Un autre regard

Lire est un acte volontaire de forfaiture : il vous fait abandonner la fiction du réel pour se plonger dans le réel de la fiction*.

* Si la vérité n’est pas dans les livres, alors je ne vois pas où la trouver.

Vous n‘avez rien contre les jeunes ? est une rubrique alimentant la simple idée que la littérature jeunesse regorge de talents. Ce qui n’est pas gagné. De convaincre, je veux dire. Modestement, « ce genre que nous aimons » ou « notre objet de passion » a des serviteurs qui déploient des trésors et des talents pour pervertir notre belle jeunesse que je vais essayer de dénoncer et vous mettre sous les yeux – je vous aurais prévenus. FB

Au menu aujourd’hui, deux (prévoir plus en fonction de l’appétit) romans noir jeunesse de la collection Faction, dirigée par Clémentine Thiébault, chez In8 : Eye track de Sébastien Rutès et L’Enfer de Marin Ledun.

Dans la même veine : Des poings dans le ventreBenjamin Desmares, Le Rouergue, doado noir, 77 pages, 2017, 8€70, à lire ici.

Faction est une nouvelle collection polar jeunesse éditée par In8 et dirigée par Clémentine Thiébault*. Petit format 12×18, petit prix, 8€90 mais grande qualité. Et pas de vagues historiettes à énigme résolues par de jeunes adolescent(e)s sur le principe de l’identification cher aux masses éditoriales régies par la loi 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. Non, ce sont des romans noirs pour les 12-14 ans qui parlent sans fard du monde, de son état, de ses colères.

* Auteure de En votre intime conviction (Robert Laffont) – critique à venir…

Lisez plutôt.

« Ce qu’on veut que tu voies »

Eye track de Sébastien Rutès (l’auteur du souffle fiévreux qu’est Mictlan) est une dystopie de 2042 dans une société contrôlée par des œillères, les Eye track, lunettes filtrant et masquant le réel, « tout est fake » où l’on « te montre ce qu’on veut que tu voies ».

Margaux, femen, Lucas, journaliste photographe et Romain flic dont les destins se croisent en 2019 dans une manifestation : « Margaux qui roule par terre sous un CRS. Le type ne se gêne pas, cogne, met ses mains où il ne devrait pas. Gant noir sur sein nu. » Le produit de la rencontre produit l’événement : « Margaux hurle. Lucas mitraille. Romain tire. » Chacun son verbe.

Leurs enfants se retrouvent en 2047. Thémis et Hermès. Thémis, dont le père Romain est objecteur de regard et Hermès, dont le père Lucas est en black out pour avoir transgressé le floutage, sont amis et s’étonnent que la même amitié relie leurs deux géniteurs après ce qui s’est passé en 2019. Lors d’une sortie au musée organisée par Margaux, la mère d’Hermès, tout se brouille au sujet d’une peinture et de son interprétation. La subversion est dans la vérité. « On peut toucher à tout, sauf à l’art… »

La réflexion touche sur la résistance à mener de l’intérieur face à un totalitarisme liberticide et, on voit, si je puis dire, à la lecture, que c’est difficile, quasiment impossible aussi on comprend que le meilleur moment pour lutter contre ce chancre, c’est avant qu’il s’installe. Aujourd’hui. Car après, c’est simple, « ce qui est arrivé n’a [pas] existé », « il ne s’est rien passé ».

Mais, de toute manière, il restera toujours quelque chose d’incontrôlable, c’est l’imagination qui permet de voir tout, même dans le noir. Il suffit pour cela « de garder les yeux grands ouverts sur l’obscurité complète. »

Eye track, Sébastien Rutès, 2021, 101 pages, 8€90

livre reçu en service de presse

Un baiser d’enfer

Le quotidien d’Ahmed : « Le sifflement des moustiques, le grattement de quelque insecte rampant sur les murs, le cri des mammifères nocturnes, le sac et le ressac de l’océan, au-delà des limites du quartier de détention. » Le bagne de Cayenne, sur les îles du Salut, au large de Kourou est gardé par des requins, des gardiens et le désespoir qui ronge le cœur des détenus. Ahmed y est enterré pour avoir bravé le couvre-feu pour un baiser.

Encadré par un vieil homme, Ahmed ne se résout pas à mourir ici mais l’avenir manque de fenêtres si ce n’est celle sur l’océan entraperçu pendant les travaux forcés ou le ciel ouvert des cellules. Cinq ans à tenir. Mais « aucun prisonnier n’est parvenu à survivre davantage ». Aussi l’avenir se décline au menu des requins : du bagnard matin, midi et soir.

Et puis une éclaircie dans ce monde testostéroné. Une fillette, taille fine, visage poupin, une enfant, « huit, peut-être dix ans, pas davantage ». Elle ressemble à sa sœur, Jejiga. Son regard est une porte.

Et puis un jour, elle « laisse tomber à terre ce qui ressemble à un caillou ». Récupérer l’objet va devenir le soleil d’Ahmed, pas celui brûlant de la canicule du jour mais celui du soir apaisant qui annonce la réparation nocturne et prépare à tous les espoirs du futur. Quel est le message qui lui est destiné ?

Avec rudesse, Marin Ledun nous immerge dans cet univers étouffant, suffocant, mais avec délicatesse il nous dévoile la bonté et la beauté qui est en Ahmed comme si ce monde n’était pas fait ni pour nous ni par nous, alors qu’il n’est, c’est évident, pas fait pour eux mais par eux. Le monde ne leur appartient pas même s’ils en ont les codes ou qu’ils contribuent à les dresser, à nous dresser. Mais ne sommes-nous pas tous des cœurs arrachés « de force à cette île maudite » ? Sombre et beau.

L’Enfer, Marin Ledun, 2021, 89 pages, 8€90

livre reçu en service de presse

Du polar armé pour la jeunesse

Le monde du passé ne fait pas plus envie que celui du futur. On ne peut pas dire que Marin Ledun (dont on lira les ZAD sur bbb), pas plus que Sébastien Rutès, n’épargnent leurs lecteurs, leurs lectrices. Ils ne les préservent pas du monde, ils leur donnent des armes pour l’affronter au présent ; ne pas oublier le passé et lutter pour un futur humain.

François Braud

Dans la même collection Faction :

Des rires de hyènes de Marion Brunet

Les Romanichels de Sébastien Gendron

Comme ton père de Gilles Abier

La mer sans le bleu de Rachel Corenblit

papier écrit en écoutant Femi Kuti, One people one world

livres reçus en service de presse, merdi à Josée

2 réflexions sur “Un autre regard

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