A qui s’enchaîner ?

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* Lire provoque une dépendance à l’évasion.

La position du critique debout est une zone critique mettant en avant un ou plusieurs livres de manière la plus franche possible sans souci d’y trouver, en retour, la moindre compensation si ce n’est celle que vous auriez en me disant que cela vous a donné envie de lire… ou vous aura éclairé pour ne pas le lire… FB

N’empêche, Un Pas Est une Semelle

Voilà le programme ! Une critique de Je suis le feu le thriller de Max Monnehay (Seuil, Cadre noir)

« Il est sans doute quelque part, au moment même où nous parlons, en train d’épier sa prochaine victime. » (page 137)

« Elle était assise, chevilles et poignets attachés par des colliers de serrage à une chaise de style industriel en bois et métal. Ses longs cheveux roux flottaient dans son dos et elle ne portait qu’un tee-shirt blanc sur une petite culotte noire. Une tache rouge en forme de grand bavoir couvrait sa poitrine. » (page 31)

Scène de crime. Rituel. Bis repetita.

À partir de combien de crimes identiques peut-on parler de serial killer ? « Oui, je sais, on ne peut pas encore dire que c’est un tueur en série ». (page 76)

Le commissaire Baccaro et ses acolytes de flics ne veulent pas attendre la réponse et convoquent alors Victor Caranne, psychologue carcéral, pour essayer de clarifier les intentions/motivations du tueur et l’arrêter avant la phase de trois.

Victor Caranne, le héros de Somb. On l’avait abandonné à regret, mal en point et terriblement seul. On le retrouve avec plaisir, en plein accouchement, soutenant, comme peut le faire un homme, une femme, sa sœur Noémie, maladroitement. Goûte-il au bonheur ? « Ce n’est pas mon bonheur familial (…) C’est celui de Noémie. » (page 24)

« …que y a des choses qui sont juste comme elles sont parce que c’est comme ça qu’elles doivent être. » (page 88)

En effet, question bonheur et famille, le psy carcéral en connaît un rayon : il a perdu son amour (lire Somb), se tient pour responsable de la noyade de James, son neveu, entretient avec son père des relations… distendues et tendues, fuit l’amour – ou du moins le sexe – sans s’en apercevoir (« Y a cette espèce d’ange [américain] tombé du ciel qui t’a clairement fait comprendre qu’elle dirait pas non à une invasion des États-Unis par la France, et toi tu la dégages comme si elle avait la peste. » – page 118) et côtoie des « patients » à la logique somme toute… particulière : « J’ai pris vingt ans pour avoir cassé du Noir. T’y crois à ça ? Aux States pas de problème, ils ont bien pigé que ça changerait jamais, que y a des choses qui sont juste comme elles sont parce que c’est comme ça qu’elles doivent être. » (page 87-88)

« On a laissé ça arriver. » (page 166)

La culpabilité suinte tout au long de ce roman, thriller d’une auteure qui sait tisser une histoire, soigner ses personnages secondaires, peaufiner ses rebondissements. Elle allie l’art de la construction narrative à la finesse psychologique et à une petite musique d’écriture. Elle écrit comme on tresse. Non sans référence et humour : « Elle ne connaît rien à l’art. Je suis certaines que si je lui parle de Vittore Carpaccio, elle me dira qu’elle a arrêté la viande rouge. » (page 260) N’hésite pas à se salir la plume : « Il se leva et approcha de l’immonde vitre en plexi, vaste relevé d’empreintes sous forme de palimpseste de tous les pochards et voyous de la ville. Si quelqu’un la lavait de temps en temps, ça ne pouvait être qu’avec une tranche de mortadelle. » (page 276),la tremper dans le cynisme lucide, loin du flonflon habituel : « …toute carrière délictueuse se termin[e] soit entre quatre murs soit entre quatre planches » (page 297), voire culpabilisante : « Il s’était royalement planté. » « Caranne avait merdé. » « Il avait manqué de jugement critique. »

Et il fait si chaud en ce mois de juillet à La Rochelle et sur l’île de Ré. Et Caranne boit. « La sonnerie de son portable arracha Caranne à un sommeil profond et sans rêves. Il lança à l’aveuglette sa main vers la table de chevet et flanqua en l’air un verre à pied. » (page 37). Il patauge dans l’éthanol comme le tueur marche dans le sang avec sa pointure 42. Ont-ils autre chose en commun ?

Je suis le feu a quelque chose du choix que l’on doit faire entre la pilule bleue et la pilule rouge, le confort de l’ignorance ou le danger de la vérité, l’odeur des questions sans fond. Où se situe la bienveillance maternelle ? l’humanité face à l’intérêt ? la complicité dans l’inaction ? la culpabilité dans la décision ? la résilience après l’abandon ? la monstruosité camouflant la normalité ? l’anormalité éclatant au regard de l’autre ?

Max Monnehay est le vent qui caresse, attise et éteint le feu.

Dans les cendres encore fumantes, qui doit-on accuser ? le négligent fumeur ? le pompier pyromane ? le vent qui souffle ? l’agent immobilier qui spécule ? le passant qui regarde l’embrasement ? la cravate qui fait ce qu’elle peut ?

En attendant, la forêt brûle. Et tant qu’elle brûle, on peut encore arrêter l’incendie, non ?

Mais guérit-on vraiment un jour des blessures de l’enfance. Il paraît que non. Quand le feu est en soi, ce n’est pas la peine de se passer la tête sous l’eau, on n’atteint pas la lune avec le doigt.

Somb était amer. Je suis le feu est mère. De toutes les douleurs.

Et si la liberté, c’est de pouvoir choisir celui dont on sera l’esclave, les lecteurs et lectrices savent désormais à qui s’enchaîner.

François Braud

livre reçu en service de presse

papier écrit en écoutant Billie Ellish, Happier than ever

Max Monnehay est sur BBB :

Une critique de Somb

Une interview de Max Monnehay


2 réflexions sur “A qui s’enchaîner ?

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