La surprise, c’est qu’il n’y en a pas

« Qu’est-ce que je peux faire ? J’sais pas quoi faire… »

* Anna Karina dans « Pierrot le fou » de Jean-Luc Godard

La position du critique debout est une zone critique mettant en avant un ou plusieurs livres de manière la plus franche possible sans souci d’y trouver, en retour, la moindre compensation si ce n’est celle que vous auriez en me disant que cela vous a donné envie de lire… ou vous aura éclairé pour ne pas le lire… FB

Aujourd’hui, sous le soleil exactement, Appartement 816 d’Olivier Bordaçarre (L’Atalante, collection Fusion, 2021, 149 pages, 14€90), un roman perturbé.

« Le genre que nous aimons »

On cherche toujours à définir le roman noir ou tout autre forme de ce qu’il est convenu de nommer le polar ou pour utiliser de belles paraphrases « le genre que nous aimons », « notre objet de passion ».

En lisant Appartement 816, il m’en est venu une. La surprise dans le roman noir c’est qu’il n’y a pas de surprise. Dès le début, on en connaît la fin. C’est une voiture qui fonce droit vers un mur sans qu’aucun de ses protagonistes ne songe à appuyer sur le frein.

Ici, le protagoniste est un homme confiné avec sa famille (sa femme, son fils, son chien) dans un monde dystopique qui ressemble étrangement à celui de notre monde vérolé (« Au signal sonore, les locataires, à tour de rôle, sont invités à ouvrir leurs fenêtres pendant dix minutes. »). Il nous fait part de ses considérations météorologiques (« Ce matin, beau temps. », « Temps de chien. »), de l’espace dans lequel il se meut (« J’ai dessiné un plan de notre appartement derrière la porte d’entrée. »), de ce qu’il pense de ses congénères (« La France est un pays d’irresponsables. » « La racaille terroriste. »), de son chien (« J’ai ramassé la crotte de Bruno sur le balcon. ») et de ses poissons exotiques (« Je possède un aquarium de deux cent quarante litres de type amazonien avec filtre anti-algues, lampe UV intégrée, pompe de brassage d’eau douce, rampe de Led ultraplate sur chaque longueur avec couleurs modulables par télécommande selon les goûts, distributeur automatique de granules. »)

Quelques détails nous font, non pas craindre le pire (« Il va falloir trouver une solution. »), mais nous persuadent qu’il va arriver (Jérémy, son fils, est peut-être un connard : « je réglerai la question plus tard. »). C’est une descente dans la tête d’un homme qui ne va pas bien comme une montée d’acide ou une bouffée de bonheur irrespirable, tout se trouble, tout prend une autre ampleur, une autre signification et il se modèle lui-même une pensée, se forge un avis, s’impose des actes à suivre, se convainc d’agir, d’avancer car il pense que « l’ennui n’existe pas ». « Et même quand on ne fait rien, on fait quelque chose. »

La surprise, c’est donc non ce qu’il a fait mais comment il est arrivé à l’accepter et comment il peut le raconter ainsi, dénué de toute empathie ou toute situation devient un problème et tout problème doit trouver une solution : le chien qui crotte sur le balcon, le fils qui hurle sa musique et la femme qui se détache de lui.

Le héros fait partie des gens qui classent tout de manière dichotomique entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, et qui trouve à tout ce qu’il qualifie de problème une solution.

Bienheureuse la confession qu’il écrit partout sur les murs, les portes, les meubles et les objets, comme s’il avait le besoin de se confier pour se convaincre.

Persuadé que ce qu’il vit est intéressant. Le quotidien est son aventure. C’est l’histoire d’un homme qui avait l’ambition de vivre quelque chose d’inédit, et, déçu par son quotidien, écrit pourquoi il va en changer.

Olivier Bordeçarre mène sa barque cliniquement, comme Charon pilote la sienne sur le Styx, le voyage n’est pas gratuit. L’obole est le tarif que l’homme à l’Appartement 816 finira par payer. Car si le crime est son affaire, tout est affaire de détails : « Vraiment stupide de ma part d’avoir négligé ce détail. »

Récit perturbant, perturbé. L’avenir est bouché comme le marigot d’une cuvette de WC : « Je vais arrêter d’écrire. »

« Ma vie n’est plus intéressante. »

Le roman lui est glaçant d’anormalité normale où la normalité est sans cesse remise en cause. Être normal, c’est aimer et travailler. L’homme qui écrit sur les murs n’aime plus son chien, n’aime plus son fils, n’aime plus sa femme. Il aime ses poissons, mieux, son aquarium. Il ne travaille plus, il télétravaille. Tout un monde.

S’il est trop tôt pour attendre Godot, il est trop tard pour attendre Godard.*

* j’emprunte, en la tordant, la formule à Pouy (En attendant Dogo).

Appartement 816, d’Olivier Bordaçarre, L’Atalante, Fusion, 2021, 149 pages, 14€90

François Braud

6 réflexions sur “La surprise, c’est qu’il n’y en a pas

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