réfugie chez son frère dont le travail est de quêter à coups de psaumes déguisée en bonne sœur : « Elle portait une longue robe noire, semblable à celle des religieuses et une cornette blanche, sur une frange de cheveux grisonnants. Au bout d’un ruban noir, une grande croix dorée pendait sur sa poitrine. Elle avait une face lisse, ronde de chérubin noir, et son sourire découvrait deux incisives en or » (page 41). Mais tout le monde n’a pas de frère bonne sœur (camée : « Faut d’abord que je donne à manger au singe », page 46) et n’est pas la reine des pommes, les méchants pullulent et les flics tentent de les arrêter, comme ce duo improbable de « grands gaillards dégingandés, débraillés, à la peau brun foncé, à l’aspect fort ordinaire. » (page 73) : À vos rangs !, hurle le premier, (Grave Digger) Jones, dit Fossoyeur, fixe ! rétorque le second, (Coffin Ed) Johnson, dit Ed Cercueil (qui aura le visage ravagé par de l’acide). Et si nécessaire, ils tirent en l’air et si on n’obéit pas, dans le tas. « Des incorruptibles, mais coriaces » et il le faut à Harlem où « les Noirs du quartier n’avaient aucune considération pour les poulets de couleur. » (page 81) Alors, ils appliquent la bonne vieille méthode connu des flics du monde entier : « on tire d’abord et on interroge le cadavre ensuite » (page 87). « Tirons, nous trierons ensuite »… est leur devise. C’est pour cela qu’à Harlem, il faut courir vite. « 

« Le nèg’, il court comme un’ gazelle, Se prend les pieds dans ses bretelles » (page 117)

« Sous cette étendue mouvante, dans les eaux troubles des garnis crasseux, une dense population noire se convulse dans une frénésie de vivre, à l’image d’un banc de poissons carnassiers qui parfois, dans leur voracité aveugle, dévorent leurs propres entrailles. On plonge la main dans ce remous et on en retire un moignon. C’est Harlem » (page 147)

La condition des Noirs est aussi, de livre en livre, le combat de Chester Himes :  » Il y avait là trois photos de Noirs, recherché pour meurtre par la police du Mississippi. Ce qui signifiait qu’ils avaient assassiné un Blanc, car dans l’État du Mississippi, tue un Noir n’est pas considéré comme un crime » (page 58) Des Noirs qu’il n’épargne pas, l’un n’empêchant pas l’autre d’ailleurs : « La fusillade et les sirènes des voitures de police les avaient arrachés à leur lit, car ils ne voulaient pas manquer la fête. Au vacarme de la rue, on pouvait augurer qu’une bataille vraiment grandiose faisait rage, or les coups de feu et de couteau constituaient pour les gens de Harlem un régal princier » (page 127). Tout Harlem vit dehors, « les clodos et les putains, les boulots et les traîne-savates, les voleurs à la tire et les trimards, les mendiants aveugles et tous les rebuts humains » (page 196). On a les spectateurs et les attractions qu’on peut ; il s’agit simplement de se dire en regardant bien les yeux ouverts ce qui arrive à un autre que ça n’arrive pas à soi. La pauvreté fait ça : « Les gens d’ici, ça volerait ses yeux à un aveugle » (page 149) et quand pleuvent les coups on se dit que « si les coups durs, c’était du fric, Y a longtemps que j’e s’rais millionnaire » (page 187)

Sûr qu’après La Reine des pommes, le néophyte plongera dans sa « suite », Il pleut des coups durs* dans laquelle un Blanc est attaqué par un Noir dans un bar, poursuivi par un autre pour être tué par un troisième. Mais c’est le chef de la police, après avoir baratiné la presse, qui résume l’affaire comme un excellent scénariste de teaser : « Je n’allais pas leur dire, tout de même, qu’un Blanc, qu’un chef d’entreprise blanc, gagnant quinze maille dollars par an, s’est fait descendre, dans une rue de Harlem, par un Noir envapé qui tirait des cartouches à blanc, qu’une bande de jeunes voyous s’est aussitôt précipitée au secours du négro, et que l’action conjuguée de toutes les forces de police n’a servi qu’à abattre un adolescent, membre de la bande des Musulmans Fumants ? » (page 244, Quarto, opus cité). Il va de soi que les forces de police sont Fossoyeur et Ed Cercueil et que celui qui a tué l’adolescent, qui avait mine de jeter de l’acide (c’était du parfum), c’était Ed Cercueil… Il est mis à pied, il va pouvoir s’occuper de sa fille : « Je le déteste, ce sale flic » (page 246 Quarto, opus cité). Les autres flics, blancs, vont devoir rechercher le coupable (qui tire à blanc !) mais ça va pas être facile car « les flics blancs (…), pour eux, les négros, c’est tous des siphonnés » (page 252 Quarto, opus cité). Il suffira alors de jouer les branques et ça passera crème comme on dit maintenant. Tordant et désespérant.

* If Trouble Was Money, publié aux Stats sous le titre de The Real Cool Killers, traduit par Chantal Wourgaft, Gallimard, 1958, Série noire n°446, 224 pages, réédité en Folio policier n°283, 7€50)

Et il reste sept aventures derrière… Le juke-box peut éructer : « les supplications des saxos, les agaceries des trompettes, les cajoleries de la contrebasse, les bavardages de la grosse caisse, les coquetteries du piano qui roucoulait la mélodie servaient de fond sonore à une voix gutturale qui hurlait « Tâte-moi la cuisse, mais pas plus haut ! » (pages 255-256, Quarto, opus cité). On est dans l’ambiance.

« Nous vécûmes à Harlem mais je ne sais plus où. Nous vécûmes à coup sûr mais je ne sais pas de quoi. » (Regrets sans repentir, opus cité, page 125)

Chester Himes, Cerceuil et Fossoyeur, page 7, Quarto, Gallimard, 1365 pages, 2007, 25€ (traductions révisées par C. Jase).

« C’est alors que je décidai de quitter les États-Unis. Je ne pouvais pas être communiste pace que je n’ai pas l’esprit grégaire. Je ne pouvais pas être réactionnaire même si je l’avais souhaité parce qu’on n’aurait pas voulu de moi dans ce camp. Les Blancs me repoussaient, les Noirs ne voulaient pas de moi. Je me sentais apatride et je l’étais… » (Regrets sans repentir, opus cité, page 112)

Chester Himes naît en 1909 dans le Missouri. Il ne va pas à l’école primaire car il n’en existait pas pour les Noirs à son époque dans sa région (Mississippi) aussi c’est sa mère qui lui fait la classe. En 1923, son frère, suite à une expérience de chimie a les yeux grièvement brûlés : Chester s’en sent responsable car il ne l’a pas secondé ce jour-là. Rentré à l’université, il en est renvoyé parce qu’il a entrainé ses camarades dans un bordel. Il vole des voitures et fume de l’opium. Condamné à 25 ans de prison en 1928, il ne recevra qu’une seule visite de son père, en six ans, venu lui réclamer de l’argent. Il commence à écrire et lit Hammett et Dostoïevski (il adorera Faulkner, « certainement le plus grand » et « les nouvelle » d’Hemingway). Il publie sa première nouvelle en 1931 la deuxième en 1934 avec pour signature son numéro de matricule de prisonnier : 59623. Il est libéré sous conditions en 1936. Il vivote et prend conscience en 1940 du racisme ambiant qui lui refuse les emplois auxquels il pouvait prétendre. En 1945, il publie If the Hollers Let him Go (S’il braille, lâche-le), un des textes considérés aujourd’hui comme l’un des textes les plus importants du mouvement noir des années 40 : il n’a de succès que d’être lu par Malcom X. Il persiste et écrit The Lonely Crusade et la critique le vitriolise (même ses amis communistes noirs). Il n’a de cesse de réunir des fonds pour s’envoler vers l’Europe. Il part enfin le 3 avril 1953 à Paris. Puis Londres, puis Majorque, revient à New-York, c’est là qu’il fait « connaissance avec Harlem : sa géographie, le genre de vie de ses habitants, ses truands, ses vices, son argot et ses absurdités » (page 1346, Quarto, opus cité). Il revient à Paris en 1956 mais c’est en 1957 que va décoller sa notoriété avec la rencontre avec Marcel Duhamel qui lui suggère d’écrire des romans policiers. Sa comédie humaine à lui, sa comédie populaire du ghetto va prendre vie avec, en 1958, La Reine des pommes (Grand Prix de la Littérature Policière, adapté en BD en 1964 par Wolinski), traduit par Minnie Danzas, Il pleut des coups durs (1959), traduit par Chantal Wourgraft, Couché dans le painThe Crazy Kill (1959), traduit par Jeanne Hérisson et Henri Robillot, Dare-dare* – Run Man Run (1959), traduit par P. Verrier, Tout pour plaireThe Big Cold Dream (1959), traduit par Yves Malartic, Imbroglio negroAll Shot Up (1960), traduit par J. Fillion, Ne nous énervons pasThe Heats’ On (1961), traduit par J. Fillion, Retour en Afrique – (1964), traduit par P. Sergent, L’Aveugle au pistoletBlind Man with a Pistol (1970), traduit par H. Robillot. Plan B* (traduit par Hélène Devaux-Minié) est son dernier roman à être publié de son vivant en 1983. Himes meurt le 13 novembre 1984 à Alicante.

* Dare-dare n’appartient pas à la série Cercueil et Fossoyeur même si l’action se passe à Harlem, en revanche, Plan B en fait partie mais n’est pas édité par Gallimard mais par Le Seuil ; c’est sans doute pour cela qu’on ne le trouve pas dans le Quarto.

Biographie rédigée d’après Vie et œuvre, 1909-1984 (Quarto, opus cité, pages 1325 à 1363).

Bibliographie plus complète. Et pour l’être encore plus, lire Chester Himes : une vie de James Sallis, traduit par Eleonore Cohen-Pourriat, Rivages, Écrits noirs, 2002, 432 pages, 22€50 que je n’ai pas réussi à acquérir à temps…

+ Pour s’harlemiser encore plus, je vous conseille la lecture d’Harlem Shuffle de Colson Whitehead, de Nostalgia in Times Square de Raynal et Ferrandez et Harlem (tome 1) de Mikaël (deux BD) et de la réédition de Viper’s dream de Jake Lamar en Rivages/Noir n°1123, finaliste malheureux l’an dernier des Trophées 813 et du Grand Prix des Lectrices d’Elle

François Braud

ourra ! pour Vali Izquierdo (et sa lettrine), qui, quand elle ne dessine pas, enfile des perles avec talent, voyez plutôt.

Arthur H et son Quai numéro 3 ont fourni l’ambiance sonore, et pas seulement « le mardi 23, tu n’as pas le choix« …

À suivre…

Le 1er juin 2023, on habillera le H pour l’acharnement final, avec, à l’affiche, sous réserve de changements de dernière heure :

Hinskson, Homme qui marchait sur la lune (L’) (Howard McCord), Homosexualité dans la littérature policière, 813 (Huit cent treize) et Humour (avec la contribution de Francis Mizio).