Aimez-vous toujours ce métier, après toutes ces années ? (interview de Jean Esch, traducteur)

Attention, vous entrez sur un site de lecture et de critiques ! Soyez sur vos gardes ; vous pourriez avoir envie d’essayer *…

* Lire provoque une dépendance à l’évasion.

Qu’est-ce qu’il fait ? Qu’est-ce qu’il dit ? est une rubrique qui s’ouvre aux créateur et créatrices, qui leur donne la parole afin qu’ils s’expriment sur tout et surtout sur rien. Ils y laissent la trace de leurs obsessions, quelquefois des vestiges de leurs nouvelles, le plus souvent ils y disent ce qu’ils ont à y dire. Ils répondent parfois aux questions saugrenues de l’auteur de ce blog sur « ce genre que nous aimons« . FB

Nier Un Poil Et Savourer

SOMMAIRE

Aujourd’hui, c’est Jean Esch, le grand traducteur de King, Westlake, Connelly, Winslow (voir critique en fin d’interview), entre autres, qui a gentiment accepté de répondre à quelques questions.

Bonjour Jean Esch,

BBB / Comment êtes-vous devenu traducteur ? Pourquoi vous êtes-vous spécialisé dans le « noir » ?

JE / Traducteur est le seul métier que j’ai exercé (jusqu’à présent). C’est une activité qui m’a toujours attiré. Adolescent, je traduisais pour mon plaisir les paroles des chansons anglo-saxonnes que j’écoutais.

Je me suis « spécialisé » dans le noir grâce à ma rencontre avec François Guérif, puis avec Patrick Raynal. Pendant longtemps. Le genre s’est élargi depuis…

« Un travail d’artisan« 

BBB / Comment définiriez-vous votre travail ? Que répondez-vous à ceux qui pensent : « Traduttore, traditore » ?

JE / Je vois ça comme un travail d’artisan. Je dispose de tous les éléments, à moi de construire un meuble qui tient debout. Si en plus, il n’est pas trop moche, tant mieux.

Je ne suis certainement pas un « auteur ». Je n’ai pas l’angoisse de la page blanche. Quand je m’installe à mon bureau le matin, tout est déjà là, devant moi.

Concernant le problème de la « trahison », son ampleur dépend de la difficulté du texte. Il faut faire de son mieux… et ne pas trop y penser.

BBB / Comment procédez-vous pour traduire un texte ? Rencontrez-vous ceux que vous traduisez ? Êtes-vous en contact avec eux pendant votre travail ? Admirez-vous leur travail ? Pensez qu’il est nécessaire d’avoir à l’inverse du recul, voire une forme de neutralité ?

JE / En règle générale, je ne lis pas le livre entièrement avant de commencer à traduire. (Cela peut générer quelques mauvaises surprises.) J’aime rester dans la peau d’un lecteur… surtout quand je vais passer plusieurs mois sur un livre.

L’idéal, c’est de traduire un auteur vivant… qui accepte de répondre à vos questions. J’ai découvert des gens très attachants, passionnants, d’autres beaucoup moins.

Il faut se méfier d’une trop grande admiration, qui interdit de « toucher » au texte.

BBB / Lisez-vous toujours une œuvre en langue originale ou vous arrive-t-il de lire la traduction d’un autre ?

JE / Je ne lis que l’anglais, donc je n’ai pas le choix pour les autres langues. J’avoue avoir du mal à lire les traductions de l’anglais. Mes réactions vont de l’agacement à l’admiration. Et trop souvent, je m’arrête dans ma lecture pour essayer de deviner la phrase originale.

BBB / Que pensez-vous de la retouche que j’ai signalée aux lecteurs de broblogblack sur l’incipit du Poète de Michael Connelly ? « La mort, c’est mon truc. » est devenue « La mort, c’est ma spécialité. »

JE / Vous me permettrez de ne pas m’étendre sur ce sujet.

« Westlake, un homme délicieux« 

BBB / Quel Donald Westlake conseilleriez-vous à quelqu’un qui ne connaît pas l’œuvre de ce grand auteur ? Quel souvenir gardez-vous de la traduction d’Aztèques Dansants et de son fantastique incipit (il renouvèle d’ailleurs deux fois cette liste dans le roman) ?

JE / Je conseillerais Aztèques Dansants, justement. Je garde un merveilleux souvenir ( et aussi quelques maux (mots ?) de tête) de tous les romans de Donald Westlake que j’ai traduits car ce sont des bijoux de dérision, et parce que je les associe à leur auteur, un homme délicieux.

BBB / Quand vous traduisez King en 2019 après plusieurs autres traducteurs, tenez-vous compte de leur travail ou prenez-vous le texte comme s’il était le premier de l’auteur ? Ou en reprenant la suite de Freddy Michalski pour le triptyque de Don Winslow, La Griffe du chien, Cartel et La Frontière ?

JE / Je me suis bien gardé de lire les traductions précédentes.

« …retraduire un monument de la littérature anglo-saxonne. J’hésite encore…« 

BBB / Vous avez traduit 24 heures chrono. Procède-t-on différemment d’avec un livre ? Une anecdote court sur Kiefer Sutherland apprenant que les spectateurs buvaient un verre d’alcool à chaque fois qu’il jurait aurait multiplié ses fuck au tournage. Si elle est vraie, avez-vous respecté ces « débordements » ?

JE / Comme vous vous en doutez, le sous-titrage pose avant tout des problèmes de concision, à cause du temps de lecture (12 à 15 caractères par seconde). Du coup, tous les « fuck » et autres passent à la trappe. D’autant que le spectateur les entend ! Supériorité de la V.O. sous-titrée sur le doublage.

BBB / Quel livre rêveriez-vous de traduire ou auriez-vous rêvé de traduire (celle existant vous satisfaisant) ?

JE / On m’a proposé récemment de retraduire un monument de la littérature anglo-saxonne. J’hésite encore… Trop de problèmes. On se sent obligé de se démarquer de ce qui a été fait, même si c’est bien.

BBB / Quelle serait la réponse à la question que je ne vous ai pas posée ?

JE / Oui, toujours.

La question étant : Aimez-vous toujours ce métier, après toutes ces années ?

Merci Jean Esch de nous avoir accordé un peu de votre temps.

François Braud

Jean Esch est un traducteur, un artisan du livre. Aussi me suis-je plongé dans une de ses dernières créations traductions : City on fire de Don Winslow paru aux Éditions Harper Collins (France), dans la collection Noir, sous le titre de La Cité en flammes, 391 pages, 21€90 (paru en mai 2022)

J’ai découvert Don Winslow il y a peu. J’en avais entendu parler et un bon nombre de ses livres squatte mes étagères (dont Satori, que j’ai lu et apprécié, bel hommage à Trevanian en reprenant son personnage de Shibumi). Je ne sais pourquoi je ne me suis pas lancé dans sa trilogie de La Griffe du chien, Cartel et La Frontière. Il aura fallu qu’un de ses ouvrages Le Prix de la vengeance soit sélectionné pour le Trophée 813 de la nouvelle pour que je prenne conscience enfin de l’importance de cet auteur, de la qualtié de ses écrits. Quelle claque ! Un souffle bluffant, des dialogues ciselés, incisifs et faisant mouche à chaque fois. Cet auteur a un talent pur, pour, en quelques lignes, deux trois dialogues, mettre en scène toute une histoire et révéler des vies bousculées, des espoirs tendus et des destins qui vont morfler. Le livre m’avait épaté. J’en parle, plus longuement, .

Vous pouvez sauter le paragraphe suivant si vous estimez que les remerciements sont toujours… dégoulinants.

Je terminais cette critique d’ailleurs sur ses remerciements, étonnement universels, contrairement à ceux de ses petits camarades qui ne louent en général que la présence de leur compagne ou compagnon, voire l’apport de leurs parents, le travail de leur éditeur éditrice agent agente et l’amitié de quelques congénères. Don Winslow y remerciait, en plus des sus-cités, les professeurs, les contribuables, les ouvriers, les policiers, les militaires et, ce qui pourrait passer pour de la démagogie, fleurait bon l’humanisme franc et la reconnaissance réelle. Là encore, avec ce livre, il remercie d’abord, avant son agent, le personnel soignant et tous ceux et celles qui ont permis à son livre d’exister de la correctrice à l’agent marketing, du libraire au lecteur. Grand bonhomme, comme dirait Ken Bruen.

« Elle est synonyme d’ennuis. »

Tout commence par une apparition : « Danny mate la femme, à l’abri de ses lunettes noires. Cheveux blonds, yeux d’un bleu profond et un corps que le maillot noir souligne plus qu’il ne le cache. Le ventre est plat et ferme, les jambes musclées et fuselées. On ne l’imagine pas dans quinze ans avec des hanches larges et un gros cul, dus aux patates et aux spaghettis à la sauce bolognaise. » C’est Hélène de Troie ou plutôt Pam de Providence (Rhode Island) ou Dogtown.

Le clan troyen des Murphy, des Irlandais, Pat Murphy, Liam Murphy et Danny Ryan sont trois gamins de Dogtown et même si Danny Ryan (un Irlandais enfant unique, une anomalie) qu’on pressent Énée, n’est pas issu du père John Murphy, il mange à la table depuis que son père à lui, Martin Ryan, n’inspire plus la peur mais la pitié. Le clan a ses femmes, Catherine, la mère, épouse de John, ses filles Cassie (qui s’émancipe de la dope et de la bibine aux AA) et Terri, la femme de Danny. Et puis il y les hommes de main comme Ned, élevé aux poings et au cuir à rasoir, les deux orphelins qui tueraient père et mère…

En face, c’est le clan grec, les Moretti, des ritals. « Peter Moretti est l’archétype du mafieux : cheveux noirs épais lissés en arrière, chemise noire aux manches retroussées pour exhiber sa Rolex, jean de marque et mocassins. Paulie Moretti est un rital chétif (…) à la peau caramel » et aux cheveux permanentés. Et il y aussi le rouquin Chris Palumbo et leur tueur patenté Sal Antonucci et son gars Tony Romano

Et tous les week-ends du Labor Day, Pasco Ferri organise le samedi soir une grande fête à laquelle il convie tout le monde pour des beignets de palourdes cuits sur un feu dans le sable. Les Moretti et les Murphy trinquent quand soudain Danny la voit « remontant de la plage… cette femme. La déesse sortie de l’eau. »

« Elle est avec Paulie Moretti. » Et Liam, Pâris célibataire, va y laisser trainer ses mains. Sur ses nichons. « Elle est synonyme d’ennuis. » Et de gros.

On sait dès le départ vers quoi on va. Le mur. Et pourtant, dans ces 391 pages, on ne peut guère enlever plus d’une ligne. Tout est vital.

Vous vous perdrez sans doute entre tous ces personnages, vous habituant peu à peu à eux, quand, soudain, ils disparaîtront à cause de la guerre entre les deux clans, car, évidemment, il va y avoir la guerre, le sang va couler (à un moment le nombre de morts est même cité, 53, je crois). La faute à Liam et ses mains baladeuses. Mais on finit par s’arranger, on a tout intérêt, on discute, on échange, on donne, on prend et Paulie Ménélas croit enfin 1. l’affront réparé et 2. en la « fin de l’histoire ». « Sauf que ce n’est pas la fin ». Ça redémarre quand Liam pique Pam, la fiancée de Paulie et se marie avec elle. Là, c’est un peu trop. Et si « on peut dire qu’elles s’étaient combattues, ces deux tribus d’immigrants, pour se faire une place. Les Irlandais à Dogtown, les Italiens à Federal Hill. » Et bien, elles vont recommencer, encore une fois, une dernière fois ?

« S’il pleuvait de la soupe, les Irlandais se précipiteraient dehors avec des fourchettes. »

Savoir se perdre comme on flâne dans une ville, vous n’aurez de cesse d’avancer dans La Cité en flammes pour comprendre comment on peut en arriver là et comment va faire Danny, que l’on suit plus particulièrement, pour sauver sa famille. Quitte à être un mouchard ? « Il n’y a rien de pire. » « Si, se dit-il : un homme qui ne protège pas sa femme et son enfant. » Car c’est ça qui compte pour lui : « Danny n’est pas un sympathisant de la Cause. Il trouve que ce « patriotisme » larmoyant envers un pays qu’ils n’ont jamais connu, c’est du pipeau. Il n’en a rien à foutre que les Six Comtés restent britanniques ou qu’ils soient rattachés à l’Irlande… ou à l’Islande même. » Il trouve les « Irlandais prisonniers de ce [qu’ils sont], toujours à la recherche de [leur] prochaine défaite ». Danny aimerait bien se détacher de ces traditions de perdants mais c’est difficile car « les Irlandais marchent vers la mort comme si c’était une jolie femme. » Et elle a le visage de Pam.

On referme La Cité en flammes avec deux envies : 1. la curiosité de (re)lire l’Iliade d’Homère afin d’établir les correspondances entre les deux récits (et Don Winslow affirme qu’il y a, dans son roman, un pendant à tout personnage de l’Iliade*) et 2. l’envie de lire la suite promise (la quatrième de couverture nous annonce que c’est le premier tome d’une trilogie et il y a même un bandeau : la nouvelle trilogie explosive**).

« Il y a dans L’Iliade tous les ressorts des romans noirs. Chacun de mes personnages est un miroir de ceux du récit antique, même les dieux » Ouest-France (4 mai 2022)

** si le bandeau le dit…

Ouvrez cette Iliade contemporaine. Et vous remercierez Jean Esch.

François Braud

livre acheté dans ma libraire, Les Instants Libres

papier écrit en écoutant Quadrophenia des Who