Contre dictionnaire amoureux du polar / Lettre C (partie 1)

Attention, vous pénétrez sur un site à prétention littéraire. Vous en connaissez les risques, vous en assumerez les conséquences.*

* Un livre est une promesse. A vous de la tenir…

Ce projet de « Contre dictionnaire amoureux du polar » (CDAP) est un projet à long terme, très long terme. Il se veut un hommage critique au Dictionnaire amoureux du polar (DAP) de Pierre Lemaitre (Plon), lauréat du trophée 813 Maurice Renault récompensant un ouvrage mettant en avant « le genre que nous aimons »*, « notre objet de passion »**. J’ai relevé le défi de bâtir un contre dictionnaire au sien, un codicille ou plutôt un complément, pas qu’une exégèse ni qu’une critique. Ni éloge, ni hagiographie, ni panégyrique, mais pas non plus de pamphlet, de satire, de diatribe. Juste une petite porte entrouverte par l’auteur dans laquelle je me suis engouffré :  » Il y aura des oublis impardonnables, des injustices criantes, des jugements contestables, c’est inévitable : c’est un dictionnaire de ce que j’aime, et encore n’ai-je pas pu mettre tout ce que j’aime » (introduction, page 11). J’ai donc relevé la gageure de combler, de réparer, de contester et, inévitablement, de construire le dictionnaire de ce que j’aime, et encore, sans pouvoir y mettre tout ce que j’aime et avec une difficulté supplémentaire, c’est de ne pas pouvoir (vouloir) revenir en arrière une fois la lettre publiée (pas de vision générale avant la fin). Ce sera le CDAP d’un critique mais aussi celui d’un éditeur (La Loupiote), auteur, directeur de festival (du polar à La Roche-sur-Yon – 85), rédacteur d’une revue (Caïn) et de tous ses souvenirs. Ce sera avant tout le CDAP d’un hannibal lecteur. Chaque lettre donnera lieu à deux parties : une critique des entrées de Pierre Lemaitre et un développement de celles qu’il aurait pu/dû y mettre. Voilà. L’hommage est sincère mais la langue n’est pas de bois. Le maître me pardonnera. FB

* JP Manchette ** JB Pouy

À qui avez-vous affaire ? bio-biblio-2022

Si vous avez manqué le début… (ne manquez pas la fin au moins…)

Lettre A, Partie 1 / Télécharger ? je clique là

Lettre A, partie 2 / Télécharger ? je clique ici

La contribution au CDAP : A comme Amila par Didier Daeninckx (auteur de romans noirs : Rions noir, avec Jordan, Creaphis)

Lettre A, partie 3 / Télécharger ? C’est là

Lettre B, partie 1 / Télécharger ? C’est par là

La contribution au CDAP : B comme Battisti par Gérard Lecas (auteur de romans noirs : Deux balles, Jigal)

Lettre B, partie 2 / Télécharger ? Je clique là

Lettre C (partie 1)

SOMMAIRE

Le C par Pierre Lemaitre

Le Coup de Cœur : Robin Cook

Le Coup de plume : George Chesbro

Le Coup de griffe : Mary Higgins Clark

Le Coup de Corne de brume : Vera Caspary

Le C par François Braud (partie 1)

Ça y et j’ai craqué (Pascal Dessaint)

Cadavres ne portent pas de costards (Les) (Carl Reiner)

Caïn

Canardo (Benoît Sokal) et Canales (Juan Diaz et Guarnido Juanjo, Blacksad)

Cette fille est dangereuse (Sylvie Granotier)

Chuchoteur (Le) (Donato Carrisi)

Chute

Vive la concupiscence !

‘est vraiment parti là. En route vers le C ! Caracolons de concert, sans calcul, ni recul, cacardons telle l’oie du Capitole, comme une Cassandre concernée pour annoncer la good nouvelle : le C est arrivé, il faut le lire, catéchiser les masses des lecteurs et lectrices du black.

C par PL (Pierre Lemaitre)

omptez 28 occurrences ! On n’est pas au bout. Le coup est rude. Au fur et à mesure que nous avançons dans ce CDAP, l’épilogue semble s’éloigner, la tâche ardue, le pari impossible. Maintenant, se décourager là, au C, c’est comme caler au premier verre de muscadet au début de l’apéro, ça ne se fait pas, ou alors on prend un verre de San Pellegrino. Non non non, je ne suis pas saoul, un peu loin du bout, c’est tout. Alors on dénombre 16 auteurs (voire 17) : CamHug (Jérôme Camut et Nathalie Hug), Carlotto (Massimo), Carr (Caleb), Caspary (Vera), Chainas (Antoine), Chandler (Raymond), Chase (James Hadley), Chesbro (George C.), Christie (Agatha), Clark (Mary Higgins), Coben (Harlan), Collette (Sandrine), Commère (Hervé), Cook (Robin), Crabb (Ned) et Crews (Harry), 8 titres : Carmen (Nevada), Cinquième femme (La), Combats de coq, Complot mongol (Le), Conscrit (Le), Conspiration des ténèbres (La), Couperet (Le) et Crime de l’Orient-Express (Le), 1 série : Club des cinq (Le), 1 héros : Columbo et deux auteurs, 1 dessinateur : Claeys (Jean-Claude) et 1 universitaire : Corcuff (Philippe).

Y a du monde, beaucoup de monde, et du beau linge. Relevons alors ce qu’il y a à relever : un coup de cœur (les serviettes), quelques lignes dans lesquelles PL tente de nous convaincre de la majesté et de la magnificence de, un coup de plume dans lequel PL délaisse sa tenue de critique pour endosser celle d’auteur (il n’achète rien, il fait tout lui-même !), un coup de griffe (les torchons) qui permet à PL de piquer un peu et le coup de brume qui met en avant un oublié, une méconnue (la vieille veste de pépé Henri ou le chemisier de Tata Marcelle)…

Le coup de cœur

« l’auteur de romans noirs doit devenir l’amant du désespoir » (Robin Cook)

rème anglaise est le premier livre paru en France de notre plus français des écrivains anglais (avec Peter May sans doute) qu’est Robin Cook (à qui on a toujours envie de dire t’en va plus t’en va pas) auquel PL consacre près de cinq pages. Mais ce n’est pas pour cette raison qu’il est son coup de cœur. C’est parce que « son œuvre nous percute et nous bouleverse (…), elle repose sur une puissante alchimie (…) qui nous happe et nous enveloppe. »

Fils de la « haute », il fuit Eton « dès qu[‘il fut] en âge d’avoir suffisamment de courage pour le faire. » Il baroudera le monde, se mariera cinq fois « si j’ai bien compté » affirme PL, habitera Londres, en Aveyron, s’acoquinera d’un béret à l’occasion et gardera la saine habitude de massacrer des bières. Il publie des « romans d’une noirceur sans précédent » et est reconnu en France (plus que chez lui) comme un « grand » du roman noir, « une figure de l’extrême scepticisme » (Philippe Corcuff), « l’éboueur de nos âmes pourries » (Alfred Eibel), un « mineur du désespoir » (Gérald Durand).

Autant passionnant sur la condition de sa classe (Crème anglaise, Vices privés, vertus publiques) que de sa vie (Mémoire vive), « il est, notamment, le créateur d’un cycle romanesque intitulé « L’Usine », l’un des summums du roman noir, comprenant cinq romans (On ne meurt que deux fois – voir Le coup de corne de brume, Les mois d’avril sont meurtriers, Comment vivent les morts, J’étais Dora Suarez et Le Mort à vif) »

Mais son chef d’œuvre, son « immense roman« , est J’étais Dora Suarez (Rivages*), « dont la réussite doit beaucoup à son traducteur Jean-Paul Gratias. Dès la première scène – un double assassinat – Cook nous prend à la gorge. Et ne nous lâchera plus avant la fin. » « La puissance de ce roman tient à mon avis » à ce que Cook alterne la narration à la première personne dans la tête du policier, puis, à la première personne, dans celle du tueur et « dans celle de la victime par le bais de son journal intime ». « Étrange trio » surtout quand la douleur du flic et celle de la victime « se répondent ». « La lecture est une épreuve, mais l’écriture de ce roman en fut une également. »

Il faut lire Robin Cook au risque de sombrer. Mais c’est le prix à payer si l’on veut « informer la société sur certains de ses aspects en lui montrant la mauvaise image dans le miroir, l’image d’elle-même qu’elle refuse de voir » selon les mots de Robin Cook.

Il faut lire Robin Cook au risque de devenir « l’amant du désespoir ». « Et c’est exactement ce qu’il fait de nous à la lecture de ses romans. » conclut PL.

Je souscris à ces écrits de PL.

* Robin Cook, s’étant vu refuser Cauchemar dans la rue par la Série noire, était devenu un auteur Rivages (« J’ai enfin trouvé MON éditeur » a-t-il dit quand Robert Soulat lui demandait de réintégrer la Série noire). Je tiens l’information de François Guérif (Rivages).

Le coup de plume

« Mongo, pour moi, avait trop de mal à passer » (PL)

ontre Chesbro. « Je dois pas mal à Chesbro puisque c’est, en partie, contre lui que j’ai écrit mon premier roman. » L’aveu est donné dès les premières lignes (il faut aussi avouer que de notre côté, nous sommes sous le charme du talent de PL pour ses incipit de notules : chacun est un condensé d’hameçonnage et de finesse) et, évidemment, il s’en explique. Après l’immersion, « une belle plongée dans le New-York de ceux qui ne sont rien », dans « le magnifique Bone« , PL se lance dans l’« épopée » Mongo, « le docteur Robert Frederickson, dit Mongo le Magnifique, nain doté d’un ego de King Kong qui compense sa petite taille par sa détermination, son QI hors du commun et une agilité sans pareille. » Et là la déception fut à la hauteur des qualités de Bone. Les aventures de Mongo « aussi rocambolesques que celles de Fantômas » ne sont pas dignes selon PL : « Son nain d’opérette, à qui il attribue toutes sortes de qualités qui flirtent avec ses superpouvoirs, tient davantage du superhéros que du handicapé. » Alors il s’est mis à inventer Camille Verhoeven comme un anti-Mongo et « si je ne suis pas certain d’avoir fait beaucoup mieux (…) du moins, j’ai essayé. » Camille Verhoeven, chauve, n’a en effet, rien d’un Rambo, c’est « un homme de petite stature* mais de grandes intelligences » nous dit Le Livre de Poche. Si vous voulez vous en convaincre, lisez Sacrifices, Alex et Travail soigné. Et comme toute bonne trilogie, elle se clôt par un 4ème tome : Rosy et John.

* il fait 1m45

Le coup de griffe

« Pas une seule ligne de littérature »

arrément saignant : « Dans le domaine du polar, on peut estimer que Mme Clark a fait ses preuves ». Quand ça commence par une gentillesse, c’est mauvais signe. Surtout quand on appelle, de manière urbaine, Mary Higgins Clark madame. Ça sent le retour de bâton ça.  » Elles sont accablantes. » Qu’est-ce que je vous disais ? « Quarante ans de carrière, cinquante thrillers, deux cent cinquante millions d’exemplaires vendus et pas une seule ligne de littérature. » C’est pas un coup de griffe là, c’est un missile nucléaire. Je n’aime pas tirer sur une ambulance mais je suis en gros d’accord mais j’avoue ne pas avoir lu toutes les lignes de l’œuvre intégrale (faut pas pousser, la conscience professionnelle a ses limites, Nous n’irons plus au bois suffit pas exemple… et il paraît que c’est le meilleur…). Mais PL ne s’arrête pas là, il enfonce le couteau dans ce qu’il considère comme une plaie de cette littérature industrielle qui joue de la photocopie d’un livre à l’autre : « Un malheur ne vient jamais seul. Elle nous a légué une fille, Carol Higgins Clark, et une belle-fille, Mary Jane Clark, qui, toutes deux, sont des romancières. » Vous sentez venir le scud ? « Enfin… « romancière »… au sens où Mary Higgins Clark l’aura été pendant près d’un demi-siècle. » Là, l’ambulance est pulvérisée, plus la peine d’user de balles…

N’empêche, le fusil était de sortie pour cette lettre. Auraient pu recevoir l’avoinée : Christie. « Il est toujours tentant de tirer sur l’ambulance (…) À l’instant d’aborder la Vieille, j’ouvre mon tiroir, je sors mon Glock 17 (je suis assez classique dans ce domaine) ». Chandler : « [Il] a toujours considéré le roman policier comme vulgaire, mineur et « destiné à un public à moitié lettré ». Il lui devait pourtant sa célébrité. » Chase : « S’[il] ne figure pas au panthéon des maîtres du polar, ce n’est pas seulement parce que ses livres étaient « machinaux », mais parce qu’il souffre d’une réputation peu glorieuse. (…) Plagiat, misogynie, racisme, voyeurisme, pornographie : la liste des défauts qu’on lui prête est longue comme le bras. » Coben : « J[e l’]adore (…) parce que c’est un auteur économique. Vous avez lu un de ses livres, vous les connaissez tous.(…) Cela commence généralement par un titre niais. »(…) Ça se déroule dans un décor de banlieue (…) dans une maison qui ressemble à toutes les autres (…) [Les pauvres ], ce sont tout de même de sacrés cons. » Pas tendre le PL mais, comme à son habitude, il ne s’épargne pas : « J’étais formel : c’était mauvais. J’avais entre les mains un manuscrit d’une nommé Sandrine Collette, Des nerfs d’acier. Très mauvais.(…) J’avais tort. (…) J’ai admis m’être complètement trompé. (…) Sandrine Collette est douée et possède déjà du métier. Si j’étais éditeur, je ferais le pari que cette fille va aller loin. » Je ne peux qu’acquiescer et me féliciter d’avoir eu raison dès le départ. J’étais formel. C’était bon. Je le suis toujours. Ç’est très bon.

Le coup de corne de brume

C’est un bon film mais ce n’est pas mon livre

areer girl. Voilà comment qualifient les Américains une jeune ambitieuse préoccupée par sa carrière. Vera Caspary est issue de la petite bourgeoisie judéo-portugaise de Chicago et, « à rebours des usages de son temps (et de son milieu) », elle a l’outrecuidance de… travailler (il est vrai que nous sommes alors au début du siècle… dernier). Dans la publicité, le journalisme puis devient scénariste à Hollywood. Féministe convaincue, elle se met à écrire et publie en 1929 The White girl, l’histoire (« qui ne manquait pas d’audace ») d’une Noire se faisant passer « adroitement » (on laisse Pierre Lemaitre du terme) pour une Blanche. C’est en 1942 qu’elle obtient sa place dans le DAP de PL en publiant Laura (1er titre : Ring Twice for Laura). Et là vous vous dites Laura ? ça me dit quelque chose… ce n’est pas un film de… Stop ! Oui. D’Otto Preminger (c’est marqué sur la 1ère page) avec la sublime Gene Tierney dans le rôle-titre. Mais c’est bien là le problème. « Malheureusement (…) c’est la version « hollywoodienne » de Laura qui est passée à la postérité« . Et pour PL, il est nécessaire, évidemment, « de retourner à la source. Au livre. » Non pas que le film soit mauvais mais Vera Caspary pourrait dire à l’instar de Robin Cook à propos de la sublime adaptation (j’ai loupé ça au A, comme Adaptation, j’y reviendrai) d’Il est morts les yeux ouverts (On ne meurt que deux fois de Deray) : « C’est un bon film mais ce n’est pas mon livre ». Oublier le film pour redécouvrir le livre.

« Laura est un chef d’œuvre du roman policier psychologique, c’est-à-dire un roman qui privilégie le mystère de l’être plutôt que les intrigues ou les rebondissements. » François Guérif (extrait de l’avant-propos, page 5)

Alors le livre donc : Laura est morte et l’histoire nous est racontée par différents narrateurs : le fiancé, le détective, Laura elle-même, la police (rapport). Non seulement le procédé est rare à l’époque mais c’est un « curieux mélange d’enquête policière et de romance noire » inaugurant « l’ère du thriller psychologique » (famille n°5 dans mon classement personnel – voir Lettre B, partie 2) avec une volonté farouche de lutter contre les stéréotypes masculins du polar de l’époque. Ce qui n’a pas plu, aux hommes. Et à Otto, en particulier (selon « l’hypothèse » de PL), qui fait de Laura une femme, c’était fatal, fatale. Alors, ferez-vous partie de ceux qui ont alors envie de (re)voir le film ? de celles qui préfèrent (re)lire le livre ? ou des curieux et curieuses qui feraient bien les deux mais qui peuvent pas parce qu’ils ont poney ?

Laura de Vera Caspary, traduit par Jacques Papy, 2014, POLAR bibliomnibus, 202 pages, 9€

C par FB (François Braud)

omment tamiser ces 28 occurrences ? L’évidence d’abord : celles que je connais et celles qui me sont inconnues. Rassuré par la large victoire des premiers sur les seconds (j’aurais l’air de quoi autrement si je découvrais l’eau chaude ?), je vais donc avouer ma méconnaissance de CamHug, Caspary, Carmen (Nevada), Complot mongol (Le) de Rafael Bernal et Cinquième femme (La) de Maria Helena Faygas. J’ai donc ajouté sur ma pile à lire cinq romans. Et je suis allé fouiner dans ma librairie pour mieux cerner ce CamHug, ce tandem thrilleresque, auteur récent de Nos âmes au diable (Fleuve Éditions). Comment savoir si c’est du bon ou du commun ? Faut lire. Et si déjà, ça tient l’histoire, c’est déjà un argument pour faire la route avec eux…

Les incontournables : pépé l’imper froissé dans sa 404

Dans celles que je connais, brillent les incontournables : Chainas, dont la bibliographie est aussi étonnante* que ses thèmes sont sans concession (le sexe, le cul, les addictions, la violence, la maladie, la pureté sociale, la marginalisation) rendus à l’os par un ultra réalisme sanglant dénudant les tendons mais rafraîchissant les synapses, Chandler, le maître de la métaphore** et du cynisme réaliste désabusé*** avec des intrigues aussi emberlificotées qu’une saga russe du XIXème siècle se résolvant d’un coup de cuiller à pot, Collette et Cook (voir plus haut), Commère le conteur humaniste et social (Ce qu’il nous faudrait, c’est un mort) que je suis depuis J’attraperai ta mort et qui vous emmène où il veut quand il veut, il vous suffit pour ça d’ouvrir un de ses livres (ha ben oui, rien n’est gratuit non plus), Commère, c’est comme quand il fait chaud et qu’on a envie de l’eau, Columbo qui, outre le fait de laisser tomber la cendre de son cigare sur une moquette qui ressemble à une pelouse, met les pieds dans les plats de la « haute » et ça sans tirer un seul coup de feu ou menacer un prévenu de se faire agrandir la rondelle en prison ou une prévenue d’être la pute à gouine de la cellule des femmes à moustache. Sans compter le plaisir que l’on prend à essayer de comprendre comment il va se faire coincer celui qui est si sûr de s’en sortir quand il voit arriver pépé l’imper froissé dans sa 404… Le Couperet (The Ax, traduit par Mona de Pracontal) de Westlake : grandiose et glaçant (« cruel et froid » dit PL) et La Conspiration des Ténèbres (Flicker traduit par Édith Ochs) d’Andreas Roszak : immense et envoûtant, c’est tellement fort que l’incroyable devient crédible et que l’on se prend à chercher si ce Max Castel « cinéaste allemand obscur (…) relégué dans le tournage de films de zombies et de vampires » (…) mystérieusement disparu existe vraiment et s’il est vraiment l’auteur de La Ballade de Serge K

* « Antoine Chaînas a longtemps fréquenté les plateaux de cinéma, les stations de radio, les salles de rédaction, les morgues, les scènes de concert, les commissariats de quartier, les maisons de repos et les centres d’essais militaires. Décédé en 1999, il travaille depuis dans une grande administration française » – 4ème de couverture d’Aime-moi, CasanovaSérie noire.

** « Il recula comme si je venais de lui mettre sous le nez un maquereau pêché la semaine dernière. » (La Dame du lacThe Lady in the Lake, traduit par Boris et Michèle Vian.

*** « – Vous êtes grand, non ? dit-elle. – Je ne l’ai pas fait exprès. » (Le grand sommeilThe big sleep, traduit par Boris Vian)

Les ignorés : mémé Christie dans les orties

Je n’aurais pas pensé mettre Carr (Caleb) car je n’étais pas « entré » dans L’Aliéniste (traduit par René Baldy et Jacques Martinache, Presses de la Cité/Pocket) mais, à la lecture de ce qu’en dit PL, j’ai presque envie de m’y remettre, de retenter, il en parle tellement bien, je suis passé peut-être à côté de quelque chose… J’aurais peut-être évoqué Christie, lue, évidemment, jeune, je n’ai que des bons souvenirs. Quoique. L’idée, que la résolution de l’énigme autour de la tasse de thé dans l’ultime chapitre en présence de tous les protagonistes convoqués par le détective, casse légèrement mon envie d’y replonger. Je l’ai déjà dit, il me semble, qu’on m’avait conseillé, il y a une vingtaine d’années, de la relire, j’étais forcément passé à côté, Christie est une autrice subversive (je n’y crois pas vraiment mais le doute m’habite). Pour la rubrique Les Calendres de l’avant, je m’étais replongé dans Ten Little Niggers ou And then they were none ou Ils étaient dix, enfin, bref, 10 petits nègres. Bon ben, voilà, c’est ficelé mais je n’ai pas retrouvé le plaisir que j’avais eu à le lire en 6ème, à 11 ans. Je ne dirais pas que ç’est un échec, je dirais que ça n’a pas matché entre elle et moi. L’âge peut-être, le goût sûrement. Alors de là à en plus ajouter Le Crime de l’Orient-Express (Murder on the Orient Express, traduit par Louis Postif, Le Masque n°169), faut pas pousser mémé Christie dans les orties. Puisqu’on en est aux polars sans poils aux pattes, comme disait Franck Pavloff, l’idée d’y ajouter Le Club des cinq (The Famous Five, d’Enyd Blyton pour les 21 premiers tomes et Claude Voilier, la traductrice, pour 24 tomes supplémentaires*) ne m’aurait pas effleuré une seule seconde, ni leur pendant « adulte », Clark (quel que soit la Clark) pas plus que je n’aurais pensé affubler mon dictionnaire d’un universitaire comme Corcuff, me méfiant comme du muscadet qui vieillit de tous ceux qui théorisent notre « objet de passion« . Se méfier n’est cependant pas refuser et, l’homme, est avant tout un militant, ce qui n’est pas pour déplaire, il avance ses pions sans se cacher (Et si l’avenir de la gauche passait par le polar ?, AOC) et avec intelligence, c’est « absolument stimulant » dit PL.

* si j’en crois Albert Wikipédia

En ballotage, rangés sur l’étagère, posés sur la pile à (re)lire ou inscrits sur la liste à (sou)rire

Maintenant que PL m’y fait penser, j’aurais pu notuler sur certains. Coben, dont le pitch de n’importe quel livre est toujours un hameçon redoutable (Ne le dis à personneTell no one, traduit par Roxane Azimi, Belfond, est un modèle du genre : votre femme que vous croyez morte depuis 8 ans réapparait dans une vidéo que l’on vous envoie par mail en disant pardon, je t’aime !) mais dont on peut se décrocher parfois (la série de Myrton Bolitar, l’agent sportif chic de choc, par exemple) ou, aller au bout, mais ne pas se faire prendre une autre fois. Claeys, non pas pour ses couvertures de Néo mais pour sa BD chez Casterman, Magnum song.

Magnum song, Jean-Claude Claeys, Casterman, 1981, 131 pages, 48 francs (sic)

Il y a ceux lus il y longtemps qui m’ont marqué mais qu’il faudrait que je relise pour en (re)parler correctement, comme, Carlotto, Plus rien, plus rien au mondeNiente* ou la casse ouvrière, L’immense obscurité de la mortL’oscura immensità della morte* ou l’osmose entre le pardon et la vengeance, Le Maître des nœudsIl Maestro di Nodi* entre douleur et plaisir ou Arrivederci amore* (lus en 2006**) le mariage de l’arrivisme et de la corruption. Chase aussi, pour Éva, femme fatale « qui ne vaut pas mieux que les autres » ?, traduit par J-.R Vidal (Série noire n°6) ou pour Pas d’orchidées pour Miss BlandishNo orchids for Miss Blandish, traduit par J-.R.V. (n°3 de La Série noire), écrit en 39, réécrit par l’auteur en 62, traduit par Noël Chasseriau, dans lequel le bonheur tourne vite au vinaigre de l’enfer, qui me font des clins d’œil dans ma bibliothèque. Et Willeford, l’auteur de Combats de coqs, Cockfighter, traduit par Pierre et Danièle Bondil, Rivages (que je n’ai pas lu), de Miami blues, traduit par D.B., Rivages Noir n°115, Une seconde chance pour les mortsNew hope for the dead, traduit par P. et D. B., Rivages Noir n°123 et Hérésie (lus il y a longtemps, longtemps, en 1989-90 !), dont je me souviens pour m’avoir surpris à la fin d’un de ses livres (Une fille facilePick-upRivages Noir n°86, traduit par Freddy Michalski) où l’on apprend à l’avant-dernière ligne une information « capitale » (voir Chute). Chesbro encore et son magnifique Bone traduit par Jean Esch, Rivages Noir n°164 (lu en 91) du New-York des sans-abris. Et enfin Crews dont je n’ai lu (en 96) que Le Chanteur de gospel***, Série noire n°2396 dans lequel le fiévreux prédicateur doit (re)venir chanter à Engime (Géorgie) pour Mary Bell poignardée 61 fois et Le roi du K.O.***The Knockout Artist, Série noire n°2536, le boxeur au menton de verre qui se met K.O. tout seul et cherche sa place dans ce monde sans pitié pour ceux dont le rêve s’est dissous dans le destin.

Et il y a ceux qui sont sur la pile d’attente dont Crabb, tout en haut, avec La bouffe est chouette à FatkachullaRalph or What’s Eating the Folks in Fatchakulla County ?, traduit par Sophie Mayoux, Série noire n°1786 (il est aussi sur ma liste à rire désopilante) qui m’attend…

* traduits par Laurent Lombard. Voilà ce que j’écrivais sur Carlotto dans Shanghai Express : « Quand le cirque et les jeux tiennent le peuple par les couilles, il ne pense plus à se les gratter ou tout simplement qu’il en a. Ce qui n’est pas le cas de la femme d’Arturo dans Rien, plus rien au monde. Elle n’en a pas et allume la télé comme on crie des slogans dans une manifestation car l’on croit que ça va servir à quelque chose : « Y qu’à la télé qu’on voit des gens heureux« . Et elle n’a peut-être pas tout à fait tort tant sa vie est coincée entre son mari Arturo, détruit par son reniement (« il a retrouvé du travail comme magasinier (…). On lui a dit de ne pas se mettre dans la tête de faire grève et lui, pour avoir la place, il a déchiré sa carte syndicale devant le patron. Le soir, à la maison, il a pleuré… ») et une fille qui collectionne tout et couche avec un basané qui vient bouffer ses pâtes à elle, sa mère, l’Italienne, la pure Piémontaise « (Il va t’engrosser comme une lapine (…) et quand il en aura marre de toi, il emmènera ses gosses dans son pays et toi, tu finiras à Perdu de vue »).  On se dit que vraiment rien, plus rien au monde ne pourra être comme avant, que nous avons définitivement choisi notre couleur, le noir, ou, à défaut, le rouge. Et tant pis si cela ne va pas avec le joli teint et les jolies dents des animatrices de Canale 5. Tout se délite alors, on soliloque ensuite, on monologue enfin… pour un crime. L’immense obscurité de la mortL’oscura immensità della morte – débute par un monologue de Raffaello, taulard (« C’est pas moi qui ai tiré« ), cancéreux, assassin d’une femme (« Une balle dans le ventre, à bout portant« ) et de son enfant (« La balle était entrée entre le cou et l’épaule et avait traversé le petit corps ») au cours d’un braquage qui tourne mal. Il charge son complice mais ne donne pas son nom. Monologue de Silvano, commerçant, veuf (« C’est tout noir, Silvano. Je vois plus rien, j’ai peur, aide-moi, c’est tout noir ») et en deuil de son enfant (« Et mon fils, il est où ? Il va bien, hein ? »). Il a perdu femme et enfant au cours d’un braquage qui a mal tourné. Le premier pourrait sortir grâce au pardon du second et parce que la loi italienne le prévoit. Le second ne peut pas pardonner mais voudrait tant que le premier avoue le nom de son complice. Pardon et vengeance sont dans un bateau. Qui va tomber à l’eau ? Un dialogue de sourds, des destins tragiques. Et à force de ne pas écouter l’autre ou de se laisser submerger par sa propre douleur, on est capable de tout. Et ce n’est pas rien. »

** Je remarque une chose chez moi, lecteur, j’ai des périodes où je lis un auteur puis il disparaît pour réapparaître, parfois, vingt ans plus tard. Mystère du choix, engorgement des piles, priorités changeantes ? Ou codicille de la vieillesse qui me fait me retourner sur mes lectures anciennes comme on se complait dans la nostalgie du passé ?

*** traduits par Nicolas Richard

Ça y est j’ai craqué (Pascal Dessaint)

ourber l’échine et courir entre le rose et le noir est ce qui pousse l’homme à se lever pour Pascal Dessaint. Parce que tout ce qui tombe du ciel n’est pas béni, et même rarement, aussi la tête on la garde entre les épaules pour ne pas la perdre et on avance en priant que le noir soit rose. Ça y est j’ai craqué est le recueil de nouvelles de Pascal Dessaint publié dans la collection Tamanoir de La Loupiote, ma maison d’éditions, en 1997. 21 nouvelles qui montrent l’étendue du talent de conteur de Pascal Dessaint, la variété de ses thèmes : la palette de ses couleurs du plaisir (Ça y est, j’ai craqué) au désespoir (Ne t’inquiète de rien) et ses obsessions animales que ce soit l’éléphant (Un gros besoin de tendresse) ou la roussette (Le Saut de la roussette), littéraires (Tu oublieras tout ça après ta mort) ou nasales (Ce qui nous pend au nez, La Rançon de la gloire).

Pascal Dessaint, c’est l’infraordinaire mené comme une aventure qui se drape, le quotidien qui dérape, l’amour qui se sape, avec en fond sonore, Le Rire des morts.

« – Vous habitez bien au 61.52.29.39. ?« 

Alors qu’il me demandait les nouvelles que je préférais dans cette édition dans l’optique d’en rééditer quelques-unes*, je lui avais donné quelques titres. Il n’a retenu que 7 mais pas celle pour laquelle j’ai un gros coup de tendresse et dont je m’étais servie pour fabriquer la quatrième de couverture : Ne t’inquiètes de rien. « Il a sonné un soir et je suis allé ouvrir (…) Il faisait nuit (…) et il s’est détaché de l’ombre alors que je refermais la porte. (…) Le froid de sa main m’a surpris quand il l’a posée sur mon avant-bras. (…) – Vous habitez bien au 61.52.29.39. ? Je haussai les épaules, c’était mon numéro de téléphone. » Un homme arrive comme s’il était chez lui : « – C’est toujours la même tapisserie… » Et « nous nous assîmes chacun dans un fauteuil de part et d’autre de la table basse, j’y posai la cruche et deux verres. Comme une réponse à mon geste, il y posa, lui, un revolver. » Le dialogue se tend : « Je rentre dans ta vie comme elle est rentrée dans la mienne, comme ça, alors que je ne m’y attendais pas. » Elle. Elle l’a quitté. Sa femme. À lui, le visiteur. Lui, le locataire, il pense alors à Tiziana, son aventure. Et à Laura qui l’a quitté, aussi. Deux hommes quittés par deux femmes. Qu’ont-ils à se dire ? Qu’ont-elles en commun ? L’amour ? La mort ? Et que vient faire là Tiziana dans ce puzzle masculin ?

* Certaines de ces nouvelles ont été republiées récemment chez Scup : En attendant Bukowski. La Déviation (nouveau nom de Scup) vient de sortir un nouveau recueil : Jusqu’ici tout va mal.

Troublant au point d’avoir la chair de poule une fois la dernière ligne lue. Le hasard n’a rien à voir avec les dés. Si un coup de dés ne peut abolir le hasard, un coup de feu peut y mettre fin.

On peut déceler ici et là, par touches, ce qui fait de Pascal Dessaint une des voix les plus puissantes du roman noir français ; il lui suffit de quelques mots, d’une tournure de phrase, d’un personnage qui (sur)vit, préférant le destin à l’avenir, pour comprendre que l’on tient là une âme, une de celles qui peignent du corps au cul, du cul au cœur, du cœur au cru. La chair est humaine, non ?

Cadavres ne portent pas de costards (Les) de Carl Reiner

ette scène-là, la scène du café (à 1’13…) avec Burt Lancaster, ou encore celle où Rigby Reardon, notre privé qui en redonne à Bogart, se rase la langue (je vous laisse découvrir pourquoi…) ou bien celle il remet la poitrine de sa cliente en place. Ou tant d’autres. Les Cadavres ne portent pas de costards (Dead Men Don’t Wear Plaid – 1982), de Carl Reiner, je l’ai vu au Festival du polar de La Roche sur yon lors de la nuit du cinéma qui programmait aussi Le Roi de New-York d’Abel Ferrara (et un troisième film que je ne me remémore pas, là, maintenant, et pas plus maintenant que plus tard, je pense) – qui avait fait dire à Éric Libiot, polarophile lebrunesque, cinéphile averti et aujourd’hui rédac chef culture à l’Express : sacré programmation – est pour moi sans doute ce qui se fait de mieux en termes d’hommage aux films noirs tout en travaillant intelligemment nos zygomatiques.

L’histoire, dont on peut oublier l’intérêt (Rigby ReardonSteve Martin – est engagé par Juliet ForrestRachel Ward – pour retrouver son père, fabricant de fromages, disparu. Seul indice : la mystérieuse liste Carlotta), est parsemée d’extraits de films noirs (près d’une vingtaine) des années 40 et servie par le couple Rachel Ward/Steve Martin, la cliente/le privé et Carl Reiner himself dans le rôle du majordome et du méchant (nazi, of course). Le privé est cabotin au ridicule, acteur dans son propre métier mais incontournable lorsqu’il s’agit d’imiter des animaux, d’accomplir des tours de magie ou de jouer le saltimbanque dans des jeux d’ombres chinoises. Il ne perd jamais ses moyens quelque que soit la situation – il brandit son arme à la Hubert Bonisseur de la Bath (je ne serais pas étonné que Jean Dujardin ait vu ce film et s’en soit inspiré pour jouer son espion à l’anus haut placé) – sauf quand on lui parle de femme de ménage… Et sa rencontre, ses dialogues avec les acteurs et actrices des années 40, est bluffante de technique (en 1982) et le décalage entre leur sérieux dramatique et la comédie loufoque de Reiner est souligné par la musique de Miklós Rózsa (compositeur des années 40 qui trouve là sa dernière création). La cliente ne se débrouille pas mal non plus pour asséner des indices, extraire des balles avec ses dents et se pâmer si nécessaire. Le méchant (Carl Reiner), lui, est bêtement méchant, comme il se doit de l’être.

Un avant-goût de ce qui vous attend, avec la bande annonce, . Vous pouvez désormais vous appliquer la double joie : vous poiler ET vous régaler. Vous, je sais pas, mais moi, je file le revoir.

Caïn

La revue sur laquelle vous devez garder l’oeil !

roulant sous le poids des ans à venir, nous avions à nous deux bien cinquante hivers, lui trente-cinq et moi vingt-cinq, l’alcool avait noirci notre capacité à compter, pas à conter. Les verres à pied de muscadet, en ces temps-là, c’était à ce quoi l’on tournait, se tutoyaient franchement au bar en face du disquaire qui croyait encore aux vinyles. Nous croyions, nous, en peu de choses si ce n’était l’envie de créer quelque chose pour abriter ce désir de passeur de lectures que nous pensions être. Nous, Jacques et moi. Jacques Jamet et François Braud. Jaud et Bramet comment nous appellera plus tard Tante Jeanne-Hortense, alias Jean-Hugues Oppel, les deux gars comme nous aimerions à nous nommer dans les lignes de ce qui allait devenir la revue sur laquelle vous devez garder l’œil ! Caïn naît alors en cette fin d’année de 1988 (numéro 0). Fanzine fabriqué à la machine à écrire, à la photocopieuse, 3 pages A4, pliées (en deux) mais pas collées, avec son petit supplément Abel, fêté au beaujolais (sic) et sise rue des Pervenches (re-sic) à La Roche sur Yon (au 101 – la rue était plus Victor Noir que Maurice Leblanc : on n’allait pas jusqu’au numéro 813…).

Le n°1 paraît en juin 89. C’est un 6 pages encensant Raynal (JJ), Vachss (Marie-Pierre), Corris (FB), la Série noire et ses nouveautés (avec Jean-Yves Renouf aux manettes et ça déménage : « 2144 « Overdrive », un excellent Lecas qui s’essouffle sur la fin*, mais la première moitié du livre est canon. 2145 : pas lu. 2146 : Bof ! ») et une nouvelle de Laurent Fabioux (La Côte), le tout mise en page à la foutraque, sans aucun respect de la typographie avec des polices partouzant sans protection. Ça promettait.

* Ben alors Gérard, on néglige la finition ?

Caïn va grandir (28 numéros), grossir (198 pages), s’empâter (illustré par Urbs), mourrir (trois fois), renaître (deux fois), voire s’embourgeoiser (publié par Le Seuil) mais le ton restera le même : noir, potache et décapant*. Pouy lui trouvera vite un qualificatif : la revue crypto-biblique.

* 2180 : François Joly, il a un joli nom. Et il écrit rudement bien. Avec du style. Comme un candidat au concours général de français. On sent le bon élève qui devait faire plaisir aux profs de lettres. Il conjugue bien, il a du vocabulaire, il évite d’employer des gros mots ou alors seulement quand il est en colère. En un mot c’est catastrophique. Si vous n’avez pas lu son livre : « Be Bop à Lola« , vous l’avez échappé belle. » Jean-Yves Renouf**, Caïn n°3 (janvier 1990, 5 francs !)

** En relisant ces notules, je me dis que le Jean-Yves était gonflé et sans concession. Il m’envoya d’ailleurs une lettre salée quand j’eus l’outrecuidance de « réduire » un de ses articles (à l’époque, c’était pratique courante, une page, c’était une photocopie payée) en criant à Anastasie la censure ! Il mit fin à notre compromission. Je le revis plus tard à Legé, dans un festival et nous discutâmes fort urbainement. Jean-Yves si tu me lis…

Agrafé à partir du n°7, informatisé au 14, il enfle du dos carré collé au 21 et se la pète au 26 en étant réalisé par des grosses baleines professionnelles (tout un SKETCH), il paraît plus que moins irrégulièrement, photocopié à la Maison des Associations à La Roche sur Yon, édité et imprimé par La Loupiote et mis en page par SKETCH, édité par Baleine et diffusé par Le Seuil.

Il gagnera même le Trophée Maurice Renault de l’association 813 en 1998 (l’année de sa deuxième mort) pour avoir mis à l’honneur « le genre que nous aimons » remis au Mans (à l’époque des 24 heures du Livre). Pour recevoir le Trophée (un verre pour Gargantua), le dimanche matin dès potron-minet (aux alentours de 11h30), ni Jacques Jamet, ni François Braud, ni aucun autre mâle de l’équipe n’étaient présents (Morphée avait bon dos et camouflait Mufflée de la veille). Ce fut donc Marie-Pierre (de l’équipe rédactionnelle elle aussi), la seule debout qui, sans vaciller, reçut la coupe.

Chaque numéro mettra en avant un auteur (Pagan, Siniac, Mercado…), voire un thème (le polar british, l’humour, Dossier Jim…), une collection (Le Poulpe) s’illustrera de signatures inconnues (qui ne le resteront pas longtemps) et de plumes illustres (qui y gagneront de la gloire à défaut d’argent : Benacquista, Pouy, Oppel, Dessaint, Reboux…), les deux éthérées et molaires, acérées et incisives. Caïn ne dérogera jamais de sa recette cocktail du 4 tiers: un 1/3 de critiques, 1/3 d’humour, 1/3 de fictions, 1/3 d’interviewes.

Que retenir d’une telle aventure ? Qu’on pouvait y écrire ce qu’on voulait. Des éditos abscons (commençant par un ante-scriptum, formulant toujours un salut aux « lecteurs fidèles, lectrices chéries », clôturés par une formule pour « saluer tous, caresser toutes, Jacques » et prenant fin, parfois, avec un post-scriptum du genre : « Un éditorialiste blessé ne rédige jamais de post-scriptum. »), des critiques dithyrambiques ou étêtantes, des notules incisives et rageuses, des coups de gueule saignants (Chauffe Marcel ! de Johnny Boxeur – une sorte de Jean-Yves Renouf 2.0 – s’énervant sur, par exemple, Ellroy ou Lesbia Magazine ou encore Dantec Maurice point G), des chroniques époustouflantes (Les livres que je n’ai pas lus de Tonino Benacquista, Le Lebrun du mois par Éric Libiot, Des nouvelles de mon dentier; Les Morceaux choisis d’Emmanuel Brocante, Le CDLS ou Cracheur Dans La Soupe…), des conseils de vie pratique (Les bons conseils de Tante Jeanne-Hortensevoir Lettre C, partie 3, Les Fiches cuisine…), de la délation (Tutu reporter, dévoyé spécial ou spécieux, selon les numéros – voir plus bas), du courrier en transe (de Chofa de Viscère), des interviewes décalées (Fromage ou dessert), des portraits brossés avec concessions (Pavloff, Benson, Thiébaut, Garnier…) et des floppées de nouvelles (Syreigeol, Graton, Maisonneuve, Larriveau, Pierrisnard, Mizio, Ménard…).

On pouvait vraiment écrire ce qu’on voulait ? La preuve…

On suivait l’actualité à Caïn grâce à Tutu. Tutu, dévoyé spécial, écumant festivals et salons, pour tenir la…

Chronique polardo-mondaine


POLARDEUX, ETRES MERVEILLEUX (Caïn n°26, printemps 2001, extraits)

O toi lecteur et trice qui rêve de savoir les mille délices de la vie de tes Dieux vivants que sont les auteur(e)s de polar, sache qu’ici tu trouveras toujours des échos de l’Olympe dont tu rêves tant. Tu sauras tout ici de ces êtres dont le talent et le charme n’a d’égal que leur soif de vivre et d’en reprendre un autre. Tu vibreras dans ces pages comme si tu étais parmi eux, émerveillé et les yeux brillants tel le jeune Petiot jadis un soir de Noël devant la vitrine enguirlandée des Etablissements Chaffoteau-et-Maury. Oui dans cette chronique polardo-mondaine tu sauras tout ce qui constitue le quotidien de leur vie glamour ou comment ils dansent le pogo passé trois heures du matin. Tu accèderas à la connaissance et comprendras, une fois initié, le sens même de ces formules fraternelles et crypto-mystiques que les «Polardeux» (qu’ils soient loués pour les siècles des siècles) prononcent entre eux dès qu’ils se retrouvent appuyés à un comptoir. Qui n’a pas souhaité connaître ainsi le sens de leurs incantations magiques telles que Alorkibezki, Ytafilékombienléditeur, Yssorkantonboukin ou même Yssontoujouraussikonlaikritik.

(…) À Frontignan, où Tutu Reporter ne fut pas convié parce que ne se prenant pas assez la tête, il ne se passa certainement rien, du moins à en croire les papiers toujours aussi insipides et mal écrits de Libération (…). [À] St-Macaire (…) on y vit lors d’un repas André Allemand (Rivages) confier à la femme en face de lui qu’il restait toujours aussi jeune tandis que François Guérif (Rivages) reprenait de la tartiflette avec dans les yeux cette étincelle des grands damnés responsables de leur propre sort. Le jeune et impétueux Christophe Dupuis (Baleine) n’en revenait pas d’avoir Guérif à sa table et cherchait à l’empoisonner discrètement à l’arsenic dans la tartiflette ou à la vielle dentelle dans la crêpe dessert pour lui prendre sa place dans le panthéon des « dir de coll qui entrent dans l’histoire ». (…) Ô Valse merveilleuse et étincelante de ces réunions dans lesquelles les Dieux Polardeux se croisent et s’entrecroisent dans un ballet ensorcelant. Un jour dans une grande surface de Toulouse « il fallait les voir faire de la lèche à Guérif, c’était affligeant » nous confiait un témoin écœuré en rajoutant « qu’heureusement il y avait Mouloud Akkouche (Série noire, Baleine), Jim Laherre, JB Pouy (édité partout), Hervé Prudon (Série Noire, Grasset) » auteurs non léchants donc, mais à la langue néanmoins bien pendue.

Un autre jour à Gijon pour la Semana Negra (…) Emmanuel Loi (Hors Commerce) narrait comment « il avait réussi à mettre une main au cul de la femme à Juppé » pressé dans la foule lors de la soirée d’inauguration. Quelques présents à table Éric Tarrade (Atout Editions), Francis Mizio (Série noire, Baleine) très impressionnés s’empressaient de faire aussitôt allégeance à Loi devant cet acte historique et artistique tant militant qu’empreint d’un situationnisme désabusé. À quelques mètres de là se déroulait un drame entre un libraire et des auteurs d’une « impolitesse rare » du Masque. Le responsable du stand prenait la mouche devant des « caprices de star » d’un auteur et « la suspicion déplacée » d’une autre ! Et oui, l’Olympe n’est pas habitée que d’êtres parfaits ! Ils ont les mêmes faiblesses et passions que toi, ô lecteur et trice simple mortel ! (…) [mais] ne t’inquiète pas ! Les Dieux Polardeux sont éternels, et nous aurons bien le temps de parler d’autres Divinités, dans d’autres lieux. 2000 est derrière ! Voilà 2001 ! En attendant, patiente, simple mortel et lis leur Verbe (de préférence en édition originale, plus chère) !

Tutu* Reporter

* dont personne, pas même moi (il envoyait ses papiers par fax), n’a jamais pu découvrir l’identité, je suis donc à l’abri d’une lettre salée m’attaquant pour réduction d’œuvre originale…

Et on devançait la postérité en mettant en lumière des petits nouveaux qui promettaient…

Le Paradis des champignons (Caïn n°22, page 11, été 1997)

Je vague comme un crabe, du chemin le plus court vers la mer…

« Terii eut envie de faire marche arrière, de revenir dans le cocon protecteur de sa cellule ». Comme en haut du plongeoir, quand l’idée vous paraît idiote. Mais paniqué par l’idée de honte qui viendrait vous plomber la casquette si vous redescendiez les marches, vous sautez. « Splaoutch ! Facile en somme. »

Quand Terii sort de taule pour rentrer à Papeete, on prépare Tiuraï,  les fêtes du 14 juillet. La réinsertion sera dure. Pourtant Tahiti fourmille de petits boulots pour les tahitiens : « Ouvrir la porte des hôtels à touristes ? Servir au Club Soleil ? Balayer la zone dangereuse à Moruroa ? » Car nous sommes à Tahiti. Tahiti où somnole « l’atoll maudit où les poopas (les Français) avaient apporté la bombe ». La bombe et son corollaire « pas de danger » : « Quand Terii vit Nestor, il sut qu’il n’était jamais sorti de prison… Liane inerte, petit légume oublié, muré depuis quinze ans dans son cachot intérieur ».

Alors pirogue contre torpilleur, banderole (« Tahiti libre, non à la bombe ») contre médias, raison contre force. Et Terii de disparaître, pirogue broyée, banderole déchirée, raison ignorée et Terii et Nestor dilués dans l’immensité Pacifique.

Thomas Mecker* est journaliste aux Nouvelles Dépêches, feuille de chou locale et légalement très proche du pouvoir. Persuadé qu’en chroniquant l’arrivée de touristes au Club Soleil, il va décrocher le Pulitzer. « Bienvenue à Connarland ». « Informer sans déranger », voilà son boulot.

* Un hommage à Amila Meckert ?

Dimanche 16 juillet. Mutinerie à la prison. Cris : « Terii vengeance ! » Trois évadés… Deux événements en quelques jours. Il s’en passe des choses dans ce « paradis kitsch aux couleurs Ripolin »… Ça allait changer des activités ordinaires : « compter les heures et transpirer ».

Mururoa est tout proche et il y a, comme qui dirait, une odeur de champignon dans l’air, une odeur de contestation, de machination… Indigènes saoulés à la bière et à l’image métropolitaine civilisatrice. Tahiti a changé. Les colliers de fleurs sont pourris et les cous qui se tendent pour les recevoir n’y croient plus. Le blanc a apporté sa crainte de Dieu, a implanté ses multinationales, sa science et ses expériences. Tout va bien. La Mort n’est pas loin. Le progrès est en marche. La France est TOM. Tout le monde il est ami-ami. Alors qu’est-ce qu’ils ont ces foutus évadés à allumer le directeur de la prison en plein raout ? Et quel est leur intérêt ? Puzzle à deux/trois pièces. Facilité 1 sur l’échelle de l’énigme. Trop de simplicité pue le camouflage pense Mecker. Gratte-papier, il part gratter l’atoll. Boulot de démineur. Faire tout péter, pourquoi pas, mais éviter que ça pète à la gueule

« Décidément, le cercle de ceux qui se foutaient de moi s’élargissait ». « Auriez-vous l‘intention, sur place et sans attendre, de me prendre vraiment pour un con ? ».

C’est vrai qu’on ne lui facilite pas la tâche à Mecker et quand il sent qu’il tient le bon bout, il apprend que celui qui fait tout pour couper le bout en deux et en faire quatre, c’est Aznavour… Enfin, un flic qui ressemble à l’Arménien. Si le pouvoir tire les ficelles…

Décidément, Mecker qui se voyait déjà en haut de Une, son histoire s’étalant sur plusieurs colonnes, comprend que tout va se jouer dans l’ombre. Dans l’ombre du champignon de Mururoa…

Le cercle de ceux qui ont lu Pécherot et qui attendent le prochain devrait s’élargir rapidement ou alors, c’est que vous avez l’intention, sur place et sans attendre, de me prendre vraiment pour un inutile. FB

Tiuraï, de Patrick Pécherot, Série Noire n° 2435

Alors, avec quoi croyez-vous que je vais alimenter la rubrique Dans le rétro dans les années à venir, hein ?

Vous voulez vraiment découvrir Caïn ? Vous êtes sûr ? Vraiment sûre ? Écrivez-moi (en cliquant dans le menu sur CONTACTEZ-MOI, la vie est simple parfois) et contre quelques timbres pour l’envoi, la revue vous sera envoyé, évidemment, dans la limite des stocks disponibles. Attention, ceci n’est pas un exercice d’entraînement. C’est la réalité !

Canardo (Benoît Sokal)

asser trois pattes à un canard. L’expression va comme un gant à Canardo, l’inspecteur plus privé qu’inspecteur (il n’a aucune hiérarchie) de Benoit Sokal. Canardo est né en 1979. C’est un héros de bande-dessinée publiée par le magazine (A Suivre). Un Bogart des basses-cours mais sans chapeau. Il boit (Se lave-t-il, comme son aîné, les dents, qu’il n’a pas, au scotch 15 ans d’âge ?), il fume (« les clous du cercueil ») et a un bec de canard. Normal, c’en est un. Il enquête sur des affaires de poules écrasées ou de cochons persillés. Et le peu qu’on puisse dire, c’est que son auteur ne le ménage pas.

« Ah… ma jeunesse… quand j’y repense… »

Dans sa première aventure chez Pepperland, il s’écrase face au fermier, se tape une bouée canard, se noie dans la fosse à purin, se fait flinguer par des rats, jeter en prison, sombre dans la folie, la mélancolie, le cynisme, le tragique pour finir par se tirer une balle dans la tête (c’est ça où les « grosses fesses » de Martha « et son gratin dauphinois »). Et le tout en 48 pages. Ce Canardo avant Canardo ou Canardo 0 (zéro) est une perle noire d’humour acerbe, une tranche de cynisme avec son coulis d’humanité, ses abus de pouvoir et la publicité rampante, les hurlements de la foule et son opportunisme, la justice corrompue, la violence partout. Le privé partage son destin avec la femme fatale dans un monde animal qui tente d’interpréter le monde supérieur des humains et c’est tordant de vérité. On ne peut que penser à notre monde qui tente de s’en inventer un autre, puissant et supérieur. On rit ou en pleure.

« Je ne suis plus capable d’être le héros de mes aventures ».

Mais le volatile a de la ressource et renaît chez Casterman (en 1981), avec Le Chien debout et multipliera les aventures (25, 26 avec l’originale chez Peeperland), la clope chevillée au bec, l’imper mastic séché (« Mon vieux trench ! »), le flingue pas loin (« Mon 6,35 !! »), la cravate noire, la chemise blanche sale (son uniforme : « Le personnage central d’une histoire doit absolument rester fidèle à son image« ) et le maillot de corps en dessous. C’est un héros qui connaît la peur (« Ma peur ne regarde que moi ») qui lui saisit parfois la colonne vertébrale. Il circule à pied ou alors dans sa Cadillac Eldorado Biarritz 1956, blanche décapotable (elle donne son nom au T6). Désabusé, dépressif, désillusionné mais déterminé (je ne vous fais que les adverbes en d), il a le courage des lâches mais aussi l’aveuglement des téméraires : « J’suis plus un minable…plus de doute… plus d’angoisse… j’suis devenu con et héroïque ! » et s’il essaye de se ranger à une vie saine (jogging et jus de tomates) il y arrive mal, très mal (« B… Bon sang ! J’ai recommencé à fumer ! »). Sa morale est élastique et adaptable. Corruptible selon Clara (sa dulcinée de jeunesse), il reste « trop cher et plus on le paie, plus il est malhonnête » (La Marque de Raspoutine, T3). Il tombe amoureux souvent mais il a la cigogne Clara accrochée au cœur (croisée dans l’aventure 0) voire la chanteuse Alexandra, morte dans ses bras. D’ailleurs, il est volatile du cœur, s’amourachant plus ou moins de toute femelle passant à ses côtés (comme Lili dans La Mort douce). L’existence précédant l’essence, Canardo va évoluer au fil du temps et délaisser un peu son monde, ses troubles existentiels pour plonger dans des mondes plus noirs, des ambiances plus « polar », délaissant parfois son personnage comme s’il l’encombrait (T1 ou T22) ; Benoit Sokal laissant même le dessin à Pascal Régnauld (à partir du T10 : La Fille qui rêvait d’horizon et depuis le tome 22), les couleurs à partir du T10, voire, en partie, le scénario à son fils Hugo (à partir du T22 : Le vieux canard et la mer ).* Et Canardo va connaître quelque peu le syndrome appelé le chant de la colline. Quand on est loin des cimes, fatigué, usé, quand les années pèsent des siècles, on finit par chanter sur la colline en faisant croire que c’est la haute montagne, comme un penseur blasé ou du lait caillé… et on prend les oiseaux blancs d’Amerzone (T5) pour de vulgaires bêtes « insipides… indolores… incolores… » qui ne sont que « des histoires pour faire rêver les enfants« …

* Il est vrai que Benoit Sokal se consacre aussi à une autre activité : la conception de jeux vidéos…

L’univers de Canardo, c’est le carrefour des mondes (non localisés ou vaguement, non datés, peu modernes) : celui blafard de la basse-cour, duquel est extrait Canardo, celui des humains – infréquentable – qui vient interférer parfois, souvent (le docteur Calhoun, savant fou germanique dans Le Chien debout, Goldoni et Émily dans Noces de brume), le monde fantastique (la mort en vieux bouc puant dans Noces de brume), voire de science-fiction (Un misérable petit tas de secrets, T11), le monde de la mort et du deuil (La Marque de Raspoutine) et celui du désespoir et de la vengeance (La Mort douce).

La Mort douce, Benoit Sokal (Casterman, 1983, 46 pages, 35 francs, sic, 11€50 aujourd’hui)

Un monde peuplé de personnages secondaires qui font le sel des aventures : Freddo, gros rat tenant le bar, domicile et bureau de Canardo, le chat Raspoutine, méchant russe sanguinaire, Bronx l’ours simplet qui devient une bête de mort quand on lui chante Lili Marlène, Clara, la cigogne, son amante de jeunesse, (qui s’éloignent dès qu’ils se rencontrent), Carmen, jeuen chienne révolutionnaire, l’inspecteur Garenni, un lapin idiot, bas du râble (qui sauve la vie de Canardo dans le T17 : Une bourgeoise fatale), doc Faty, le chien obèse, médecin légiste et le clan du Grand-Duché de Belgambourgk, dont la chienne grande-duchesse confie à Canardo (T23 : Mort sur le lac) qu’elle ne l’a choisi que parce que les A, dans les pages jaunes, « c’est malhonnêtes qui bidouillent leur nom de leur petite entreprise pour être parmi les premiers cités » et « les B sont ceux qu’ont pas osé employer le A » , alors « les C, c’est bien. »

Un bien beau bestiaire complété par des animaux sans qualité anthropomorphique mais doué de parole comme l’aigle au service de Raspoutine (« Merde ! Je suis en retard ! ») qui sauvera Canardo dans le T2 ou les chevaux (« Désolé… J’suis pas en service ! », T2) ou des animaux on anthropomorphiques et sans parole comme le lapin qui inaugure la série (T1) et finit dans l’estomac du chien Fernand.

Canardo, c’est la conscience de classe évidente, il sait qu’il n’est qu’un personnage de BD, un héros, certes, mais un héros looser (« Je suis un héros », dernière case de La Mort douce, voir illustration plus haut). Chez Canardo, c’est surtout le passé qui ressurgit et chamboule présent, le retour du refoulé, les tréteaux des exploités, la misère galopante, chaque enquête l’enfonce plus profond. L’univers de Canardo, c’est une humanité qui grouille, à poils et à plumes… qui nous rappelle vaguement la nôtre… et une autre…

Noir canard ou jaune panthère

Un privé animal dans un monde anthropomorphique, ça vous parle surement. On passe alors du canard au chat/à la panthère, du jaune au noir, du bec aux yeux, des palmes aux griffes, de Canardo (Casterman) à Blacksad (Dargaud), de Benoit Sokal à Canales Juan Diaz et Guarnido Juanjo.

Blacksad, le succès de Dargaud est plus réaliste que Canardo et pourtant on n’y croise aucun être humain. Scénarios et dessins sont plus réalistes et respectueux des codes quand Canardo use les poncifs du « genre que nous aimons« . Blacksad, ancien gamin des rues, a fait la guerre en Europe et en est revenu marqué, est privé et porte lui aussi imper, cravate noire et chemise blanche. Il vit, lui, dans un lieu réel, aux États-Unis d’Amérique (pas d’Amerzone, de Belgambourg ou de Koudouland) dans les années 50. Il y a, contrairement à Canardo, un bureau : « Parfois, quand j’entre dans mon bureau, j’ai l’impression de marcher dans les ruines d’une ancienne civilisation (…) les vestiges de l’être civilisé que je fus jadis. » (T1 : Quelque part entre les ombres) et lui aussi doit faire face à un amour de jeunesse mais mort. Il va marcher dès lors « dans un chemin du côté le plus sombre de la vie… ». Et aller au bout de son enquête sans trop de dommages si ce n’est celui de son amour perdu grâce à Smirnov, le commissaire chien-loup, un allié dans la maison qui n’hésite pas à faire appel à Blacksad quand il a les mains liées…

Artic-Nation, le tome 2 (mon préféré) évoque le racisme et l’enfance. Il y fait la rencontre d’un personnage qui va devenir récurrent, Weekly, fouine reporter dans un journal people », cuieux, malin et peu soigné, c’est un adjoint solide sur lequel Blacksad peut compter (il lui sauve la vie dans le T2). Âme rouge, le troisième tome, fleure bon la guerre froide, l’espionnage et le milieu de la création. Blacksad y rencontre l’écrivaine Alma Mayer (une chatte très humaine) dont il tombe éperdument amoureux…

Le 4ème tome, L’enfer, le silence, se passe à La Nouvelle-Orléans et, visuellement, c’est flamboyant, hallucinant comme la drogue qui en est l’héroïne évidente. Et musical, jazz of corse. Dédicacé à J.E. Berendt et W. Claxton (Jazzlife).

Blacksad, Diaz Canales et Guarnido, tome 4 : L’enfer, le silence, Dargaud, 56 pages, 2010, 14€50

Amarillo, tome 5, ouvre les acides de la beat-generation et narre l’histoire du manuscrit perdu avec en héros Kerouac (le lion Chad), Burroughs (le flamant rose Billy) et Ginsberg (le bison Abe) et en femme fatale, Luanne, la chatte, assistante de Tchang, le lanceur de couteaux. Sans doute une des histoires les moins originales mais les plus graphiquement réussi, très cinématographe.

Dernier tome sorti, le tome 6 : Alors, tout tombe (première partie) n’est qu’un avant-goût d’une histoire dans laquelle Blacksad doit protéger le président d’un syndicat des dents de la Mafia. Une histoire qui prend racine à New-York en nous annonçant, dans les dernières pages, le retour d’une héroïne…

Les auteurs, Juan Diaz Canales et Juanjo Guarnido, ont semble-t-il été influencé par le cinéma (Le Faucon maltais, Angel heart…), le jazz et les aventures de l’inspecteur John Chatterton d’Yvan Pommeaux et son chat noir détective privé dans les années 1950-190 et crée dans les années 1990. Et ils semblent connaître Canardo* mais s’en éloigner car : «C’est une approche totalement différente. Canardo monte à cheval, par exemple, ce qui impossible dans Blacksad** et, c’est vrai qu’il n’y aucun humain dans Blacksad.

* Ils ne disent rien en revanche de Le Polar de Renard de Imbar et Hubert… datant de 1979…

** http://www.slate.fr/story/80395/blacksade

Mais dans Canardo comme dans Blacksad, on trouve la même jubilation à donner aux personnage une peau d’animal propre à leur caractère, leur situation sociale, et à ancrer les histoires dans le sombre, le noir, ce noir que Connolly (voir Lettre C, partie 3) qualifie de noir impénétrable : « là où le noir devenait presque trop noir pour qu’un regard le pénètre » (Tout ce qui meurt, John Connolly, Pocket n°11525, page 234, 2002, 8€30). Il faut donc lire Canardo comme Blacksad, comme les répliques sombres de notre monde mais qui peuvent nous permettre, grâce à un pas de côté, de nous retrouver en plein soleil. Et sans boire !

Le Chien debout, Benoit Sokal, Casterman, 4ème de couverture (1981, 45 pages, 35 francs, sic, 11€50 aujourd’hui)

Blacksad (chez Dargaud) :

Pour les fans

Les enquêtes de l’inspecteur Canardo (merci à Bédéthèque.com) :

L’auteur, Benoit Sokal, qui est devenu concepteur de jeux vidéos (L’Amerzone, Sybéria…), est décédé en 2021.

Cette fille est dangereuse (Sylvie Granotier)

ohabiter consiste à accepter l’idée de l’autre chez soi. Ce qui n’est pas toujours facile.

La fille qui se réveille dans cette « chambre, lavabo bleu pâle, bidet assorti, papier mural à motifs géométriques orange, porte, clé dans la serrure avec sphère métallique numérotée, battant de placard entrouvert, tables de nuit dépareillées, fenêtre aux rideaux marron ouverts sur un jour ensoleillé » ne comprend pas ce qu’elle fait dans cet hôtel. « Madame Maurier ? Le petit-déjeuner est servi jusqu’à neuf heures seulement » dit le téléphone avec une voix de fille « cassée et douce ». Madame Maurier ? « – Marie, c’est toi ? » dit le téléphone avec une voix d’homme « basse, étonnée » quand elle répond : « Marie, c’est moi ? » Mme Maurier ? Marie ? n’a pas le temps de faire le tour de son identité que « son pied bute sur un obstacle » (…) : « deux jambes d’hommes bizarrement repliées qui obstruaient l’espace ouvert sous son lit. » Elle fuit en faisant le ménage et en enfournant le tout dans une taie d’oreiller. Choquée, elle retrouve peu à peu ses sensations, patauge dans le sang et le vomi, et ses souvenirs : Robert et son couteau qui monte et descend, Franck « aux yeux de porcelet fouineur » et le deal : « des photos, des photos compromettantes. » alors elle fuit, un solitaire au doigt, en faisant un bras d’honneur à la patronne de l’hôtel.

« Marie somnolait à moitié, je me laissai bercer à mon tour (…) et la rejoignis dans sa rêverie (…). »

L’autre fille, c’est Samantha, « ne pas confondre svp », la vigilante : « j’étais sûre que [Marie] n’avait pas fait un tour complet de la chambre d’hôtel et il allait falloir se débarrasser des affaires du type. » Samantha est là « pour réparer les dégâts » de « Marie qui n’existe que pour rigoler, pour bêtiser, pour défoncer les interdits. » Elle essaye mais n ‘y arrive pas toujours, tiens, par exemple, Marie refuse d’enlever « la bagouze à madame Maurier » qui est « à elle ».

Les voilà de retour à la planque de Robert et Franck et tout revient à Marie, le meurtre, le verre, le médicament pour la calmer, méfiante, elle se met les doigts dans la gorge mais s’endort. « Accusée et morte normalement« . Mais innocente et vivante en fait. Samantha l’aide, évidemment. « Elle a l’habitude avec elle. Il faut enfoncer le clou profond avant qu’il n’atteigne la petite boule d’intelligence enfouie sous les replis inutiles de sa naïveté. »

Et la vengeance est enclenchée : « Mon plan commençait à se préciser. »

Cette fille est dangereuse, Sylvie Granotier, une nouvelle que l’on retrouve chez Albin Michel en grand format ou au Livre de poche en petit (prix)

« Les cruches, ça mijote pas, ça se vide par où ça s’est rempli. »

Il va falloir enfoncer le clou profond pendant de nombreuses pages avant qu’il n’atteigne la petite boule d’intelligence enfouie sous les replis inutiles de notre crédulité. C’est là le talent de Sylvie Granotier. Une histoire confuse clairsemée d’éclats de vérité qui s’illumine quand on la regarde avec les yeux de la réalité. Plus on avance, plus on comprend, plus on comprend, plus on s’égare entre les deux couples Marie/Samantha et Robert/Franck et on est troublée quand Luisa se réveille…

La gouaille (le mot juste et cru au bon moment) de Sylvie Granotier fait mirage ici, les formules tintent aux yeux, les dialogues touchent l’âme dans « cette histoire absurde » et le récit terminé, on n’a qu’une hâte, le relire pour se faire avoir une nouvelle fois ou repérer les mécanismes du tour, où est sont passés le lapin et le pigeon ? « Nous allions disparaître » semblent-ils dire tous les deux. « – Peut-être. – Bon ». Tout est dit.

Et la réalité est enclenchée.

La police recherche alors « une jeune fille blonde d’environ dix-huit ans, s’appelant Samantha »… Pas de trace de Marie… « Luisa leva la tête en souriant ».

Cette fille est dangereuse est le numéro 8 (et le dernier) de la collection Zèbres de La Loupiote couplé avec Drôles d’oiseaux de Thierry Camus (voir lettre D). Il vaut le détour et la lecture. Vous m’en lirez tant.

Chuchoteur (Le) (Donato Carrisi)

hut. Le chroniqueur noir ne l’avoue qu’à voix basse, il a une faiblesse pour le frilleur, comme il a horreur du lait et, pourtant, un soir d’été étouffant, ça lui prend, il s’en sert un verre, il sait pourquoi il n’aime pas ça mais il le boit quand même.

Le Chuchoteur de Donato Carrisi, c’est un peu ça. Je sais ce que je vais lire et que cela ne risque pas de me surprendre ou m’étonner mais je ne peux m’empêcher de. Et d’un autre côté, à aucun moment, je ne me permettrai de juger qu’il n’a que le mérite de nous tenir en haleine, car c’est déjà beaucoup et c’est un talent. Mais sans génie, ça chauffe, ça ne bout pas. Et on a l’étrange sensation de découvrir l’eau tiède.

À la fin, il n’en reste pas grand-chose ou peu si ce n’est le souvenir de l’avoir lu. La machination est huilée, on est allé au bout, on a voulu savoir. Car le récit hameçonne, l’écriture est professionnelle, les ficelles certes pas grossières, ne sont pas invisibles non plus, et les rebondissements permettent à l’intrigue de rebondir et, surprenant, surprennent. Bien que ça ne se situe nulle part, même si l’auteur est italien, et c’est déroutant tant on est habitué que l’histoire soit ancrée dans un territoire, dans la peau d’habitants du terroir, histoire en fond, avec la géographie climatique qui va avec, relief et végétation comprises, mais ce n’est pas pour me déplaire, j’ai horreur de lire un roman qui, par moments, se prend pour un plan d’un guide touristique. Vous savez ceux qui vous disent : « En repartant, je ne pus cependant m’empêcher de descendre un peu plus bas, jusqu’à Black Point Road puis Ferry Road, après la boutique de sandwiches White Caps. À ma gauche se trouvait le parcours de golf, à ma droite les résidences d’été, et j’avais devant moi le parking… »* Évidemment, si la scène se passe ailleurs qu’aux States, ça fait plus cheap and crépon : « En repartant, je ne pus cependant m’empêcher de monter un peu plus haut, jusqu’à la Raybaudière puis la Monnerie, après le champ de maïs de Fernand Raudureau. À ma gauche se trouvait la remise à Marcel, à ma droite, la cave à Mimile, et j’avais devant moi les clapiers à lapins de la mère Angèle. » Ha ! Vous voyez ? Ça fait tout de suite moins rêver le guide du routard vendéen que les grands espaces boisés du Maine… Au moins, Carrisi nous épargne cela.

* Extrait de Laissez toute espérance de John Connolly qui est un grand romancier même si… C’est Westlake, qui, je ne sais plus dans quel livre, se moque, à travers un personnage, de cette pénible habitude qu’ont les écrivains ricains (notamment) ou les gens à expliquer absolument leur itinéraire comme si cela intéressait tout le monde…

Dans cinq fosses, on déterre cinq bras gauches d’enfants. Qui doivent appartenir aux cinq fillettes disparues. Le problème, c’est qu’on retrouve six bras. Ça c’est le teaser de tout bon thrilleur, du sang, un serial killer (à qui on attribue le nom d’Albert, assez original) qui a toujours un coup d’avance, un mode opératoire mystérieux (hein oui pourquo le bars gauche ?) et une équipe d’enquêteurs un peu space (Goran Gavila et son équipe où chacun chacune a l’air de détenir un lourd secret) dans laquelle intervient un élément étranger (Mila Vazquez). Et roule les péripéties dans lesquelles on trouvera évidemment la trahison, la surprise, l’étonnement, la résolution, l’arrestation d’un coupable innocenté par un nouvel assassinat, utilisation de profilers, de médiums et hypnotiseurs (ben oui, quand on est dans la panade, on prend ce qu’on trouve), message du tueur aux forces de police, jeu chasseur proie, victime bourreau etc. Évidemment, c’est une histoire inspirée de faits réels (comme si cela donnait au récit une once de crédibilité… Jack Taylor (voir Lettre B, partie 2) a plus d’importance dans ma vie que Donald Trump).

On navigue à crue entre codes et poncifs. Difficile de s’y dépêtrer. Mais difficile de lâcher l’affaire. C’est comme le sparadrap sur le doigt du capitaine Haddock.

Sans être de composition normande (le Vendéen* aime son département qui est le seul à être une région selon le mot de Clemenceau – hé non, il y des coquilles partout mais pas là, il n’y a pas d’accent aigu sur le premier e de Clemenceau qui se prononce é), je ne sais quoi en penser. J’hésite entre l’envie de garder le livre du côté de ceux qui ont le mérite de m’avoir fait passer un bon moment et l’évidence de classer le titre parmi les thrillers moulés à l’aulne de l’attente des lecteurs avec ce côté fabriqué à la recette du déjà vu avec, quand même, cette curiosité de lire la « suite »… car il a comme un goût de retournésie**.

D’ailleurs, qu’y a-t-il sur ma PAL (Pile A Lire) ? Devinez…

* J’ai ce côté Pascal Garnier en moi, voyou chez les snobs et snob chez les voyous, je défends la Vendée quand on l’attaque (ce qui est courant) et l’attaque quand on la loue (ce qui est rare)…

** Un peu comme le cassoulet en boîte que l’on mange un dimanche soir parce qu’on a rien d’autre, à même la boîte, parce qu’on est seul, en se disant que c’est rudement bon quand même, plus convaincant que convaincu… (c’est une idée – que je pique – développée par François Cavanna et reprise par Pierre Desproges.)

Chute

omment ne pas en parler quand on parle de polar ? La fin ou la chute* (est-ce vraiment la même chose ? – voir Excipit/Incipit, Lettres E/I**) est un moment, si ce n’est LE moment que l’on attend, que l’on retient. En y réfléchissant, il est, je crois, des chutes de cinq natures : la chute tea time, la chute case départ, la chute future, la chute finale et la non chute.

* Et, corollaire de la première question, une deuxième s’impose : comment en parler sans divulgâcher (ou spoiler pour les moins québécois d’entre-nous) ? Pas facile de tenir le curseur entre ne rien dire et tout dévoiler…

** Marion François, Le début et la fin dans le roman policier : variations sur un strip tease

Le polar est un stip tease littéraire (selon Philippe Hamon, Clausules)

La chute tea time est la chute classique. Celle qui permet au lecteur de faire le point sur l’intrigue et à l’enquêteur de montrer l’étendue de son talent. Ce dernier réunit dans le salon, si possible à l’heure du thé (ça m’arrangerait pour ma démonstration), tous les suspects possibles y compris celui auquel, lecteur, on ne pense pas et qu’on n’aurait pas, de toute façon, inscrit sur la liste si on nous avait donné la possibilité de le faire, de même que celle à laquelle, lectrice, on ne comprend pas ce qu’elle fait là, c’est forcément une erreur, pas elle, non. Et, à la suite d’une interminable argumentation, et après avoir accusé un tel ou une telle puis les avoir innocentés, désigner, d’un doigt affublé d’un ongle dans lequel brille l’assurance, le ou la coupable. Et toc, au choix, après avoir joué l’étonnement, l’incompréhension, la colère, il s’effondre, elle s’enfuit, il avoue, elle se suicide. Nom d’un Poirot, bon sang, mais c’est bien sûr ! C’est la fin obligée du whodunit, du kilafé, du roman cluedo, du rompol, peu importe comment on le nomme. Le masque est tombé, la plume a gagné, mémé Agatha en a construites des palanquées pour Hercule Poirot et Miss Marple et ainsi a conduit des collègues vers cette recette finale.

La chute case départ est celle qui, sur le tard, voire à la fin du roman, glisse presque innocemment un détail qui prend une ampleur telle qu’il remet en cause toute la lecture de votre roman ; il éclaire le récit d’un autre jour et vous oblige presque à relire le livre pour voire où et comment vous vous êtes fait avoir. Les exemples qui me viennent sous le clavier (à l’instant où je sue sang et sueur pour vous intéresser à ce que j’écris après avoir mis un temps certain à m’intéresser moi-même) sont ceux de Denis Lehane et son Shutter Island (2003, traduit par Isabelle Maillet, Rivages) et La Planète des singes de Pierre Boulle (Julliard/Pocket). C’est tellement fort et étonnant qu’on n’y croit pas, dans un premier temps, on croit à une entourloupe scénaristique, à un coup de baguette magique dans l’eau de l’écrivain et, dans un deuxième temps, waou, on fait comme si on y croyait, on assume le simple fait de s’être fait avoir et balader. Et là, dans un troisième et dernier temps, on relit pour comprendre et on se dit alors que tout était là, disséminé, agencé parfaitement et qu’on n’a rien vu. Alors là, on enlève son chapeau et on le bouffe. Une version moins bluffante mais plus désespérante de la chute case départ, moins figurée, plus propre, est employée par certains pour expliquer que le récit n’a quasiment rien apporté à la situation du personnage, je pense à Sans espoir de retour de Goodis (Série noire n°288), traduit par Henri Robillot : « Ils étaient, tous les trois, assis sur le trottoir » (incipit), « Ils traversèrent la rue tous les trois et s’assirent sur le trottoir… » (avant-dernière page)* ou Un privé à Babylone de Richard Brautigan, traduit par Marc Chenétier (10/18) : « … j’en étais revenu à mon point de départ. Avec la seule différence que ce matin-là, au réveil, je n’avais pas un cadavre dans mon réfrigérateur. »

* si ce n’est qu’avant ils cherchent un moyen de trouver de l’alcool et qu’à la fin, « ils se passaient la bouteille à la ronde »

La chute future est celle qui, une fois la conclusion écrite et lue, se permet de vous annoncer, dans un texte ramassé à sa plus simple version informative ce qu’il va (ou est) arriver (arrivé) aux personnages de cette histoire. Une façon d’ancrer le récit dans un futur non écrit et qui ne le sera pas puisque l’auteur le dévoile crument. Il prolonge la lecture en laissant l’imagination combler les interstices, la raison se faire à un futur à l’aulne du présent tout juste passé donc du passé dont le présent n’est plus que la jeunesse enfuie, et la satisfaction d’avoir cerné non pas une histoire mais le pan entier de l’histoire, avant, pendant, après et de boucler la boucle. C’est une fin très cinématographique*, très d’après une histoire vraie ou inspiré de faits réels ou le pendant inversé de si vous avez manqué le début qui se traduirait par si vous voulez vraiment savoir la fin… Avec des variations pudiques comme la dernière aventure (L’homme inquiet, traduit par Anna Gibson, Seuil) de Wallander, le policier de Hennig Mankell : « Et, peu à peu, Kurt Wallander disparut dans une obscurité qui l’expédierait quelques années plus tard définitivement dans l’univers vide qui a pour nom Alzheimer. Après il n’y a plus rien. Le récit sur Kurt Wallander s’arrête. Les années qu’il lui reste à vivre, peut-être une dizaine, peut-être davantage, n’appartiennent qu’à lui. À lui et à Linda, à lui et à Klara, et à personne d’autre. »

* Je ne sais pourquoi je pense à Six feet under, qui, même si la mort en est le thème central, n’est pas affilié au « genre que nous aimons » mais il faut que je l’écrive.

La chute finale relève du chef d’œuvre, de la cerise sur le gâteau (le gâteux aurait dit Jean-Jacques Reboux, qui nous manque tant et que nous avons tant aimés avec ses coups de stylos vengeurs et ses diatribes énervées contre les énervants), du nec plus ultra. C’est, je crois, à cette chute que Pierre Lemaître fait allusion dans sa notule Spoiler, page 676 du Dictionnaire Amoureux du Polar (Plon) quand il écrit : « Esthétiquement, l’idéal serait qu[e] le dernier mot de la dernière phrase soit (…) une surprise. » L’idée, vous l’aurez compris, est de bluffer le lecteur en l’impressionnant le plus tard possible sans avoir besoin d’explications qui ne pourront avoir lieu durant l’ultime chapitre puisque ce sont les dernières lignes, voire le dernier mot. « Cette fin d’empreinte d’élégance formelle, je tente désespérément de m’en approcher. Dans Trois jours et une vie, la dernière surprise survient neuf mots* avant la dernière ligne. » Vous verrez, si vous en êtes la victime, ça fait son impression. Et que dire de La Bête et la belle ou La Bataille des Buttes Chaumont (voir Lettre B, partie 1) de Thierry Jonquet ?

* « C’est encore neuf de trop, direz-vous. Et vous aurez raison. » PL

« Le roman policier idéal serait celui qu’on lirait même en sachant qu’il manque le dernier chapitre » (Raymond Chandler, « L’Art simple d’assassiner », dans Autopsies du roman policier, Uri Eisenzweig, 10/18)

La non chute peut être frustrante, comme un avion sans aile, pour l’amateur conservateur, voire rebutante pour l’amatrice de sensation. Elle apparaît parfois comme un vol, voire comme un foutage de gueule. Car, il faut bien le reconnaître, une non chute est tout simplement l’idée qu’il n’y a pas de chute, que vous auriez pu vous arrêter dix pages avant et que cela n’aurait rien changé (voire rajouter dix pages de plus sur le même tempo). Grossière erreur. S’il n’y pas de chute, c’est qu’il n’y en a pas l’impérieuse nécessité, l’intérêt vital. L’idée c’est que le cœur du récit, c’est le récit lui-même, comme l’intérêt du voyage, ce n’est pas la destination finale mais le voyage lui-même, l’itinéraire et les moyens d’y parvenir. Une non chute est donc une chute qui brille par son absence volontaire, mieux, par son refus de la chute. Elle provient d’une exigence : celle de refuser le code poncifisé à l’outrance. Le déjà-vu comme un tout-le-temps-vu. L’idée simple que l’histoire ne se termine presque jamais sur une démonstration petit doigt levé au-dessus d’une cup of tea, un coup du sort, une surprise ou la vision de votre vie qui défile jusqu’à votre fin. Non, l’histoire, toute histoire, le plus souvent se délite, se dépiaute, se fond et on n’en a pas toujours l’explication. Car, vous le savez, la vie n’est pas un whodunit, ni un thriller ou un roman policer, non, la vie est un roman noir. Comme dans les romans de Bruen, Dessaint ou la BD de Mertens, Nettoyage à sec. Dans cette catégorie, on peut classer quelques OVNIs littéraires comme celui de Pierre Siniac qui va proposer au lecteur, à la lectrice, dans Le secret de l’étrangleur – illustré par Tardi – plusieurs fins possibles pour un même récit, une même énigme… ou encore les romans qui, une suite étant prévue, ne se terminent volontairement pas pour vous hameçonner, pour être certain que vous serez au rendez-vous dans le tome suivant. Addictif et énervant.

Évidemment, cette classification, j’adore classer… et déclasser, peut être chamboulée et certains auteurs arrivent à juguler la lectrice, à époustoufler le lecteur en mariant deux chutes possibles comme la chute finale et la chute case départ (Willeford, Une fille facile). Là, on peine à respirer.

Et, of course, vous pouvez balancer une bombe* dans cette classification en arguant qu’une fin est une fin parmi d’autres et qu’aucune n’est identique et que vous en avez vraiment marre des gens, qui, comme moi, s’amusent à mettre les livres dans des cases. Et je vous dirais, comme le maître, vous avez raison.

* Ça, c’est une chute explosive…

Ce qu’il faut attendre de la suite

…prochain épisode le 1er août 2022 (Lettre C, deuxième partie)…

Bien installé dans le fauteuil en cuir, vous pourrez lire, le mois prochain, sous Couvert des arrivages et des Commandes :

Classer, déClasser

Codes et ponCifs

Condor (Le) (Stig Holmas)

Connelly (MiChael)

et si la Covid ne nous embrume pas, la lettre C, troisième et dernière partie sera au rendez-vous le 1er septembre, avec la Contribution de Pierre Faverolle (pour John Connolly) auteur du blog Blacknovel1.

François Braud

merci à Vali Izquierdo pour sa Contribution alphabétiC, qui, quand elle ne dessine pas enfile des perles avec talent, voyez plutôt.

papier écrit en écoutant Charlélie Couture, Poèmes rock, L’histoire du loup dans la bergerie (dernier titre cité de cet album dans ce post, saurez-vous retrouver les autres ?).

Oui, je sais, il y avait C. Jérôme, mais bon…

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