Qu’on la fasse ou pas, on la subit.

« … c’est comme ça que je suis mort. »*

* p.113 de Gueules d’ombre de Lionel Destremau

La position du critique debout est une zone critique mettant en avant un ou plusieurs livres de manière la plus franche possible sans souci d’y trouver, en retour, la moindre compensation si ce n’est celle que vous auriez en me disant que cela vous a donné envie de lire… ou vous aura éclairé pour ne pas le lire… FB

Aujourd’hui, retour sur Gueules d’ombre, de Lionel Destremau, La Manufacture de livres (2022, 424 pages, 20€90).

Siriem Plant, qui était flic avant que de devenir soldat, enquête sur un soldat plongé dans le coma, Carlus Turnay, dont on ignore l’identité, à travers ses amis de régiment, ceux qui l’ont côtoyé pendant cette guerre dont on ne sait qui elle opposa vraiment ni quand elle s’est déroulée. Elle ressemble surtout à la Première Guerre mondiale par sa phase de guerre de position, ses tranchées, son optimisme béat au début et ses désertions au long cours mais aussi à la Deuxième par son défaitisme, l’incapacité à y trouver une réponse, son questionnement sur sa préparation ou encore à une plus récente, contemporaine, par ses toponymes, ses noms fleurant l’Europe lointaine (Caréna, Maliverne, Alduz, Bretani, Tzamal, Voldij, Peréna, Melfreid…) ou l’absurdité d’un conflit dans lequel on est plongé dans l’indifférence du monde. Les gémissements ne trouent pas le silence. Après l’assaut vient la retraite. Et à l’arrière on s’habitue jusqu’à oublier le sens du mot front (p.142).

Siriem va croiser celles qui restent, les femmes, les mères, celles dont les taches sombres qui s’avanc[ent] dans la lumière du printemps (p.64), celles qui ont conservé les lettres, celles qui ne veulent plus en parler, celles qui revoient en lui, Siem, leur fils défunt et qui l’invite à boire à manger à dormir. Il réveille de vieux souvenirs et rouvre des blessures (p.292). L’accumulation des peines et des douleurs pèse dans le portrait de cet inconnu en devers dont on se rapproche d’autant plus que Lionel Destremau lui donne la parole, à lui, le comateux mais aussi à ces camarades tombés « au champ d’horreur« , qui « finissaient en débutant » en ouvrant leurs vingt ans qui n’avaient pu naître sous la mitraille, le plomb d’obus, le feu des armes blanches. Chacun raconte, à l’aune d’un souvenir, ce qu’il a laissé à l’arrière et comment, sur le front, il a rencontré celle qui les attend tous et c’est comme ça qu’ils meurent.

Gueules d’ombre, c’est le portrait d’un individu inconnu, Carlus, qui tourne au collectif, celui d’une génération de sacrifiés. Et Lionel Destrumau y évoque avec circonspection celles qui souffrent en silence à l’arrière dans le silence du monde. D’une écriture précise, touchante, déliée qui raconte l’indicible sans s’inscrire dans un espace et un temps, Lionel Destremau peint un temps qui ne passe pas dans un espace qui nous dépasse. La guerre est apatride et elle se moque des frontières, des hommes, des femmes. Qu’on la fasse ou pas, on la subit.

En fait, cette guerre au cœur de Gueules d’ombre ressemble à toute guerre, c’est là, je crois, l’objectif de Lionel Derstremau. En refusant d’ancrer son récit dans le réel et en l’encrant dans la fiction ; il l’universalise, il nous oblige à nous y intégrer, il créé presque un souvenir. Cette guerre, nous la vivons comme une leçon non apprise, un mystère dérisoire, une catastrophe imminente. Cette guerre elle nous remplit par le vide, elle nous décicatrise, elle viole et voile nos consciences et pourtant nous l’acceptons, elle est nôtre. Est-ce que parce que nous sommes à genoux ? ou parce que nous sommes aphones ?

Lionel Destremau livre là un roman unique qui, sans partir du passé, nous parle du présent et interroge notre futur. Il met en lumière l’absurdité de la vie au sens camusien. Il faut imaginer Carlus Turney heureux…

François Braud

Livre reçu en cadeau par 813. Merci à l’association et à la maison d’éditions. Papier, dont une 1ère version a été publiée dans le CDAP (Lettre M, partie 2), écrit en écoutant Jaurès de Jacques Brel.

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