Les ZAD d’Hervé Jaouen

Attention, vous pénétrez sur un site à prétention littéraire. Vous en connaissez les risques, vous en assumerez les conséquences.*

Un livre est une promesse. À vous de la tenir…

Qu’est-ce qu’il fait ? Qu’est-ce qu’il dit? est une rubrique qui s’ouvre aux créateur et créatrices, qui leur donne la parole afin qu’ils s’expriment sur tout et surtout sur rien. Ils y laissent la trace de leurs obsessions, quelquefois des vestiges de leurs nouvelles, le plus souvent ils y disent ce qu’ils ont à y dire. Ils répondent parfois aux questions saugrenues de l’auteur de ce blog, comme dans Les ZAD de (Zones À Défendre) ; ils peuvent ainsi se lâcher comme le fait le critique au clavier qui met en avant un roman du créateur, un livre de la créatrice dans  » ce genre que nous aimons ». Et des fois, comme aujourd’hui, en plus, ils nous donnent de leur nouvelle (ici, en l’occurence d’un collègue). FB

En ces temps subsahariens où certains n’hésitent plus à tendre la main et dire 33 au Dr Orsay, j’ai cru bon de demander à Hervé Jaouen, non pas la recette du kouign Amann ou si c’est vrai qu’il ne pleut jamais en Bretagne mais que ce sont les dieux et les déesses qui pleurent de ne pas habiter un si beau territoire, mais quelles sont ses ZAD (Zones À Défendre). Ce sont mes questions, voici ses réponses. Plus bas, après, vous trouverez une critique de deux de ses œuvres noires, Le Bon Docteur Cogan et Dans l’oeil du shizo et une carte blanche à un jeune auteur repéré par Hervé Jaouen : Rojee Havömareni dont BBB publie le premier chapitre de son premier roman, à paraître. On dit merci qui ? Merci Hervé Jaouen.

Une ZAD littéraire ?

De Martial Ménard, An Alc’wez braz ar baradoz bihan (La Grosse clé du petit paradis), monumental dictionnaire du vocabulaire coquin breton.

Une ZAD politique ?

La chienlit, modèle 05/68.

Une ZAD médiatique ?

Arte.tv.

Une ZAD argotique ?

Mon dictionnaire du français non conventionnel.

Une ZAD sexuelle ?

Les galipettes dans le foin.

Une ZAD alimentaire ?

Jambon à l’os et Worcestershire sauce.

Une ZAD viticole ?

Le fiumicicoli rouge.

Une ZAD SFCDT ?

SFC d’un tas de choses (la liste serait longue), mais pas DT. Par exemple, on ne peut SFC de la mort des abeilles. 

Une ZAD picturale ?

Les Impressionnistes.

Une ZAD historique ?

La guerre d’Espagne.

Une ZAD sportive ?

Fendre des bûches au merlin.

Une ZAD populaire ?

Les cafés du port.

Une ZAD vestimentaire ?

Le tweed du Donegal.

Une ZAD animale ?

Mon English Springer Spaniel.

Une ZAD cinématographique ?

La Nuit du chasseur.

Une ZAD architecturale ?

Les lochoù (cabanes/abris de jardin) d’Ouessant.

Une ZAD photographique ?

L’argentique.

Une ZAD sémantique ?

Les délicieux bretonnismes de ma mère.

Une ZAD offensive ?

Deux balles à ailettes dans ma cartouchière au cas où mon chien serait chargé par un sanglier.

Une ZAD musicale ?

Le Requiem de Mozart.

Une ZAD finale ?

Croix celtique et pierre tombale en granit des Monts d’Arrée.

François Braud / Hervé Jaouen

Maintenant, on sait ce qu’il dit… Mais qu’est-ce qu’il fait ?

Hervé Jaouen a une bibliographie longue comme le bras d’un politicien. Parmi les derniers romans parus, Le Bon Docteur Cogan et Schizo se rapprochent de « l’objet de notre passion ». En voici le compte-rendu de lecture…

Les papillons d’Auschwitz

Le Bon Docteur Cogan est publié par les Presses de la Cité (collection Terres de France) en 2019. Hervé Jaouen y excelle dans son talent de conteur, précis, fin, clair. Plus qu’un témoignage de la Bretagne sous l’occupation, c’est un véritable roman noir qu’il offre à la lecture tant l’énigme, du moins sa résolution, est réduite à peau de chagrin (on attend le moment où la famille Cogan va subir les foudres du temps passé bien présent de l’époque) pour laisser la place à l’essence même de ce qu’il raconte : une tranche d’histoire.

C’est l’histoire de l’Histoire qui se joue du passé pour tenter de teinter définitvement notre présent. Pourtant, tout tend à vouloir l’effacer. Nous sommes dans les années 70, un temps où Pompidou aimerait qu’on oublie ces moments où les Français ne s’aimaient pas. « – Ne ressasse pas ce que personne ne pourra plus jamais changer. Le passé est le passé, Yvonne. » Yvonne Trédudon approche, aveugle, de son centenaire (96 ans) et, la crêpe jouant le rôle d’une madeleine, à Marie-Louise, venue lui faire la lecture, elle se met à raconter qu’elle a treize ans, en 1935, lorsque qu’elle rentre au service du Docteur Cogan. Mais tout commence après, en 1974, lors de la remise d’une légion d’honneur (c’est « comme les hémorroïdes, tous le trous du cul peuvent l’avoir ») à un homme dont le passé ne passe pas (« un Javert des monts d’Arrée »), du moins dans la gorge d’Yvonne. « Mais il y a encore beaucoup de chemin à parcourir avant d’arriver en 1943. Il ne faut pas que je mange ma tartine avant d’avoir étalé le beurre dessus. » Gouvernante pour les deux filles de Fanny et Emil, les Cogan, infirmière et médecin, elle s’ouvre à la vie et à la culture, et, forcément, à l’époque : « Mais, sais-tu Yvonne, il y pire que la tuberculose. Cela s’appelle la peste brune. » Et si elle prend racine en Allemagne, elle s’étend visqueuse jusqu’en France, en Bretagne, dans les monts d’Arrée à l’époque de cette « drôle de paix ». Yvonne pose des questions comme – C’est quoi les Juifs ? Emil, cynique autant que désespéré, lâche : « des singes », « des renards », « des lapins », « des rats ». Elle entre alors dans son temps comme on entre en adolescence, par effraction, en colère contre l’injustice. Elle va (sur)vivre car « Le IIIème Reich ne durera pas mille ans » mais douze, c’est tant qu’assez, comme on dit en Vendée, cette Bretagne du Poitou.

Le Bon Docteur Cogan est un récit simple du quotidien des petites gens de la campagne qui subissent tout autant que les autres les affres de l’Histoire et s’en dépêtrent comme ils peuvent mais n’acceptent pas qu’on vienne, après, changer le passé comme on change l’eau des fleurs parce que ça sent trop fort.

Hervé Jaouen nous rappelle que les ans ne font rien à l’affaire, qu’on ne change pas forcément quand on vieillit, qu’on peut garder à 96 ans la clarté et l’innocence de la jeunesse et s’en vanter crument et que si l’histoire repasse les plats, on n’en mangera pas plus aujourd’hui qu’autrefois. Même en mettant un peu plus de rhum dans la pâte à crêpes, on n’arrive pas à masquer le goût de la veulerie « des poubelles de l’Histoire ».

Avec Hervé Jaouen le retour des bons sentiments (que certains prennent pour de la sensiblerie, les mêmes qui ne voient que le doigt quand il montre la lune) n’est pas synonyme d’aveuglement. Bien au contraire. C’est une des formes plus plus lucides de la clarté : la vérité.

Le Bon Docteur Cogan, Hervé Jaouen, Presses de la Cité, Terres de France, 2019, 260 pages, 20€

« À vos ordres, mon capitaine ! »

« Complexe de persécution et autodépréciation ». « Irascible, violent dans ses réparties ». Jean-Louis Gouézec (partie 1) va devenir Schizoo (partie 2). « Si l’expérience en général est une lanterne qu’on porte accrochée dans le dos, celle de l’échec éclaire l’avenir ». Et le chemin de Jean-Louis est lumineux et son attitude plus que problématique : « [Jean-Louis] la repoussa brutalement, s’assit et se planta devant la télé éteinte avec la même attention que si elle était allumée ».

Évidemment, Jean-Louis n’est plus « tout seul ». Sa femme s’en est aperçue et son comportement sinusoïdal, quand il est rassurant, inquiète. Qaund il développe un sentiment, elle peut se questionner sur ce qu’il ne montre pas et quand il semble en cacher un autre, pourquoi ne montre-t-il rien pour s’en cacher ? Delphine comprend alors que l’attente est dépassée et qu’elle doit agir. Si ce n’est pour elle, elle doit le faire pour ses enfants qui fuient leur père axé sur la surveillance de sa maison, fantôme d’un père, ectoplasme de mari, ersatz d’humain.

Mais n’est-il pas trop tard ? N’est-elle pas en train d’attendre Godot ?

La force de ce thriller, c’est la capacité d’Hervé Jaouen de refuser l’avenir de ses personanges et de les ancrer dans un destin, une aura noire, une prédestination insupportable (avec de notables exceptions, heureusement). Avec talent, il fixe la dérive d’un homme dans sa maladie meurtrière, l’effacement de toutes les cellules professionnelle, social et familiale, la chute dans la solitude de son propre cerveau et l’obéïssance à une voix intérieure, autoritaire et militaire. Les dégâts ne seront pas que collatéraux, ils toucheront tous les bords, tous ceux qu’il trouvera sur son passage destructeur.

Dans l’oeil du schizo est un voyage dans la maladie, dans une spirale hurlante, dans le silence de la solitude qui fait qu’on est toujours seul contre tous, même quand on ne l’est pas, surtout quand on ne l’est pas. On n’est pas dupe. On sait bien qu’on nous ment. On sait bien ce qui se cache sous les masques. Et cette adepte de la graphologie, cette Mme Graphonie, de L’Écho du Morbihan, « CETTE DAME », n’est que la messagère d’un combat que Schizo, alias Jean-Claude, va devoir mener jusqu’au bout. Et pas de manière officielle (remonter de cette source au fil des eaux judiciaires s’avérant inopérant) mais à sa façon : « Et voilà le travail, mon capitaine ! » et « À vos ordres, mon capitaine ! »

Dans l’oeil du schizo, Hervé Jaouen, Presses de la Cité, Terres de France, 2012, 308 pages, 19€50

François Braud

Hervé Jaouen, a décidé de donner une carte blanche à un collègue débutant, Rojee Havömareni, et ce dernier, vous offre le premier chapitre de son roman nordique, à paraître.

Osdur (roman noir)

par Rojee Havömareni

Né en 1966 d’une mère bretonne et d’un père finlandais, Rojee Havömareni partage son temps entre les Côtes-d’Armor et Stockholm où il enseigne la littérature comparée. Grand admirateur de Raymond Queneau et de Boris Vian, il est l’auteur d’une thèse sur les « ironistes » du roman noir français. Osdur est son premier ouvrage de fiction.  

Premier chapitre

Les mains dans les poches percées de sa salopette, le dénommé Léon le Bio, agriculteur laitier de belle prestance, se massa les olives et soliloqua allègrement :

–– Mais regardez donc qui je vois débouler là-bas, ne serait-ce pas notre bibiche aux abois ?   

Par-delà une pâture et le cheptel qui y paissait, une silhouette courbée se faufilait le long du talus.

–– Mais oui mon Léon, c’est bien elle, notre Suédoise. La chienne aurait-elle perdu son collier ?

Il fronça les sourcils, vérifia son tracker de dressage. Tout semblait en ordre. Sur l’écran, le point orange se déplaçait à l’endroit ad hoc, c’est-à-dire en face de lui, de l’autre côté du champ où se trissait sa pensionnaire, collier GPS autour du cou, pour sûr. L’alarme était okay, elle n’avait pas pu franchir les limites de son périmètre déambulatoire.

–– Mais quel tour de cochon a-t-elle bien pu nous jouer pour s’en revenir comme ça en loucedé ?

S’il avait su qu’elle avait posté un pli, ses joyeuses se seraient décrochées comme lest d’aérostat en phase ascensionnelle. Il y tenait tant, à ses prunelles de caleçon, qu’il sauta la clôture électrique en ciseaux et coupa par le milieu de la pâture en flattant le cul des vaches, à la Chirac, ce regretté président buveur de bière et amateur de cochonnaille, pas comme la droite-caviar et la gauche-homard des temps présents, ces bons à nib aux prises avec les Gilets jaunes autochtones que Léon le Bio, anarchiste sommaire, choyait de ses encouragements, non sans arrière-pensée.         

Alors que l’air fraîchissait mignonnement et que les ombres s’allongeaient au pied des arbres,  la nature composait ici un délicat tableau bucolique qu’aurait pu brosser un artiste pompier aux moustaches cirées et raide du col enrubanné d’une lavallière : haut dans le ciel bleu quelques cumulostratus moutonniers ;  en dessous, le vert ovale d’une mare ; dans l’herbe grasse, des bouses frémissantes de mouches et, dispersées ici et là,  les autrices de ces galettes garnies, à savoir un clan de vaches écossaises velues, pour l’heure benoîtement occupées à prendre leur goûter de verdure en attendant qu’on les soulage de leur lait, du moins celles qui avaient déjà vêlé.

Elles broutaient donc, ces génisses et vaches d’origine étrangère au bocage breton, la pâquerette croquante, le bouton d’or et le trèfle blanc, avec la distinction hautaine de douairières qui dans leurs salières claviculaires émiettent du dentier un biscuit au gingembre. L’une d’entre elles ne fiveocloquait pas. Au lieu de pis le quadrupède avait un vit, ce n’était donc pas une mais un highlander, sous sa houppelande à longs poils un fier spécimen de taureau arborant de sa race les cornes larges d’envergure et pointues. Célèbre reproducteur autour de son clocher, il répondait au petit nom d’Osdur, un sobriquet sur le pourquoi duquel même une fille de pasteur presbytérien ne se serait pas interrogée, pour peu qu’il lui eût été loisible d’épier, par l’huis de ces cils baissés, le bourdon et la poche de cornemuse qui lui pendaient au derrière.

La paupière lourde tel un boxeur sonné, le mâle monumental se tenait immobile au milieu de son harem, et bien malin l’humain qui aurait pu deviner ses pensées. Aucune, probablement, à moins qu’il ne songeât à une prochaine copulation, en toute sérénité, car ce bovin d’exception avait le privilège de saillir à volonté, grâce à l’insoumission de son propriétaire aux lois vétérinaires de la République française relayées par la Direction départementale de l’agriculture, une administration que l’éleveur honnissait. En conséquence, ses ruminants n’avaient aucune existence légale. À leurs oreilles, point de code-barre agrafé.  Léon le Bio était contre l’immatriculée conception. Jamais il n’aurait laissé un argousin de la Dédéa branler son Osdur pour introduire ensuite manuvétérino sa semence dans la matrice de ses highlands.  

Des fonctionnaires avaient été payés pour le savoir. Dans un passé assez lointain on avait tenté de circonvenir le rebelle et de fertiliser la génisse avec de la semence d’importation, mais les tentatives avaient tourné au désastre. Le laborantin en blouse blanche se retrouvait au milieu du troupeau, nez à nez avec le taureau, excité, à ce moment précis, par les aboiements de feu Korki, un ratier teigneux et sournois dressé à lancer les bestiaux aux trousses des ronds-de-cuir. Le téméraire repartait clopin-clopant, en subissant de Léon le Bio les augures à rebours du genre je vous l’avais bien dit que c’était dangereux. En grimaçant de douleur, aussi, quand cette ordure de réfractaire du bocage lui tapotait le bras d’une main d’autant plus amicale que l’épaule était démise.  Si bien qu’aucun gendarme de l’eugénisme bovin n’osait plus venir exiger que s’applique ici-bas l’insémination artificielle, non plus qu’un contrôleur du fisc ne se risquait à venir s’assurer de la sincérité de la comptabilité, au demeurant virtuelle. L’exploitation avait été rayée des registres des administrations agricole et fiscale, mais pas de la carte au 1/25 000 de l’Institut géographique national.

Ironie de la toponymie, la traduction en français du nom de la ferme, Toullaouen, ne manquait pas de pertinence.

À « Trou joyeux », Léon le Bio assassinait gaiement.

à suivre…

* * *

Merci à Hervé Jaouen de nous faire découvrir un nouveau talent. Nous sommes impatients de lire la suite…

Une réflexion sur “Les ZAD d’Hervé Jaouen

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