813#2 Les ZAD de Caroline Hinault : Qui est le loup ?

«J’étais habitée par une révolte «camusienne», à la fois face à notre condition humaine, notre finitude, et face à l’absurdité des comportements humains, notamment certaines valeurs virilistes qui mènent le monde à la violence et à l’exploitation destructrice de toutes les formes du vivant. Mais j’ignorais avoir écrit un roman noir.» (Caroline Hinault) *

Un post double dossier aujourd’hui…

La position du critique debout est une zone critique mettant en avant un ou plusieurs livres de manière la plus franche possible sans souci d’y trouver, en retour, la moindre compensation si ce n’est celle que vous auriez en me disant que cela vous a donné envie de lire… ou vous aura éclairé pour ne pas le lire… FB

ET

Qu’est-ce qu’elle fait ? Qu’est-ce qu’elle dit? est une rubrique qui s’ouvre aux créatrices, qui leur donne la parole afin qu’elles s’expriment sur tout et surtout sur rien. Elles y laissent la trace de leurs obsessions, quelquefois des vestiges de leurs nouvelles, le plus souvent elles y disent ce qu’elles ont à y dire. Elles répondent parfois aux questions saugrenues de l’auteur de ce blog, comme dans Les ZAD de (Zones À Défendre) ; elles peuvent ainsi se lâcher comme le fait le critique au clavier qui met en avant un roman, un livre de la créatrice dans  » ce genre que nous aimons ». FB

En ce mois d’août subsaharien, Broblogblack vous propose de vous hydrater à la lecture de tous les ouvrages qui concourent aux Trophées 813 de l’association éponyme. Vous trouverez là, donc, de quoi voter si vous êtes adhérents et de quoi lire frais si vous n’en êtes pas.*

* Mais ça peut s’arranger

Au programme ce jour : Solak* de Caroline Hinault (Le Rouergue noir, 123 pages, 2021, 15€), Prix Découverte Claude Mesplède 2021, Prix Polar Michel-Lebrun 2021, Prix des lecteurs Villeneuve-lez-Avignon 2021 et en lice pour le Trophée 813 du meilleur roman francophone de l’année 2021…

* qui a déjà eu les honneurs de la rubrique La Citation du Jour.

Pour en savoir plus : Guettez l’interview* de Caroline Hinault dans Émancipation à la rentrée, en octobre (que je republierai sur bbb après). L’auteure revient évidemment sur son roman noir. Un avant-goût ?

Q. Vos personnages ont tous une fonction, me semble-t-il, dans l’état de notre monde. Grizzly, c’est l’espoir (la science), Roq, la force (la chasse), Piotr, l’ordre (le drapeau) et le mioche « à peine sorti du bac à sable » (page 25), le gosse, le gamin un peu le hasard ou la nécessité (le grain de sable), non ? Ce qui se joue ici, est-ce le rapport avec/à l’autre (soi) : « … même si on est toujours seul avec soi, et encore plus dans un endroit comme Solak où on touche franchement la solitude à l’os (…) faut croire qu’on l’est jamais complètement. » (page 56) ?

R. « Oui, chaque personnage est bien plus que ce qu’il n’est en réalité. Eux aussi sont « débordés » par la charge symbolique qui pèse sur eux. Bien sûr, chacun est défini majoritairement par un trait de personnalité qui dit quelque chose de son rapport au monde (et qui permet de rendre le huis clos explosif) : un personnage humaniste,  une brute extrême, un « damné » qui doute, un mutique hermétique et mystérieux. Mais j’espère aussi ne pas en avoir fait des archétypes trop caricaturaux. Ils sont tous traversés par des ambivalences, des manques, et c’est aussi ce qui m’intéresse, cette part humaine, défaillante. »

Les ZAD de Caroline Hinault

En ces temps estivaux et transpirants où certains n’hésitent plus à tenir une posture, lire la nuque sous l’eau froide du robinet et les pieds dans le congélo, j’ai cru bon de demander à Caroline Hinault, non pas ses recettes fraîcheur de salades au quinoa mais ses ZAD (Zones À Défendre). Ce sont mes questions, voici ses réponses. Plus bas, après, vous trouverez une critique de Solak. On dit merci qui ? Merci Caroline.

Une ZAD littéraire ?

La poésie.

Une ZAD politique ?

L’esprit critique.

Une ZAD médiatique ?

Le service public.

Une ZAD sémantique ?

L’existence et une bonne bibliothèque.

Une ZAD argotique ?

Crevard·e !

Une ZAD sexuelle ?

Le monde des fantasmes.

Une ZAD alimentaire ?

La coquille St Jacques.

Une ZAD viticole ?

Le chablis.

Une ZAD SFCDT ?

Chanter du Kim Wilde, ivre.

Une ZAD picturale ?

Toute l’histoire de l’art, marrainée par Niki de St Phalle.

Une ZAD historique ?

Les profs d’histoire.

Une ZAD sportive ?

La lecture.

Une ZAD populaire ?

Le rejet du populisme.

Une ZAD vestimentaire ?

Le jogging mou.

Une ZAD animale ?

Les poils des femmes.

Une ZAD cinématographique ?

Se faire des films.

Une ZAD architecturale ?

La ville kapla© de mes enfants.

Une ZAD photographique ?

Les photos de famille ratées et Diane Arbus.

Une ZAD offensive ?

La littérature.

Une ZAD musicale ?

Kim Wilde.

Une ZAD finale ?

L’espoir.

François Braud / Caroline Hinault

Maintenant, on sait ce qu’elle dit… Mais qu’est-ce qu’elle fait ?

Comme un coup de piolet

La partie se joue à quatre. Il y a là les deux militaires, parce qu’à Solak, dans l’arctique ou ailleurs, il n’est de territoire sans drapeau. Piotr, c’est lui qui parle, c’est l’ordre, désabusé et usé, cela fait vingt ans qu’il scrute la toundra et suce de la glace. Roq, c’est la chasse, la violence contenue au service d’une cause. Des deux, on ne sait lequel a choisi d’être ici. Peut-être aucun. Il y a aussi là un scientifique, parce qu’à Solak, dans l’arctique ou ailleurs, il n’est de territoire qui ne soit étudié, carotté, analysé. Grizzly est l’humaniste qui voit, croit et alerte. Et puis, et puis, et puis il y a le petit dernier. Qu’est jeune comme un gosse, un môme. Le gamin. Et puis qui parle pas. Et puis qu’écrit dans un carnet. Faut vous dire, aussi, qu’à Solak, on n’est sûr de rien, on doute, on défaille, on survit.

Un chaud effroi

Huis-clos glacial et étouffant (il est vrai qu’il est, par définition, rarement éthéré), ce roman noir de 123 (1,2,3 comme un conte, une comptine adulte) pages souffle un vent sibérien comme un chaud effroi sur nos âmes si tant est qu’elles existent et qu’on en soit pourvu.

Ce qui se joue entre, non pas ces quatre murs, mais ces quatre hommes, c’est, je crois, notre part d’humanité. Se la balancer entre huit mains comme un ballon ou une patate chaude ? La garder pour soi et en priver les autres ? Ou la partager équitablement afin que chacun ait sa part ? Il faudrait alors sortir le couteau. Et ça, en vase clos, ce peut être dangereux.

« On est tous arrivés ici pour la même raison, l’espoir d’amnésie à moins que ce soit d’amnistie (…) à deux lettres près comment savoir ? (page 30)

On sait. On sent. Le prologue nous a laissé.e.s, non sur notre faim, mais sur notre appétit naissant, notre envie de comprendre ce qui se joue, ou plutôt ce qui va se jouer. Il va arriver quelque chose. De violent. De mal. Qui ? Entre qui et qui ? Et pourquoi ?

L’étau se resserre au fur et à mesure que le jour perd en intensité. « Ça faisait des semaines que l’hiver et la grande Nuit marchaient côte à côte pour venir jusqu’à nous. » (page 59)

Dans cet étau sans été, combien de temps l’étai va-t-il tenir ?

Chacun y va de son discours. Grizzly s’en tient aux mesures et à ce qu’il connaît de la science : la volonté d’éclairer les hommes, de les prévenir, d’imaginer leur futur. Son fusil parle pour Roq qui profite de sa mission pour chasser l’ours, tanner les peaux, faire de l’argent. Piotr parle, parle, parle mais il doute, de lui, des autres, de tout. Il réfléchit aux révélations des constantes : « La guerre, c’est la première constante. (…) Le pouvoir. La bataille du pouvoir, l’obsession du pouvoir, la fascination du pouvoir » la deuxième. Et puis, il y a la troisième, « la haine, une jolie constante » et la dernière, « c’est l’argent. » Ces constantes, c’est l’oxygène de l’humanité, sa lie aussi, ses fourches caudines. C’est comme ça. Et puis, et puis, et puis, il y le gosse. Qui ne parle toujours pas mais qui écrit tout le temps. On se demande bien ce qu’il écrit d’ailleurs ce môme. Il est muet. Ou alors il n’a rien à dire. Ou il ne veut pas parler. Mais pourquoi ?

Solak est un coup de piolet. Dans la glace, il assure la prise, la vie mais dans la chair, il apporte la blessure, la mort.

Tout se retourne. L’essentiel est d’éviter que ce ne soit contre soi.

Je ne sais ce que Caroline Hinault écrira après*. Je sais qu’elle écrit, en ce moment, autre chose, quelque chose. Tout ce que je sais, c’est que l’on a hâte de le lire et surtout de la lire.

* On sait, en revanche, ce qu’elle a déjà écrit : In carna, fragments de grossesse (2022) au Rouergue.

Solak, c’est la révélation de l’année. Les jurés du Prix Découverte Claude Mesplède ne se sont pas trompés. C’est surtout une révélation. La révélation d’une écriture qui sait s’adapter à l’os qu’elle ronge, à la chair qu’elle moule, à l’humanité qu’elle cerne. Elle se met au service de ses personnages, leur donne la chaleur quand ils ont froid et la blancheur nécessaire à la nature qui les entoure. La Série noire disait Giono, paraît-il, ce sont nos contes de fées modernes. Solak est, je crois, de cette trempe. C’est une comptine ténébreuse, froide et tendue. On sait bien que la grand-mère va se faire bouffer par le loup. Sauf que là, on ne sait pas qui est la grand-mère, et qui est le loup…

Ce roman est en lice pour le Trophée 813 du meilleur roman francophone de l’année 2021 : bonne chance à lui.

C’est déjà passé : 813#1 La République des faibles de Gwenaël Bulteau

À suivre : 813#3 Traverser la nuit d’Hervé Le Corre

François Braud

livre reçu en service de presse, merci à Laure Wachter des éditions du Rouergue

papier écrit en écoutant la BO des « putains de » Peaky Blinders ! (CD n°2)

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