Contre dictionnaire amoureux du polar / Lettre G (partie 2)

« Le critique est la Pythie des temps modernes : son oracle n’engendre pas l’unanimité. »

Ce projet de « Contre dictionnaire amoureux du polar » (CDAP) est un projet à long terme, très long terme. Il se veut un hommage critique au Dictionnaire amoureux du polar (DAP) de Pierre Lemaitre (Plon), lauréat du trophée 813 Maurice Renault récompensant un ouvrage mettant en avant « le genre que nous aimons »*, « notre objet de passion »**. J’ai relevé le défi de bâtir un contre dictionnaire au sien, un codicille ou plutôt un complément, pas qu’une exégèse ni qu’une critique. Ni éloge, ni hagiographie, ni panégyrique, mais pas non plus de pamphlet, de satire, de diatribe. Juste une petite porte entrouverte par l’auteur dans laquelle je me suis engouffré : « Il y aura des oublis impardonnables, des injustices criantes, des jugements contestables, c’est inévitable : c’est un dictionnaire de ce que j’aime, et encore n’ai-je pas pu mettre tout ce que j’aime. » (introduction, page 11). J’ai donc relevé la gageure de combler, de réparer, de contester et, inévitablement, de construire le dictionnaire de ce que j’aime, et encore, sans pouvoir y mettre tout ce que j’aime et avec une difficulté supplémentaire, c’est de ne pas pouvoir (vouloir) revenir en arrière une fois la lettre publiée (pas de vision générale avant la fin). Ce sera le CDAP d’un critique mais aussi celui d’un éditeur (La Loupiote), auteur, directeur de festival (du polar à La Roche-sur-Yon – 85), rédacteur d’une revue (Caïn) et de tous ses souvenirs. Ce sera avant tout le CDAP d’un hannibal lecteur. Chaque lettre donnera lieu à deux parties : une critique des entrées de Pierre Lemaitre et un développement de celles qu’il aurait pu/dû y mettre. Voilà. L’hommage est sincère mais la langue n’est pas de bois. Le maître me pardonnera. FB

* JP Manchette ** JB Pouy

À qui avez-vous affaire ? bio-biblio-2022

Si vous avez manqué le début… (ne manquez pas la fin au moins…)

C’est déjà du passé…

Lettre A, Partie 1 / Télécharger ? je clique là (ABC du métier (L’) / Alcool / Alibi)

Lettre A, partie 2 / Télécharger ? je clique ici (Amila Meckert / Arme du crime)

INVITÉ La contribution au CDAP : A comme Amila par Didier Daeninckx (auteur de romans noirs : Rions noir, avec Jordan, Creaphis)

Lettre A, partie 3 / Télécharger ? C’est là (Arnaud / Auster / Avis déchéanceAkkouche / Aztèques dansantsWestlake)

Lettre B, partie 1 / Télécharger ? C’est par là (Baronian / Bataille des Buttes-Chaumont (La)Jonquet / Battisti / Bête et la belle (La)Jonquet / Bialot / Bible)

INVITÉ La contribution au CDAP : B comme Battisti par Gérard Lecas (auteur de romans noirs : Deux balles, Jigal)

Lettre B, partie 2 / Télécharger ? Je clique là (Black BlocsMarpeau / Blogs / Brève histoire du roman noir (Une)Pouy / Brouillard au pont de BihacOppel / Bruen)

INVITÉ La contribution au CDAP de Jean-Bernard Pouy (auteur de En attendant Dogo), B comme Bruen.

Lettre C, partie 1 / Télécharger ? Je clique ici (Ça y est, j’ai craquéDessaint / Cadavres ne portent pas de costards (Les) – Reiner / Caïn / Canardo / Cette fille est dangereuseGranotier / Chuchoteur (Le)Carrisi / Chute)

Lettre C, partie 2 / Vous pouvez télécharger le post (Classer/déclasser, Codes et des ponCifs, Condor (Le) Holmas, Michael Connelly)

Lettre C, partie 3 / À télécharger, (John Connolly, Contrat, Cosmix banditosWeisbecker, Coup du bandeau, Couverture (4ème de), Critique, Cuba, Cummins et BACK in ABC).

INVITÉ La contribution au CDAP : C comme Connolly par Pierre Faverolles (blogueur blacknovel1)

Lettre D, partie 1 / Téléchargez ? (Dahlia noir (Le)Ellroy, DamagesKessler, Kessler et Zelman, Del Árbol (Victor), Delestré (Stéfanie), Der des ders (Le) – Daeninckx et DexterLindsay/Manos Jr)

La contribution au CDAP : D comme Dahlia noir (Le)Ellroy – par François Guérif (éditeur Rivages, Gallmeister)

Lettre D, partie 2 / À télécharger, ici (Dicker Joël / Dictionnaire Amoureux du Polar (Le) de Pierre Lemaitre / DILIPO (Le) dirigé par Claude Mesplède / Divulgâcher, Donneur (Le) Akkouche / Doyle (Conan) / Drôles d’oiseaux Camus.

INVITÉ La contribution de Frédéric Prilleux au CDAP (auteur et spécialiste BD polar, blogueur bedepolar) : D comme Dredd (Le Juge)

Lettre E / Cliquez pour télécharger (Edogawa Ranpo, Encrage, É(L’) ou le polar lecture facile et Excipit (et incipit)).

IINVITÉ La Contribution d’Éric Libiot (journaliste écrivain – Clint et moi, On a les héros qu’on mérite) au CDAP avec le E de La Disparition de Perec et Echenoz.

Lettre F / Téléchargez le post (Fanzine, Fausse piste de Crumley, Faux roman policierGrand maitre de Harrison, Festivals, Fight Club de Palahniuk).

Lettre G / Cliquez pour le téléchargement (Gang de la clé à molette (Le) d’Abbey, Gendron, Goodis).

IINVITÉ La Contribution de Philippe Claudel (auteur : Les âmes grises, Le Rapport de Brodeck, Crépuscule, pour Edward Abbey).

Lettre G (2ème partie)

tome 14

SOMMAIRE

. Dantec aurait pu résurrectionner afin de demander pourquoi, comme par hasard, il ne figurait pas en bonne place dans le Dictionnaire Amoureux du Polar (PLON) de Pierre Lemaitre à la lettre G sous le fallacieux prétexte qu’il y « figurerait déjà à la lettre D« . Et alors ? aurait-il pu dire – index en forme de guillemets. Et alors, il y avait « déjà » du « beau monde » et, après l’avoir disséqué ce G de Pierre Lemaitre, j’avais autopsié Gallmeister, Guérif, le Goncourt, Grisham et Gamboa, et j’avais joué le médecin légiste en rajoutant sur la table (Le) Gang de la clef à molette d’Edward Abbey (avec la contribution de Philippe Claudel), Gendron et Goodis, honteusement délaissés.

Dans cette deuxième partie, je vais fouiller encore dans les gravats du noir et gonfler et aggraver la douloureuse avec un gigantesque menu au programme : (Le) Grand monde de Pierre Lemaitre, (Le) Grand soir de Gwenaël Bulteau, (Le) Grand sommeil de Raymond Chandler et le film d’Howard Hawks et Jean-Christophe Grand G (Grangé).

Grand monde (Le) de Pierre Lemaitre

alvanisé par le succès du Goncourt, Pierre Lemaitre s’est lancé, selon ses dires, dans une peinture du XXème siècle français qui lui prendra dix romans. Au revoir là-haut en était l’origine : Péricourt, bourgeois dessinateur et Maillard, petit comptable se lient dans la lie de la Première Guerre mondiale, au détour du meurtre d’un gradé sur une de ses ouailles. Démobilisés, ils vivent chichement, Péricourt derrière un masque pour effacer sa gueule cassée et Maillard travaille pour trouver la morphine nécessaire à son ami. Ils mettent alors au point une arnaque aux monuments aux morts…

Les damnés des tranchées

« L’éclat d’obus lui a emporté toute la mâchoire inférieure ; en dessous du nez, tout est vide, on voit la gorge, la voûte, le palais et seulement les dents du haut, et en dessous, un magma de chairs écarlates avec au fond quelque chose, ça doit être la glotte, plus de langue, la trachée fait un trou rouge humide… » (page 78)*

* Au revoir là-haut, Pierre Lemaitre, Albin Michel, 2013, 566 pages 22€50 (existe en poche, au Livre de Poche, n°33655, 2015, 619 pages, 8€70 – avec un cahier photographies et dessins du film d’Albert Dupontel).

Même si Pierre Lemaitre s’en défend, il n’a pas totalement lâché le roman noir (il dit souvent policier d’ailleurs) dans ce premier tome de sa saga familiale du vingtième siècle, sans doute le plus terrible (jusqu’au prochain ?) de l’humanité. Par son récit, la construction de l’arnaque et sa vocation, forcément, à être découverte, par l’association de deux réprouvés, damnés des tranchées, des oubliés du monde qui veut oublier, des fous que n’intéressent pas les années folles. Par le destin qui les frappe, la guerre, l’illégalité, la poursuite par la société. Par la fin tragique que l’on pressent, inévitable, inexorable. Au revoir là-haut est un roman noir qui inaugure des suites attendues.

Roman picaresque, roman de la colère – sous-titré Les enfants du désastre* – de ceux qui ont morflé pour rien, roman de l’incompréhension, Au revoir là-haut est un formidable récit qui hausse le roman populaire au-delà la production nombrilistique (nombrilesque ?) et masturbatoire (masturbatique ?) de la blanche germanopratine (et bim !). Il va creuser cette tranchée avec Couleurs de l’incendie** – suite des affres de la famille Péricourt avec Madeleine, la sœur d’Édouard la gueule cassée du précédent – sur la crise des années trente (avec une rocambolesque et jouissive chronique à la Monte-Cristo) et Miroir de nos peines avec Louise Belmont la fillette de 10 ans qui s’était entichée d’Édouard Péricourt et qui a bien grandi en cette année 1940 (nous sommes ici le 6 juin) au cours de laquelle la Seconde Guerre mondiale va fondre sur la France et dérouler son cortège funèbre de l’exode qu’on essaiera de masquer à l’aide d’une propagande inspirée par Coué…

* uniquement dans la version poche

** Couleur de l’incendie, Pierre Lemaitre, Albin Michel, 2017, 534 pages, 22€90 – existe en poche, au Livre de Poche, n°35288, 2019, 540 pages, 9€20

« … pour quelle raison l’Allemagne, après une année d’immobilité, s’est soudain décidée à passer à l’offensive… [Elle] ne pouvait pas faire autrement. C’est un pays ruiné économiquement et moralement, où l’on manque de tout, où les queues s’étirent devant des magasins désespérément vides. Pour éviter une révolution, Hitler était contrait d’attaquer, de créer une diversion pour tenter d’endiguer la profonde désaffection des Allemands vis-à-vis du national -socialisme. » (page 173)*

* Miroir de nos peines, Pierre Lemaitre, Albin Michel, 2020, 536 pages 22€90 (existe en poche, au Livre de Poche, n°36036, 2021, 570 pages, 9€20).

Les deux romans suivants, Couleur de l’incendie et Miroir de nos peines, abandonnent quelque peu certains aspects noirs du premier mais pas la noirceur de l’existence, le destin ancré et l’écrasante société. Le noir est de retour sous-jacent l’aventure – avec Le Grand monde.

Une machine à décortiquer le progrès

Avec Le Grand monde, Pierre Lemaître entame une tétralogie et décortique les fameuses Trente Glorieuses à travers la famille Pelletier. L’histoire s’ouvre en 1948 quand le père peine à se trouver un successeur pour reprendre sa fabrique de savon au Liban : deux de ses fils sont partis trouver la fortune sur Paris, bientôt rejoints par sa fille et son troisième fils, homosexuel, file sur Saïgon retrouver son amant de légionnaire.

Roman choral à la puissance narrative addictive, il est intéressant de comprendre comment, en ces temps de progrès, on pouvait tirer son épingle dans le jeu du commerce ou du journalisme. Les ambitions sont aiguisées, les déguisements endossés, on vit de et sur l’air du temps, chacun chacune tentant d’attirer la couverture à soi. J’ai ma préférence pour le couple du mari dépassé effacé tueur de femmes et la femme patronnesse qui sait mener sa barque plus la mer est houleuse. Le seul qui aimerait la partager va en trouver une définitive.

Pierre Lemaitre ose nous proposer bien des personnages dont on ne voudrait pas partager un verre de l’amitié, ou alors un pot de départ, de mutation, leur servir le dernier verre du condamné… Avec un tel roman d’aventures, on n’est pas pressé que l’auteur ne revienne au policier…

La contribution d’Hélène Martineau, libraire au Poiré sur Vie (Les Instants libres)

Plonger dans Le grand monde, le premier tome de la future tétralogie de Pierre Lemaître, c’est partir pour un grand voyage dans le temps.
Le lecteur découvre avec plaisir les différents membres de la famille Pelletier, cette famille française qui vit au Liban, qui possède un patrimoine industriel avec son usine de savons, et dont les parents ont l’âge où les enfants quittent le nid.

Nous suivons, chapitre après chapitre, l’itinéraire de chacun des membres de la famille : les parents, bien sûr, qui restent à Beyrouth, mais surtout les quatre enfants. L’aîné Jean, surnommé Bouboule, fort mal marié, le second, François, journaliste et passionné, Etienne le cadet, qui part suivre son amour de jeunesse à Saïgon, en pleine guerre d’Indochine, et Hélène, la petite dernière, qui ne va pas rester sagement à Beyrouth comme ses parents le pensaient. J’allais oublier le chat Joseph, mais il ne faudrait point trop en dire…

Mais surtout, c’est monsieur Lemaître qui nous raconte tout cela. Son style est fluide, la langue est travaillée, et surtout il vient du polar. Il prend plaisir à nous accrocher, nous surprendre, nous faire sourire, et nous fâcher parfois un peu : car oui, Pierre Lemaître, je trouve, fait subir à ses personnages, ce que peu d’auteurs aujourd’hui osent.

C’est Pierre Lemaître, aussi, qui est suffisamment fin pour jouer de connivence avec son lecteur. Il n’est pas nécessaire d’avoir lu Au revoir là-haut, Couleurs de l’incendie et Miroir de nos peines précédemment à ce nouveau roman car il ne s’agit pas à proprement parler d’une suite. Mais le clin d’œil que nous fait l’auteur à la lecture du Grand monde (Le) nous ravit !

De façon triviale il peut m’arriver de dire : cette saga qui démarre avec Le Grand Monde, c’est une série Netflix mais en mieux, mieux construit, mieux écrit, c’est un régal.

Il m’arrive aussi de dire : attention, c’est Pierre Lemaître, j’adore, donc je ne suis pas objective.

C’est un livre, ce sont des livres (car oui, le second tome sorti en Janvier 2023 est tout à fait à la hauteur du premier), qui sont un plaisir à conseiller pour le libraire !

Hélène Martineau

Merci Hélène !

Grand soir (Le) de Gwenaël Bulteau

énéralement, on l’attend jusqu’au petit matin blême, il est plus souvent dans les têtes que sous les yeux mais on le sent, il est là, comme une utopie à portée de main, un rêve dont on veut se rappeler dans les brumes du réveil. Plus il s’éloigne, plus on y croit, plus on s’approche, plus on se méfie C’est pour ça qu’on se bat.

Grand Jour et Grand soir

Dès la révolution, on le devine naissant, ce Grand Jour du peuple. Les classes laborieuses s’en emparent, les classes dangereuses s’en font un étendard, rouge ou noir. C’est la peur de l’anarchie qui va contribuer à son essor : lors du jugement de mineurs en 1882 en Saône-et-Loire, un journaliste du Figaro, Albert Bataille, va s’en gargariser pour charger les meneurs Bonnaut et Dumay. Le Grand Jour devient un Grand Soir*, plus inquiétant, plus ténébreux.

Quelques années plus tard, dans l’aube du XIXème siècle naissant, il est devenu élément de langage, feu de l’espoir, cœur à atteindre par tous les ouvriers qui assistent à l’enterrement de Louise Michel le 22 janvier 1905 ou gage de lutte, de victoire et de joie chez les ouvrières de Roquefort qui, le 12 avril 1906 (« qui parlaient -le 7 avril – de se mettre en grève, sans jamais franchir le pas ») fêtent leur Grand soir à elles : « terminés les journées à rallonge, les salaires minables, les amendes en cas de retard ou de journée d’absence; terminés l’interdiction de parler, la pension forcée chez les sœurs, les tutoiements et les privautés des contremaîtres. » (page 14) Souvent, comme le dit Yves Meunier*, le Grand Soir (ou le Grand Jour) n’est qu’une chronique d’une lutte ouvrière (défaite ou victoire)…

* Lire le papier d’Yves Meunier, ici.

Éclairer les ombres

Gwenaël Bulteau avait déjà tutoyé avec talent les sommets du « genre que nous aimons » avec La République des faibles (La Manufacture de livres). Le nouvel an de 1898 n’est pas un jour férié pour Pierre Demange, chiffonnier récoltant des « montagnes de vieux journaux, d’affiches de campagnes électorales et de tracts syndicaux, de tous les papiers, en fin de compte, que l’on jetait au rebut » afin de fabriquer de la pâte à papier pour relancer le cycle de l’information. Nous sommes à Lyon : « En se mettant à sonner, les cloches de Fourvière [rappelant] le passage inexorable du temps » et s’il doit se lever tôt, il préfère encore ce travail-là à l’ancien : « Dans ses jeunes années, il avait creusé des tombes ». Délaissant sa femme, ses gosses et son chien en train de ronfler, il file dans les ténèbres, frissonnant en pensant à sa fin : « Il avait beau être croyant, l’espoir de résurrection s’amenuisait avec l’âge. Il flairait la supercherie et cette idée d’anéantissement était pénible. » Et, réfléchissant à « ses propres funérailles », il imagine « son petit garçon [effectuant] le salut militaire devant sa tombe. ». Et puis ? « Et puis il tomberait dans l’oubli. » Arrivé sur la décharge de la Croix-Rousse, il tombe sur « un véritable filon » : des papiers et même une vieille couverture, « une trouvaille »« c’était rare ». Et, en-dessous, il « faillit tourner de l’œil à la vue d’un corps mutilé ».

Ainsi commence La République des faibles de Gwenaël Bulteau qui va se donner pour mission d’éclairer les ombres. Car contrairement à ce que gueule Léo Ferré : la lumière ne se fait pas toujours, même sur les tombes.

L’homme est ancré dans une réalité sociale, professeur des écoles en Vendée et j’ai eu le plaisir de l’interviewer (lire aussi ses ZAD, ) et de le rencontrer en librairie. Il est politiquement près de « tout ce qui tourne autour de la défense des plus faibles. Souvent de couleur rouge. » Pas étonnant donc de le retrouver autour de ce Grand Soir en cette année 1906…

Le fantasme du 1er mai 1906

Gwenaël Bulteau le présente tellement bien que j’aurais tort de m’en priver. Voilà comment il me présentait son second roman, Le Grand Soir : « C’est un roman qui se passe quelques années après La République des faibles, en 1906, mais il ne s’agit pas d’une suite à proprement parler puisqu’il ne contient aucun personnage récurrent. L’histoire commence le jour de l’enterrement de Louise Michel, quand une jeune fille de bonne famille disparaît sans laisser de trace. Un an plus tard, sa cousine mène l’enquête pour la retrouver et entre dans les milieux révolutionnaires et féministes de l’époque. La toile de fond historique s’étend entre mars 1906, où une catastrophe minière provoque plus de 1000 morts dans le Nord, à Courrières, et le 1er mai 1906, première grande journée de manifestation nationale, quand la CGT appelle tous les ouvriers à venir manifester à Paris pour l’obtention de la journée de travail de huit heures. Cette journée avait créé beaucoup de fantasmes de part et d’autre de la société. Dans ce roman, on retrouvera des thèmes qui me sont chers, les revendications sociales et la défense des droits des femmes et des ouvriers. » 

Disons-le avec ambages s’il le faut, peu importe le flacon, l’ivresse de la lecture suffit, mais Le Grand soir est un grand roman noir social qui peint les classes laborieuses/dangereuses (ouvrières) et les classes inférieures/dominées (femmes) avec justesse, soutien mais sans concession, de la tendresse lucide à la Hugo, pas de « vacheté » aveugle à la Zola.

La mémoire des vaincues

La mémoire des vaincues a trouvé son romancier et s’il a du poil au menton, il ne met pas sa testostérone en avant, on est loin du polar baston/roustons comme le surnomme JiBé Pouy. Nous ne sommes pas non plus dans de la littérature en dentelles avec une tasse d’arsenic. C’est simplement du roman noir qui ajuste une époque, autour du 1er mai 1906, quand la République chancelait (elle mettra des années à s’imposer et s’écroulera comme un château de cartes dans un casino à Vichy), quand certaines tentaient de relever leur jupe, non pas pour aguicher le mâle, mais pour donner un bon coup de pied aux couilles aux patrons et à leurs larbins.

« Nous ne sommes pas du même côté de la barricade, qu’il avait dit ! » (page 26)

Si, le jour de l’enterrement de Louise Michel, la vierge rouge, Jeanne « ignorait qu’elle vivait le dernier jour de son existence » (page 11), Antoinette, dite Sorgue, l’a pris bien en main la sienne. Arrivant pour soutenir les ouvrières de Roquefort, elle se « dressait sur le marchepied, en levant le poing, parée de sa tenue de combat : une robe noire cintrée à la taille d’une bande de tissu écarlate, ainsi qu’un chapeau surmonté d’un panache de plumes flamboyantes. » Ces dernières, « les six cents ouvrières des caves de Roquefort avaient obtenu l’impensable : terminés les journées à rallonge, les salaires minables, les amendes en cas de retard ou de journées d’absence ; terminés l’interdiction de parler, la pension forcée chez les sœurs, les tutoiements et les privautés des contremaitres. » (page 14Madeleine aussi, son destin, elle l’a bien en pognes la « petite dame courtaude, habillée en pantalon et veste de costume, avec un melon sur la tête qu’elle ôta pour dévoiler des cheveux coupés en une brosse hommasse. » (page 27Lucie, à la recherche de sa cousine Jeanne, va aussi affronter les réticences familiales et se manger des bâtons dans les roues.

Portraits de femmes, portraits de militantes.

Le ton est donné. La lutte passera par elles, malgré le mépris absolu des hommes « une fois gratté le vernis des convenances »page 62, (« C’est vulgaire de se travestir en place publique. Vous êtes quoi ? Une invertie ? »page 37), leur incompréhension génétique (« – Qu’est-ce qui vous a pris ? (…) Nous étions morts d’inquiétude. »page 49) et le retournement de veste du plus illustre d’entre eux, Clemenceau« le bel homme de gauche », « « Nous ne sommes pas du même côté de la barricade, qu’il avait dit ! »

« Il n’existait pas d’autre solution que la révolte. » (page 128)

Elles défendent leurs idées, elles les tractent même, appelant à détruire « les chaînes dont la société entravait les femmes : la famille, le mariage, la maternité, le patriarcat. Il n’existait pas d’autre solution que la révolte. » (page 128)

Parce qu’elles font peur ces femmes, leur donner un droit serait inutile, voire dangereux : « – (…) vous accorder le droit de vote serait une erreur. Vous en sauriez quoi en faire. Les curés vous souffleraient à qui accorder votre voix, ce qui ferait la victoire éternelle des réactionnaires. » (page 138)

Elles ont aussi dans leurs rangs leurs brebis galeuses et malheureuses, comme Suzanne, imbibée du soir au matin et du matin au soir, de l’aube à l’aube ou Madeleine qui comprend que les regrets pèsent parfois plus lourds que les remords.

« Et le peu qui viendra d’eux à vous, c’est leur fiente. » (Jean Richepin)

On qualifiera Le Grand soir de roman historique. On qualifiera Le Grand soir de roman policier. Mais Le Grand Soir est un roman noir.

Et ce 1er mai tant attendu va faire flop. Et on regardera horrifié ces prolétaires, ces « sauvages » , « ces fils de la Chimère », ces monstres jaloux de la réussite des uns, qui ne veulent pas « devenir volailles » comme les bourgeois.

« Mais le peu qui viendra d’eux à [eux], c’est leur fiente. Les bourgeois sont troublés de voir passer les gueux ». Et « l’air qu’ils boivent ferait éclater [leurs] poumons. »

* Papier déjà publié sur bbb le 30/10/2022, écrit en écoutant Les Oiseaux de passage, poème de Jean Richepin mis en musique/chanté par Georges Brassens.

Grand sommeil (Le), un roman de Raymond Chandler et un film d’Howard Hawks

The Big Sleep

eiger : tout irradie autour de ce libraire pornographe maître chanteur de Los Angeles (Californie). Mais quand on a saisi ça, on n’a rien saisi du tout, car plus compliqué* qu’une intrigue de Raymond Thortnon Chandler (Chicago 1888-1959 La Jolla), dont la première aventure de Philip Marlowe (composée en trois mois paraît-il…) est en fait un collage de différentes nouvelles de l’auteur, il y le scénario tiré du roman Le Grand Sommeil écrit par Leigh Brackett, Jules Furthman et, quand même, William Faulkner. Parce que le roman de Chandler n’est pas transposable ainsi à l’écran hollywoodien à cause du code Hayes, le code de production du cinéma américain, établi en 30, rigoureusement appliqué entre 34 et 52, moins sévèrement à partir de 57 où il n’est plus la matrice de la culture visuelle aux États-Unis**, définitivement abandonné en 66, qui régulait ce qu’il était convenu de montrer au public, de jauger le convenable du non convenable. On appellerait ça la censure aujourd’hui. Or dans le roman la pornographie, la nymphomanie, la nudité et l’homosexualité sont présents. Inconvenants au cinéma alors on coupe, on réduit, on habille, on élude. Ce qui n’arrange en rien la compréhension du récit à tel point que, l’anecdote est connue, les acteurs, perdus dans ce qu’ils devaient dire, pousseront le réalisateur Hawks à demander à Faulkner qui questionnera Chandler sur l’identité du tueur du chauffeur des Sternwood. Ce dernier répondit qu’il n’en savait fichtre rien***. Ça aide pas.

* tarabiscotée disait Claude Mesplède, « une intrigue aussi illogique que nébuleuse« , « labyrinthique » pour l’auteur du blog Mon cinéma à moi***.

** (page 155 : Les Noirs ne pensent qu’au sexe, Pascal Blanchard) Histoire des préjugés, sous la direction de Jeanne Guérout et Xavier Mauduit, Les Arènes, 2023, 464 pages, 24€

« Qu’est-ce que ça peut faire où on vous met quand vous êtes mort ? (..) Vous êtes mort, vous dormez du grand sommeil… vous vous en foutez, de ces choses-là. (…) Vous dormez, vous dormez du grand sommeil, tant pis si vous avez eu une mort tellement moche… peu importe où vous êtes tombé. » (page 250)*

* toutes les références de pages sont celle de la version de 1948 (Le grand sommeil The Big Sleep), traduite par Boris Vian, Série noire, Gallimard, 250 pages. On peut la (re)lire en version Folio policier, Gallimard, 1998, 251 pages, même traducteur.

Si on accepte alors de se perdre dans l’histoire (faut suivre dirait Le Poulpe) comme on se perd quand on visite une ville, alors la balade est magique.

Écrit en 1938, publié en France en 1948 dans la Série noire (traduit par Boris Vian), le roman est un monument.

Tourné en 45, sorti un après en 46 (il y avait des films de guerre à exploiter sur la veine contextuelle contemporaine*), le film est un sommet du film noir (toutes les photos sont extraites du film du DVD de la Warner Bros, sauf celle sous le bandeau Une histoire, deux œuvres).

* certaines scènes seront même tournées et ajoutées près, comme celle entre Bogart et Bacall (They’re together again !) discutant chevaux et sexualité est un summum de contournement de la censure et de volupté sexuelle.

Chandler est un maître au style désabusé et flamboyant, à la répartie aiguisée, au cynisme roboratif et à la métaphore ciselée, sans pareil pour décrire une ambiance, pour cerner un personnage. Hawks, pour sa seule incursion dans le genre, une réussite, est un capteur de génies, Humphrey Bogart (se titillant le lobe de l’oreille droite) et Lauren Bacall (le regard) sont électriques de sensualité (et que dire de Martha Vickers, alias Carmen Sternwood, you’re so cute, suçant son pouce ?). Ils n’ont eu qu’à pousser un peu le bouchon déjà sabré dans le roman : « – Elle a un joli petit corps, n’est-ce pas ? (…) – Vous devriez voir le mien. » (page 71)

Faut suivre

Quand Philip Marlowe sonne chez le Général Sternwood, il a « rendez-vous avec quatre millions de dollars ». (page 9). Mais c’est Carmen Sterwood qui lui tombe dans les bras en lui rentrant dedans : « – Vous êtes grand, non ? – Je ne l’ai pas fait exprès. »* Le vieux général, en fauteuil roulant et en fin de vie, cherche à se débarrasser de Geiger qui le fait chanter (déjà, un certain Jo Brody l’a déjà lésé de cinq mille dollars) à travers des reconnaissances de dettes de Carmen. Avant de partir il est appelé par Vivian qui cherche à savoir pourquoi son père l’a embauché. Serait-ce pour retrouver son ex-mari, Rusty Regan, disparu depuis un an, que le vieux général aimait beaucoup, en même temps que la femme d’Eddie Mars, le chef de la pègre locale ? « … il cherche à le retrouver, n’est-ce pas ? » (page 25) « – Demandez-le-lui. » (page 27) lui rétorque Marlowe.

En trois chapitres, dans lesquels chaque Sternwood a rencontré Marlowe, l’intrigue est nouée : Carmen Vous êtes chou (page 100) est in et out, dans l’histoire et pas en état de la mener, le général demande à Marlowe de chercher quelque chose tout en lui demandant de trouver autre chose, Vivian cherche à savoir ce qu’il cherche et Marlowe navigue dans tout ça pour 25 dollars par semaine plus les frais.

Le centre de l’affaire est évidement le grand absent au centre des inquiétudes : Rusty Regan, l’ex-mari de Vivian, l’ex-confident de Guy (c’est le prénom du Général) que ne recherche pas Marlowe : « Je ne cherche pas Regan » (page 54) dit-il à Bernie Ohls, flic enquêteur en chef du procureur. On insiste : « – Vous cherchez Rusty Regan, n’est-ce pas ? » Marlowe rabâche : « – C’est ce que semblent croire des tas de gens, mais non. » (page 131) Et parfois, il cède : « Je croyais que vous ne vous occupiez pas de ça. – Les gens n’arrêtent pas de m’en parler. » (page 158) mais ne lâche jamais son crédo : « – Si ça vous aide à trouver Rusty Regan. – Je ne cherche pas Rusty Regan. » (page 180) Il finit par clore (?) le sujet : « – Non, je ne crois pas que je retrouverai Regan. Je n’essaierai même pas. » (page 224) mais : « – Je ne vous avais pas demandé de chercher mon beau-fils, monsieur Marlowe. – Vous le désiriez tout de même. » (page 228)

* Bogart n’était pas très grand (1,74 m tout de même), on a même écrit qu’il jouait avec des talonnettes pour être à la hauteur de ses partenaires (Bacall mesurait 1,73 m).

Les carcans du noir

Les teintes (rouge, jaune, noir) employées vont devenir des passages obligés, entre les lignes et sur l’écran : « Sa voix était la voix désinvolte et travaillée du grand méchant de cinéma. Le cinéma* les a tous rendus comme ça. » (page 99)

* scénariste à Hollywood à partir de 1943, il n’a jamais adapté un de ses écrits mais a gardé un souvenir désabusé de l’expérience qu’il a eue en travaillant sur, par exemple, Assurance avec la mort (Wilder, 1944), L’Inconnu du nord-express (Hichcock, 1950)…

L’indice / La poudre : « La chambre contenait un échantillonnage varié d’odeurs [comme] l’âcre relent de la cordite et l’arôme écœurant de l’éther. » (page 43) Le cyanure : « Derrière l’odeur de caramel du bourbon se dissimulait un autre parfum assez faible, d’amandes amères. » (page 193)

L’humour / « Son œil de verre luisait gaiement, c’est de loin ce qu’il restait de plus vivant en lui. » (page 45) « Tous les Sternwood aiment les jeux où on perd, comme la roulette, ou épouser des gens qui se moquent d’eux, ou courir des steeple-chases à cinquante-huit ans, se faire vider par un cheval vicieux et rester paralysé pour la vie. » (page 69) « C’est ravissant, dis-je. Mais j’ai déjà vu tout ça. Vous vous rappelez ? Je suis le gars qui n’arrête pas de vous trouver quand vous n’avez pas de vêtements. » (page 171)

La mort / « Il était tout ce qu’il y a de plus mort. » (page 45)

L’ami dans la maison / « C’était Bernie Ohls, l’enquêteur en chef du procureur du district qui m’avait donné le tuyau pour le Général Sternwood. » (page 52)

Cherchez la femme / : Les femmes chez Chandler/Marlowe sont au centre des intrigues mais n’en sont pas le centre : « Malgré son attirail, elle devait être beaucoup mieux sur le dos. » (page 30) ou alors elles donnent mal à la tête : « On peut avoir une gueule de bois pour autre chose que l’alcool. J’en avais une à cause des femmes. Les femmes me rendaient malades. » (page 175) Les homosexuels ne sont pas non plus de la fête : « … mais un pédé n’a rien dans les os… » (page 112)

Les flics et collègues / : « Taggart Wilde [avait] des yeux bleu clair qui s’arrangeaient pour avoir une expression amicale sans avoir d’expression du tout en réalité… » (page 118). « D’habitude, je passe mon temps à [dire aux flics municipaux] à quel endroit mettre leurs pieds pour ne pas se casser la gueule. » (page 120) « – Je suis un flic, dit-il. Un flic tout ce qu’il y a d’ordinaire. Raisonnablement honnête. Aussi honnête qu’on peut l’espérer pour un homme vivant dans un monde où ce n’est plus de mise. » (page 222)

Le travail avant tout / : « S’embrasser, c’est bien gentil, mais votre père ne paie pas pour coucher avec vous. » (page 167) « Tout ce qui me tient, c’est ma soif de fric. J’en suis tellement avide que pour vingt-cinq dollars par jour et les frais, en majeure partie de l’essence et du whisky (…) je risque mon propre avenir, la haine des flics, d’Eddie Mars et de ses copains, je tire des balles et j’encaisse des gnons et je dis merci messieurs-dames, si vous avez encore des ennuis, j’espère que vous penserez à moi, je vous laisse une de mes cartes au cas où…. » (page 247).

Philip Marlowe (quarante ans, 1m80, 80 kg) est LE privé (avec Sam Spade pour ne pas vexer les Hammettiens, joué aussi par Bogart en 1941 dans Le Faucon maltais de Huston), un homme d’honneur, gagnant peu dans un bureau miteux (building Cahuenga au sixième ou septième étage) à Los Angeles, vivant dans un appartement chichement meublé (Hobart Arms, près de Kenmore), honnête autant que possible dégoûté par la corruption ambiante et le pouvoir de l’argent. Chandler le décrit ainsi : « un homme lancé à la recherche d’une vérité dissimulée et ce ne serait pas une aventure qui l’homme plongé là-dedans n’était pas de taille à la vivre. »* Il est moins tranché que ses concurrents, plus frivole parfois, il correspond moins à l’archétype, boit peu, fume la pipe dans le roman mais la cigarette au cinéma, aime charmer la gent féminine sur laquelle il a de l’effet (voir plus bas), il est solitaire, ironique et cynique : son arme reste la dérision et l’humour. Et surtout, il est intègre, incorruptible, sans attrait pour l’argent et hait le parasitisme. C’est un homme libre.

* (page 20) Les Années Série noire, volume 1, Mesplède, Encrage, 1992, 314 pages

Une histoire, deux œuvres

« – Vous auriez fait un bon flic (…) – J’espère que non (…) «  dit la libraire, en face de chez Geiger (page 36) mais « merci » dans le film et une scène les montre, Bogart et elle (Dorothy Malone) flirtant autour de deux verres d’eau forte, scène qui n’existe pas dans le roman. D’autres scènes ont aussi été rajoutées mais tournées après, quand la production réalisa qu’il n’y avait pas assez de scènes sensuelles entre les deux tourtereaux et que la communication allait se faire sur ça (voir BA, They’re together again ! That man and that woman are that way again !).

Alors on rajouta quelques scènes et notamment une particulièrement épicée tout en nuances, code Hayes of course. Jugez plutôt le dialogue :

« – Dites-moi, que faites-vous quand vous ne travaillez pas ? (Bacall)

– Je parie, je m’amuse. (Bogart)

– Pas de femmes ?

– En général, j’ai toujours un dossier en cours.

– Puis-je en faire partie ?

– Vous me plaisez beaucoup.

– J’aime à l’entendre. Mais vous n’agissez pas.

– Ni plus ni moins que vous.

– Parlant de chevaux, j’aime bien parier sur eux… après les avoir vus s’entraîner. J’aime savoir s’ils sont attaquants ou finisseurs. J’aime découvrir quel est leur caractère… ce qui les fait courir.

– Vous avez le mien ?

– Je pense.

– Je vous écoute.

– Vous n’aimez pas être dominé. Je vous vois en première ligne… menant le peloton, récupérant dans la ligne droite opposée… et terminant à bride abattue.

– Vous n’aimez pas être dominée non plus.

– Personne n’a pu me dominer. Des suggestions ?

– Je ne saurais dire, avant que de vous avoir pratiquée sur le terrain. Vous avez de la classe mais… tenez-vous la distance ?

– Tout dépend de celui qui est en selle. Continuez Marlowe, j’aime votre façon de monter. Vous êtes bon sur l’obstacle.« 

Chaud mais pas autant qu’on aurait pu si on avait eu droit à la danseuse balinaise de Bogart. Difficile à saisir tant elle bouge ; elle migre de la jambe de Marlowe (roman) à sa poitrine (film) quand il rembarre Carmen qui l’attend nue dans son lit littéralement et littérairement mais bien habillée dans le film (voir ci-contre).

Mais, c’est de Boucles d’Ange (à droite) dont Marlowe tombe amoureux dans le roman, pas de Vivian (à gauche), qui, pourtant, se retrouve être là quand il faut sauver le privé des griffes des méchants (au centre) dans le film. « En redescendant en ville, je m’arrêtai devant un bar et je m’envoyai deux doubles whiskies. Ça ne me fit aucun bien. Le résultat, c’est que je pensai à Boucles d’Ange, et jamais je ne la revis. » (page 250, excipit du roman)

C’est ainsi que la fin ne peut être la même, c’est dommage, le final romanesque l’est plus que le cinématographe mais je vous laisse les découvrir…

Mis à part des détails liés à la moulinette hollywoodienne, le scénario est très fidèle jusqu’à l’incompréhension de l’intrigue, toujours en gros en deux parties (1. le meurtre de Geiger et 2. Où est donc passé ce satané Rusty Regan ?) préférant suivre les personnages et leurs états d’âme. S’il manque l’écriture de Raymond Chandler au film, ses portraits, ses métaphores, Howard Hawks y ajoute sa maîtrise de la nuit, y filme la beauté magnétique de Los Angeles, son horizontalité, Max Steiner sa musique collante et poisseuse, autrement dit romantique, Humphrey Bogart ses tics de lobe, son flegme et son sourire et Lauren Bacall son regard électrique et sa prestance et sa classe. Il est difficile de préférer l’un à l’autre tant ils sont complémentaires, alors faites comme moi, lisez le roman et visionnez le film en « même temps », vous verrez, il se répondent pour former une troisième œuvre. Magique.

Jean-Christophe Grangé

estapiste convaincu, Franz Beewen, Haupsturmführer, qui avale du franzosen au petit déjeuner n’attend qu’une seule chose : partir sur le front bouffer des baguettes. Mais à l’été 1939, dans une Allemagne qui « n’était plus un pays mais une toile d’araignée » (page 49), il va devoir ronger son frein en attendant la prochaine. Et résoudre ce crime, dont l’enquête avait d’abord été confiée à la Kripo (Kriminalpolizei) « mais face à l’absence de résultats, puis à l’apparition d’un nouveau cadavre » (page 45) avait été refilée à la Gestapo (donc à lui). La Gestapo… « La Gestapo était une police politique : elle arrêtait les victimes, pas les coupables. » (page 48). Le 26 août 1939, il est officiellement saisi de l’affaire. Un tueur, à Berlin, s’en prenait aux femmes de hauts dignitaires nazis, les charcutait et abandonnait leur cadavre aux bords de la Spree. Arrêter le coupable pourrait lui permettre d’obtenir ce qu’il voulait : une intégration dans la Wehrmacht afin de devenir un héros pour venger son père gazé durant la Première Guerre mondiale et qui délire dans un hôpital psy en entendant des voix dans la tuyauterie. Après la guerre, il abandonne toute idée de devenir fermier comme papa pour, après de petits boulots, s’engager dans les SA, brûler le Reichstag, convoler chez les SS juste avant la nuit des longs couteaux en attendant de rejoindre la Waffen-SS ou la Wehrmacht. Alors cette enquête, c’est sa chance, l’Obergruppenführer appuiera sa mutation en cas de succès… mais pourrait aussi bien signer un aller sans retour dans un KZ, un camp de concentration. Scheiße !

Le dernier thriller de Jean-Christophe Grangé, Les Promises, se targue d’ancrer son enquête dans l’histoire, l’histoire du Mal, dans l’Allemagne nazie* de 1939. Et il faut dire que de ce point de vue, c’est plutôt réussi. Même Annette Wieviorka le blurbe. J’y reviendrai.

* « Les leaders du nazisme étaient des branquignols. »

« Un polar, c’est avant tout une histoire étonnante. »

Jean-Christophe Grangé (né en 1961) est entré en littérature, après des études de Lettres à la Sorbonne et une formation de journalisme, avec Le Vol des cigognes (Albin Michel, Spécial suspense, 1994, 379 pages). Ce parisien convaincu, pour qui un voyage en province est une corvée, obtient un succès honnête (8 000 exemplaires) mais c’est avec Les Rivières pourpres (Albi Michel, Spécial suspense, 1998, 404 pages) que la gloire le touche et que lui touche le grand public. Mais la critique du milieu n’est pas toujours tendre avec lui. Il le reconnaît : « Je pense que mon image très grand public est mal perçue dans le monde du polar. » « On peut me reprocher de lever le pied sur la réalité sociale. » Mais il assume, à la Gabin : « Mais ce qui compte, c’est avant tout une bonne histoire, le souci du message social ne doit pas étouffer l’intrigue. » *

* Les citations sont extraites d’Alibi, Saison 3, automne 2013, 15€, interview pages 52 à 61.

Qu’en est-il ?

C’est vrai, je pense. Grangé n’est pas un redresseur de torts, c’est un raconteur d’histoires. Et c’est bien ce qui m’avait plu à la lecture de ce premier roman qu’était Le Vol des cigognes. Je m’étais dit : Enfin un auteur qui fait la nique aux Ricains. Ils n’étaient pas (et ils ne le sont toujours pas légion) les frenchies à jouer dans la cour des Grands à cette époque. Ça faisait du bien, c’était rafraichissant. L’étudiant en ornithologie dont le maître vient d’être retrouvé mort d’une crise cardiaque dans un nid de cigognes qu’il étudiait va suivre leur migration jusqu’en Afrique afin de comprendre pourquoi elles disparaissent. « Böhm était là, allongé sur le dos, bouche ouverte. Dans le nid géant, il avait trouvé sa place. Sa chemise débraillée découvrait son ventre blanc, obscène, maculé de terre. Ses yeux n’étaient plus que deux orbites vides et sanglantes. J’ignore si ces cigognes apportaient des bébés, mais elles savaient s’occuper des morts. » (page 14) Les Rivières pourpres avaient confirmé le talent de l’écrivain et l’avait inscrit au panthéon des auteurs dragués par le cinéma (Kassowitz, 2000, avec Jean Reno et Vincent Cassel) et boosté les ventes à donf (comme on disait dans ces années-là). Les corps mutilés et retrouvés en position fœtale laissaient augurer un tueur malade ou une secte satanique et le duo Niémans/Abdouf appelé à côtoyer l’hallucinant et le terrifiant. Le roman m’avait, là encore plu, mais j’avais senti la marque de King laisser une empreinte trop marquée. L’élève imitait trop le maître. Avec Le Concile de Pierre (Albin Michel, 2000), je n’avais plus aucun doute : le moule produisait du bon boulot mais du boulot déjà lu (« J’ai la mentalité d’un élève qui se dit si je fais bien mes devoirs, j’aurais une bonne note »). Et puis j’avais été désagréablement surpris par la fin du récit et, si je n’ai rien contre des retournements de situations (manquerait lus que ça), je n’aime pas trop qu’on bâtisse une intrigue touffue et réaliste et que l’on s’en sort par une pirouette fantastique. C’est un peu, en filant la métaphore comme un bon élève, le coup de la rédaction se terminant par une explication en forme de rêve. Ç’avait été, entre lui et moi, la rupture, bête et brutale, mais la rupture quand même.

J’ai ainsi vu passer sans le lire L’Empire des loups (Albin Michel, 2003) ainsi que les titres suivants. Et puis, il y a peu, comme si un manque se faisait sentir, hameçonné par un blurb déroutant, une quatrième accrocheuse, j’avais repiqué au truc. « Quand on traque le diable en personne, jusqu’où faut-il aller ? » (Le serment des limbes, Albin Michel, 2007, 652 pages, 23€90) ou « Il existe, quelque part en Asie du Sud-Est, entre le tropique du Cancer et la ligne de l’Équateur, une autre ligne. Une ligne noire jalonnée de corps et d’effroi. » (La Ligne noire, Albin Michel, 2004, 506 pages, 22€90) Avouez que c’est tentant. J’y avais trouvé les mêmes qualités et les mêmes défauts mais j’avais vieilli (les lisant bien après parution dans les années 2010) et avais renoncé à toujours ne lire que ce qui me scotchait et comme ses romans ne me tombaient pas des mains et que j’y prenais un certain plaisir, (j’évite le plaisir certain de jouer sur l’ordre des adjectifs dans la phrase, hein ?) je ne voyais pas pourquoi je n’aurais pas cédé à la tentation (je vous fais grâce de la citation d’Oscar Wilde, hein ?).

Comprendre l’incompréhensible

J’aurais pu en rester là. Dû ?

J’ai été impliqué par la dernière thématique de son dernier roman : l’Allemagne nazie. J’ai un goût particulier pour cette période (je suis enseignant d’histoire, n’y voyez pas une complaisance malsaine mais j’aime à comprendre l’incompréhensible). Les Promises (Albin Michel, 2021, 652 pages, 23€90) étaient donc pour moi, me suis-je dit in petto. Et le blurb de l’historienne Wieviorka : « Un roman vraiment formidable. Incroyablement juste sur le nazisme. » ne pouvait que me pousser à la lecture. Malheureusement, si je ne peux pas m’opposer à la seconde phrase de l’historienne, je peux douter, à vous de lire, de la première.

Je n’ai jamais adhéré à ce trio improbable d’enquêteurs : un psy gigolo, une bourgeoise alcoolique et un gestapiste borné. Je me suis étonné qu’aucun de ces protagonistes ne s’interroge, alors qu’ils cherchent un tueur qui éventre ses victimes, des femmes, en leur enlevant l’utérus, sur le pourquoi de ces éviscérations ou l’intérêt d’une telle collection avant la page 358 (« Avec Minna, on pense que ces grossesses sont le mobile des meurtres. »). J’ai été aussi quelque peu dérouté par un style relâché (« Elle gifla avec violence Hans Weber et se mit à lui parler avec douceur. » – page 408 ou « Sous ses cheveux courts, noirs comme un encrier d’écolier, elle lui offrit son rire le plus rose, mi-fraise des bois, mi-échangiste épanouie » – page 464) et un souci documentaire pesant (« Le téléphone, dont on se servait encore avec parcimonie, était entre se mains la fois un objet familier et une arme redoutable. » – page 505 ou « Au nord, à Stalingrad, les hommes de la 6ème armée allemande s’étaient fourvoyés dans un combat au corps à corps, en pleine ville, qui allait les engloutir. L’hiver aidant, les troupes soviétiques se refermeraient sur eux comme les glaces du lac Peïpous sur les chevaliers Teutoniques, au XIIIème siècle. » – page 610).

« N’empêche qu’on ne m’ôtera pas de l’idée que pendant la dernière guerre mondiale de nombreux Juifs ont eu une attitude carrément hostile à l’égard du régime nazi. » Pierre Desproges

Et je me suis dit : tant qu’à faire de lire de la fiction sous le nazisme ambiant, je préfère lire une aventure de Gunther de Philip Kerr, moins thriller, presque parfois whodunit, mais beaucoup plus crédible et juste et quand ce dernier évoque « les violettes de mars » (ces Allemands se découvrant un sympathie pour les nazis après 1933) dans L’été de cristal, c’est plus fin et fluide que l’évocation de Grangé, page 143, qui ressemble poussivement à une définition : « Elle songea à quelques-uns de ses anciens maitres, mais soit ils étaient juifs et ils avaient disparus, soit ils étaient aryens et ils avaient retourné leur veste en 33. Les violettes de mars… »

Est-ce alors à nouveau alors qu’on a vu souvent rejaillir le feu de l’ancien volcan qu’on croyait trop vieux la rupture, bête et brutale, à nouveau ? Pas sûr. Les bonbons appellent les bonbons. Je viens de commander La Dernière chasse (Albin Michel, 2019, 397 pages), une sorte de suite des Rivières pourpres, une novellisation de la série, avec Niémans. Tout ça parce que j’ai lu ça : « Là, ils multiplient les rencontres étranges – prêtresse des eaux thermales, éleveurs de chiens, guérisseur – pour remonter jusqu’aux Chasseurs Noirs, bataillon de criminels enrôlés par Himmler pour traquer les Juifs, qui semblent avoir jaillis de leurs tombes… » sur Babelio. Je vais être déçu, c’est sûr, mais ne dit-on pas qu’on ne peut l’être que par ceux pour qui on a au minimum un peu de respect ?

François Braud

rand merci encore à Vali Izquierdo pour sa lettrine, qui, quand elle ne dessine pas, enfile des perles avec talents, voyez plutôt.

lissé, on dit, quand on a, subrepticement, comme une musique du silence, impacté ces notules des illustrations de Michel Gourdon

À suivre…

la suite (et la fin) de la lettre G, partie 3, se présentera à vous dès le 1er avril 2023 !

Vous pourrez vous gargariser du programme suivant : Gravesend (de Boyle), Jean-Paul Guéry, Gunther (de Philip Kerr) et, last but not least, Jeanne Guyon