Dans « la ville déchue et sa faune criminelle »

* Préface de : Le Grand Sommeil, par Benoit Tadié

* page 300, Le Grand sommeil, Raymond Chandler, nouvelle traduction de Benoit Tadié

La position du critique debout est une zone critique mettant en avant un ou plusieurs livres de manière la plus franche possible sans souci d’y trouver, en retour, la moindre compensation si ce n’est celle que vous auriez en me disant que cela vous a donné envie de lire… ou vous aura éclairé pour ne pas le lire… FB

Au programme ce jour : La réédition du roman de Raymond Chandler, Le Grand SommeilThe Big Sleep (Gallimard, Série noire, 2023, 303 pages, 14€) avec une nouvelle traduction de Benoît Tadié sous l’impulsion de Stefanie Delestré qui est très fière de ce projet-là et qui peut l’être.

Geiger : tout irradie autour de ce libraire pornographe maître chanteur de Los Angeles (Californie). Mais quand on a saisi ça, on n’a rien saisi du tout, car plus compliqué* qu’une intrigue de Raymond Thortnon Chandler (Chicago 1888-1959 La Jolla), dont la première aventure de Philip Marlowe (composée en trois mois paraît-il…) est en fait un collage de différentes nouvelles de l’auteur (« Killer in the Rain » et « The Curtain« ), il y a le scénario tiré du roman Le Grand Sommeil écrit par Leigh Brackett, Jules Furthman et, quand même, William Faulkner. Parce que le roman de Chandler n’est pas transposable ainsi à l’écran hollywoodien à cause du code Hayes, le code de production du cinéma américain, établi en 30, rigoureusement appliqué entre 34 et 52, moins sévèrement à partir de 57 où il n’est plus la matrice de la culture visuelle aux États-Unis**, définitivement abandonné en 66, qui régulait ce qu’il était convenu de montrer au public, de jauger le convenable du non convenable. On appellerait ça la censure aujourd’hui. Or dans le roman la pornographie, la nymphomanie, la nudité et l’homosexualité sont présents. Inconvenants au cinéma alors on coupe, on réduit, on habille, on élude. Ce qui n’arrange en rien la compréhension du récit à tel point que, l’anecdote est connue, les acteurs, perdus dans ce qu’ils devaient dire, pousseront le réalisateur Hawks à demander à Faulkner qui questionnera Chandler sur l’identité du tueur du chauffeur des Sternwood. Ce dernier répondit qu’il n’en savait fichtre rien***. Ça aide pas.

* tarabiscotée disait Claude Mesplède, « une intrigue aussi illogique que nébuleuse« , « labyrinthique » pour l’auteur du blog Mon cinéma à moi***. Cependant, dans la nouvelle traduction, Benoit Tadié semble dire que la résolution existe, elle est seulement dans une des deux nouvelles originelles mais elle n’a « pas survécu dans le roman » (p.11).

** (page 155 : Les Noirs ne pensent qu’au sexe, Pascal Blanchard) Histoire des préjugés, sous la direction de Jeanne Guérout et Xavier Mauduit, Les Arènes, 2023, 464 pages, 24€

« Qu’est-ce que ça peut faire où on vous met quand vous êtes mort ? (..) Vous êtes mort, vous dormez du grand sommeil… vous vous en foutez, de ces choses-là. (…) Vous dormez, vous dormez du grand sommeil, tant pis si vous avez eu une mort tellement moche… peu importe où vous êtes tombé. » (page 250)*

* version de 1948 (Le grand sommeil The Big Sleep), traduite par Boris Vian, Série noire, Gallimard, 250 pages. On peut la (re)lire en version Folio policier, Gallimard, 1998, 251 pages, même traducteur.

* nouvelle traduction de Benoit Tadié.

En lisant ces deux citations, traduction différente du même original, on comprend que la nouvelle traduction a abandonné l’idée de la lecture facile (Qu’est-ce que ça), du vocabulaire familier quotidien (foutez, tans pis) et tente de redonner au texte une valeur littéraire oublié (la vilaine manière et le vilain lieu). Alors, Marlowe n’a ainsi plus « rendez-vous avec quatre millions de dollars » (Vian) mais il rend « visite à quatre millions de dollars. » (Tadié) ; la vieille peau perd son vocabulaire contextuel de l’époque, argotique et suranné (chou) pour un plus intemporel (mignon) plus respectueux du style descriptif et des dialogues (rythmés par le verbe dire) et de la syntaxe « auxquels [Chandler] tenait par-dessus tout. » (page 12, préface à la nouvelle traduction).

Aussi la nouvelle traduction va travailler quatre points précis : le rythme  » (« la phrase de Chandler est propulsée par [un] élan continu, nous rappelant que sa source lointaine est dans le récit d’action pulp », p.13), le dialogue (« c’est un affrontement, une poursuite de la guerre (des individus, des classes et des sexes) par d’autres moyens »), le ton (maîtrisé par des interruption « entre la souplesse veloutée de » sa « syntaxe plus ou moins lettrée et » (…) « des mots abrupts de vernaculaire de bar », p.14) et le mot et sa répétition (comme celui de vilain, « fil rouge, ou noir, qui court du début à la fin du texte ») préférant le métronome au synonyme…

« En somme, si la version de Vian reste classique, on espère que celle-ci permettra au lecteur de découvrir certains aspects cachés du Grand Sommeil qui étaient restés dans l’ombre depuis 1948 » (p.15)

Écrit en 1938, publié en France en 1948 dans la Série noire (sans numéro mais c’est le n°13), traduit par Boris Vian, le roman est un monument et, tourné en 45, sorti un après en 46 (il y avait des films de guerre à exploiter sur la veine contextuelle contemporaine*), le film est un sommet du film noir. La réédition de 2023 ne l’a pas oublié en y collant Humphrey et Lauren en couverture sur cette nouvelle traduction de Benoit Tadié*.

* Auteur du remarquable essai Le Polar américain, la modernité et le mal (PUF, 2007, 233 pages, 25€) dans lequel, entre autres, il évoque « la puissance funeste de la ville même » (p.105, De Salem à Chicago).

Chandler est un maître au style désabusé et flamboyant, à la répartie aiguisée, au cynisme roboratif et à la métaphore ciselée, sans pareil pour décrire une ambiance, pour cerner un personnage.

Ainsi, quand Philip Marlowe arrive chez le Général Sternwood, Carmen, sa fille, lui tombe dans les bras en lui rentrant dedans : « – Vous êtes grand, non ? (…) – Je n’ai pas fait exprès. » (p.19) Le vieux général, en fauteuil roulant et en fin de vie, cherche à se débarrasser de Geiger qui le fait chanter (déjà, un certain Jo Brody l’a déjà lésé de cinq mille dollars) à travers des reconnaissances de dettes de Carmen. Avant de partir il est appelé par Vivian qui cherche à savoir pourquoi son père l’a embauché. Serait-ce pour retrouver son ex-mari, Rusty Regan, disparu depuis un an, que le vieux général aimait beaucoup, en même temps que la femme d’Eddie Mars, le chef de la pègre locale ? « … il veut le retrouver, non ? » (page 35) « – Demandez-lui. » (page 38) lui rétorque Marlowe.

En trois chapitres, dans lesquels chaque Sternwood a rencontré Marlowe, l’intrigue est nouée : Carmen Vous êtes mignon (page 126) est in et out, dans l’histoire et pas en état de la mener, le général demande à Marlowe de chercher quelque chose tout en lui demandant de trouver autre chose, Vivian cherche à savoir ce qu’il cherche et Marlowe navigue dans tout ça pour 25 dollars par semaine plus les frais.

Le centre de l’affaire est évidement le grand absent au centre des inquiétudes : Rusty Regan, l’ex-mari de Vivian, l’ex-confident de Guy (c’est le prénom du Général) que ne recherche pas Marlowe : « Je ne recherche pas Regan » (page 71) dit-il à Bernie Ohls, flic enquêteur en chef du procureur. On insiste : « – Vous recherchez Rusty Regan, n’est-ce pas ? » Marlowe rabâche : « – Beaucoup de gens semblent le croire, mais non. » (page 163) Et parfois, il cède : « Je croyais que cette histoire ne vous intéressait pas. – Les gens n’arrêtent pas de me la mettre dans les pattes. » (page 195) mais ne lâche jamais son crédo : « – Si ça vous aide à retrouver Rusty Regan. – Je ne cherche pas à retrouver Rusty Regan. » (page 221) Il finit par clore (?) le sujet : « – Non, je ne pense pas pouvoir retrouver Regan. Je ne vais même pas essayer. » (page 274) mais : « – Je ne vous ai pas demandé de rechercher mon gendre, monsieur Marlowe. – Vous vouliez que je le fasse, pourtant. » (page 278)

Mais le cœur de l’histoire, c’est l’odeur de la peur qui agrippe le lecteur et la fascination pour ce grand sommeil qu’est la mort. Cet aimant répulsif est encré et ancré par Philip Marlowe.

Philip Marlowe (quarante ans, 1m80, 80 kg) est LE privé (avec Sam Spade pour ne pas vexer les Hammettiens, joué aussi par Bogart en 1941 dans Le Faucon maltais de Huston – ici dans Le Grand sommeil de Hawks), un homme d’honneur, gagnant peu dans un bureau miteux (building Cahuenga au sixième ou septième étage) à Los Angeles, vivant dans un appartement chichement meublé (Hobart Arms, près de Kenmore), honnête autant que possible dégoûté par la corruption ambiante et le pouvoir de l’argent. Chandler le décrit ainsi : « un homme lancé à la recherche d’une vérité dissimulée et ce ne serait pas une aventure qui l’homme plongé là-dedans n’était pas de taille à la vivre. »* Il est moins tranché que ses concurrents, plus frivole parfois, il correspond moins à l’archétype, boit peu, fume la pipe dans le roman mais la cigarette au cinéma, aime charmer la gent féminine sur laquelle il a de l’effet (voir plus bas), il est solitaire, ironique et cynique : son arme reste la dérision et l’humour. Et surtout, il est intègre, incorruptible, sans attrait pour l’argent et hait le parasitisme. C’est un homme libre.

* (page 20) Les Années Série noire, volume 1, Mesplède, Encrage, 1992, 314 pages

Si Dashiell Hammett est « le poète de l’absurde« , Raymond Chandler, lui, est « le peintre de la folie » (Benoit Tadié, page 10), le tempo du premier est celui du « temps fort« , le second du « temps mort« , le « staccato du premier laisse place à un legato mélancolique » du second.

Laissez-vous hanter par le phrasé littéraire du grand Chandler qui scrute les yeux de la mort sans ciller, avec autant d’ironie sur ce qu’on va y trouver que de mélancolie sur ce qu’on va y laisser…

La première enquête de Marlowe vous attend donc et, qui sait, peut-être que Carmen vous tombera dans les bras en affirmant que vous êtes mignon ou que vous reverrez Vivian et trinquerez avec elle autour d’un double scotch.

François Braud

+++ Jetez-vous sur La Dame dans le lac, nouvelle traduction de Nicolas Richard, dans la collection Série noire Classique.

Livre reçu en service de presse ; merci Christelle Mata. J’ai découvert Le Grand Sommeil à 25 ans, je ne m’en remets toujours pas. Papier écrit (d’après une première version publiée dans le CDAP, lettre G, ) en écoutant Christophe Miossec, Nos morts.

2 réflexions sur “Dans « la ville déchue et sa faune criminelle »

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