Contre dictionnaire amoureux du polar / Lettre G

Attention, vous pénétrez sur un site à prétention littéraire. Vous en connaissez les risques, vous en assumerez les conséquences.*

* Un livre est une promesse. À vous de la tenir…

Ce projet de « Contre dictionnaire amoureux du polar » (CDAP) est un projet à long terme, très long terme. Il se veut un hommage critique au Dictionnaire amoureux du polar (DAP) de Pierre Lemaitre (Plon), lauréat du trophée 813 Maurice Renault récompensant un ouvrage mettant en avant « le genre que nous aimons »*, « notre objet de passion »**. J’ai relevé le défi de bâtir un contre dictionnaire au sien, un codicille ou plutôt un complément, pas qu’une exégèse ni qu’une critique. Ni éloge, ni hagiographie, ni panégyrique, mais pas non plus de pamphlet, de satire, de diatribe. Juste une petite porte entrouverte par l’auteur dans laquelle je me suis engouffré : « Il y aura des oublis impardonnables, des injustices criantes, des jugements contestables, c’est inévitable : c’est un dictionnaire de ce que j’aime, et encore n’ai-je pas pu mettre tout ce que j’aime. » (introduction, page 11). J’ai donc relevé la gageure de combler, de réparer, de contester et, inévitablement, de construire le dictionnaire de ce que j’aime, et encore, sans pouvoir y mettre tout ce que j’aime et avec une difficulté supplémentaire, c’est de ne pas pouvoir (vouloir) revenir en arrière une fois la lettre publiée (pas de vision générale avant la fin). Ce sera le CDAP d’un critique mais aussi celui d’un éditeur (La Loupiote), auteur, directeur de festival (du polar à La Roche-sur-Yon – 85), rédacteur d’une revue (Caïn) et de tous ses souvenirs. Ce sera avant tout le CDAP d’un hannibal lecteur. Chaque lettre donnera lieu à deux parties : une critique des entrées de Pierre Lemaitre et un développement de celles qu’il aurait pu/dû y mettre. Voilà. L’hommage est sincère mais la langue n’est pas de bois. Le maître me pardonnera. FB

* JP Manchette ** JB Pouy

Le CDAP a 1 an !

À qui avez-vous affaire ? bio-biblio-2022

Si vous avez manqué le début… (ne manquez pas la fin au moins…)

C’est déjà du passé…

Lettre A, Partie 1 / Télécharger ? je clique là (ABC du métier (L’) / Alcool / Alibi)

Lettre A, partie 2 / Télécharger ? je clique ici (Amila Meckert / Arme du crime)

INVITÉ La contribution au CDAP : A comme Amila par Didier Daeninckx (auteur de romans noirs : Rions noir, avec Jordan, Creaphis)

Lettre A, partie 3 / Télécharger ? C’est là (Arnaud / Auster / Avis déchéanceAkkouche / Aztèques dansantsWestlake)

Lettre B, partie 1 / Télécharger ? C’est par là (Baronian / Bataille des Buttes-Chaumont (La)Jonquet / Battisti / Bête et la belle (La)Jonquet / Bialot / Bible)

INVITÉ La contribution au CDAP : B comme Battisti par Gérard Lecas (auteur de romans noirs : Deux balles, Jigal)

Lettre B, partie 2 / Télécharger ? Je clique là (Black BlocsMarpeau / Blogs / Brève histoire du roman noir (Une)Pouy / Brouillard au pont de BihacOppel / Bruen)

INVITÉ La contribution au CDAP de Jean-Bernard Pouy (auteur de En attendant Dogo), B comme Bruen.

Lettre C, partie 1 / Télécharger ? Je clique ici (Ça y est, j’ai craquéDessaint / Cadavres ne portent pas de costards (Les) – Reiner / Caïn / Canardo / Cette fille est dangereuseGranotier / Chuchoteur (Le)Carrisi / Chute)

Lettre C, partie 2 / Vous pouvez télécharger le post (Classer/déclasser, Codes et des ponCifs, Condor (Le) Holmas, Michael Connelly)

Lettre C, partie 3 / À télécharger, (John Connolly, Contrat, Cosmix banditosWeisbecker, Coup du bandeau, Couverture (4ème de), Critique, Cuba, Cummins et BACK in ABC).

INVITÉ La contribution au CDAP : C comme Connolly par Pierre Faverolles (blogueur blacknovel1)

Lettre D, partie 1 / Téléchargez ? (Dahlia noir (Le)Ellroy, DamagesKessler, Kessler et Zelman, Del Árbol (Victor), Delestré (Stéfanie), Der des ders (Le) – Daeninckx et DexterLindsay/Manos Jr)

La contribution au CDAP : D comme Dahlia noir (Le)Ellroy – par François Guérif (éditeur Rivages, Gallmeister)

Lettre D, partie 2 / À télécharger, ici (Dicker Joël / Dictionnaire Amoureux du Polar (Le) de Pierre Lemaitre / DILIPO (Le) dirigé par Claude Mesplède / Divulgâcher, Donneur (Le) Akkouche / Doyle (Conan) / Drôles d’oiseaux Camus.

INVITÉ La contribution de Frédéric Prilleux au CDAP (auteur et spécialiste BD polar, blogueur bedepolar) : D comme Dredd (Le Juge)

Lettre E / Cliquez pour télécharger (Edogawa Ranpo, Encrage, É(L’) ou le polar lecture facile et Excipit (et incipit)).

IINVITÉ La Contribution d’Éric Libiot (journaliste écrivain – Clint et moi, On a les héros qu’on mérite) au CDAP avec le E de La Disparition de Perec et Echenoz.

Lettre F / Téléchargez le post (Fanzine, Fausse piste de Crumley, Faux roman policierGrand maitre de Harrison, Festivals, Fight Club de Palahniuk).

Lettre G (1ère partie)

tome 13

SOMMAIRE

1. Le G par Pierre Lemaitre

avec

Le coup de cœur : les éditeurs Gallmeister (Éditions) et Guérif

Le coup de plume : Goncourt (Prix)

Le coup de griffe : Grisham

Le coup de corne de brume : Gamboa

2. Le G par François Braud :

Au programme du G : Gang de la clé à molette (Le) d’Abbey, Gendron, Goodis et contribution de Philippe Claudel (pour Edward Abbey).

G par PL (Pierre Lemaitre)

Le coup de cœur

Deux éditeurs quitte avec la réussite

uidés par le même plaisir de la découverte de nouveaux talents, PL et moi-même misons souvent, outre sur la Série Noire, sur Rivages et Gallmeister. C’est ainsi que l’on trouve, dans le DAP de PL, un véritable coup de cœur pour Oliver Gallmeister et François Guérif (pour ma part, ne pouvant les mettre dans mon CDAP puisqu’ils figurent déjà dans le DAP, j’ai tout de même réussi à leur rendre hommage, si ce n’était pas déjà fait maintes fois – Fausse piste de Crumley pour l’un et Dahlia noir (Le) pour l’autre – en plaçant à la lettre G, Gang de la clef à molette (Le) d’Edward Abbey chez Gallmeister et Gravesend de William Boyle, le n°1000 de Rivages Noir de François Guérif).

« Il y a belle lurette qu’on achète certains romans sans connaître le nom de l’auteur, simplement parce qu’ils sont publiés chez Gallmeister. Quand un éditeur parvient à ce stade, il peut s’estimer quitte avec la réussite. » Gallmeister (Éditions) (pages 251)

« …le plus génial des éditeurs. », « Le maître, c’est Ellroy, mais nous savons tous que le vrai maître, c’est Guérif… » Guérif (page 281)

PL met en évidence le grand talent qu’ont ces hommes à s’effacer devant celui des autres* tant ils ont la qualité de le découvrir parfois avant eux-mêmes.

* PL cite abondamment les auteurs (24) qu’il a mis en avant et ceux dont il a pallié les manques de l’édition française, comme Goodis, qu’il n’inscrit pas dans sa table des matières de son DAP. Je vais rattraper le coup… (voir plus bas).

Le coup de plume

Des écrivains tout court

aranti franco de port. PL ne se cache pas derrière son œuvre, il avance le poitrail découvert et ose évoquer, pages 270 à 272, le Prix Goncourt. On l’attendait au tournant, au risque de lui dire au revoir du bas s’il jamais sautait avec allégresse cette notule-là. Mais il ne se déroge pas, ni se détoge du plus connu des prix, du plus rentable aussi, fier comme un romain d’origine gauloise : « La prestigieuse académie », ça commence comme une hagiographie, « a décerné son prix à des romans historiques (…), des romans psychologiques, intimistes, sociaux, sentimentaux, politiques, sociologiques, mais jamais policiers… », ça passe par un reproche, « … le polar peut conduire à un Goncourt… mais à condition d’en sortir.« , pour se terminer par un coup dans les gencives.

Toutefois, PL est un peu normand : « c’est à la fois juste et injuste. », ne s’oublie pas (« … on adore l’histoire, chez Drouant, ce n’est pas moi qui vais m’en plaire… ») sans se mettre en avant (« … et, non, 2013 n’est pas le bon exemple ! »*) en citant les collègues qui le mériteraient : Romain Slocombe, Joseph Incardona, Yves Ravey, Hervé Le Corre, Marcus Malte, Franck Bouysse**… À quand alors un Goncourt du polar à défaut d’un polar récompensé par le Goncourt ?  » Je pense que le mieux serait quand même un vrai Goncourt. » En attendant le jour, l’année plutôt, où « le Goncourt s’avise que [les auteurs de polars] sont des écrivains… tout court… »

* Vous vexerai-je si je vous informe qu’en 2014 le Prix Goncourt a honoré Pierre Lemaitre pour Au revoir là-haut (Albin Michel, 2013, 566 pages, 22€50, Le Livre de Poche, 2015, 619 pages, 8€70) ?

** Je ne peux qu’approuver ces choix (vous n’avez qu’à cliquer), rêver à ces possibilités et confirmer ces espoirs…

Le coup de griffe

Abdiquer toute ambition littéraire

ravement et tellement égratigné qu’il se demande lui-même pourquoi il l’a mis dans son DAP (pages 274 à 276). Jugez-plutôt : « …écouter [Grisham] est vraiment éprouvant. », « Des gens se débattent avec la pauvreté, Grisham, lui, s’est débattu avec sa rémunération. », mais « il a trouvé la solution : « je fais des chèques à des œuvres caritatives. » C’est magnifique. » Son premier roman « fut un flop commercial… ». Il « décida « d’écrire un roman qui allait vraiment faire vendre ». » « Ce fut La Firme. » Et quand Pollack l’adapte, Grisham « entendit la délicieuse sonnette du tiroir-caisse… » Et ça continue encore et encore comme chante l’autre. On atteint les sommets de la bêtise avec la défense des pauvres « hommes blancs d’une soixantaine d’années qui (…) ont commencé à surfer après avoir trop bu ce soir-là et, en appuyant sur les mauvais boutons, tombent sur de la pédopornographie. » Vous pensez bien que PL se délecte : Ben oui, ils « ont confondu un clic sur « Images d’antilopes au parc de Yellowstone » avec un clic sur « Images de petits garçons sodomisés. » Ça arrive à tout le monde, de se tromper. »

On croit, alors qu’il reste encore une page que PL va se déchaîner mais le professionnel sait se tenir : « Ah oui, ses romans. » Et il en rajoute une couche. La recette Grisham « repose sur un triptyque classique. », voire vertueux : pas de violence, pas de sexe, pas de grossièreté. « Grisham, en trouvant la formule, a abdiqué toute ambition littéraire. »

Alors pourquoi Grisham dans ce dictionnaire ? Rappelez-vous la première chose dont il parle quand il parle de Grisham, il écrit qu’il est éprouvant de l’écouter pas de le lire. Il éreinte en effet plus l’homme que l’écrivain, et, même s’il cogne sur le styliste, il va encenser le raconteur d’histoires : « …ses intrigues sont solides, et bien conduites. » Et il va finir par avouer : « Aussi superficiel que soit le plaisir, c’est un plaisir. » On attend toujours PL au tournant mais il y a bien longtemps qu’il nous a doublés.

Le coup de corne de brume

La suspension d’incrédulité

ourmand jusqu’à mélanger les genres et le styles. C’est qu’aime PL dans [les] romans [de Gambao]. « Gambao est toujours un petit peu à côté. » (pages 252 à 255) Peut-être un peu trop loin de la lumière aussi PL attire les lectures, les lectrices vers cet auteur sud-américain (vous n’imaginiez pas qu’il était né à Mouilleron-le-Captif, si ?) qui n’est pas cubain (ha Cuba, Cuba, Cuba si….) comme son prénom pourrait la laisser supposer mais colombien. Il s’exile en 1985 « pour prendre de la distance avec « l’amour de [sa] famille ». Études, journalisme, diplomatie, il finit par tomber dans la littérature suite à « l’expérience du voyage » dans les années 90. Premier livre paru en France chez Métailié (1999) : Perdre est une question de méthodePerder es cuestión de método (« Le titre, en soi, est déjà tout un programme. »), traduit par Anne-Marie Meunier est un réquisitoire contre la corruption colombienne « et la vacuité des services de police » par « un journaliste enquêteur [,] Victor Silanpa, un obèse sans cesse tourmenté par ses hémorroïdes. » Ça donne envie. Ses romans s’inscrivent dans « une veine très sombre » et réussissent selon le principe de la « suspension d’incrédulité » à hameçonner le lecteur, à entraîner la lectrice à abandonner « son esprit critique au profit du plaisir à suivre [son] histoire. » Pas besoin d’être Coleridge pour comprendre que le bonhomme nous mène par le bout des yeux…

G par FB (François Braud)

ardons-nous bien d’émettre de péremptoires avis car le plus souvent, si PL a pensé à ce que nous avons pensé, et s’il a oublié d’en citer, il a aussi évoqué des noms qui nous étaient étrangers au départ. Son DAP aurait pu être, par définition le CDAP du nôtre. Forcément. Et parmi ses notules du G, on trouve 1 film (Garde à vue), 1 Prix (Goncourt), 2 éditeurs (Gallmeister* et Guérif) et 8 auteurs – neuf avec le tandem – (Gomboa, Garnier, George, Giacometti & Ravenne, Giebel, Granotier, Grisham et Grisolia).

* Ce sont en fait les Éditions Gallmeister qui sont mises à l’honneur mais que seraient-elles sans Oliver Gallmeister ?

J’aurais évoqué Gallmeister et Guérif, évidemment, voir plus haut et sur bbb ; ces maisons d’éditions sont souvent présentes ici de Betty à Whitmer, de Dessaint à Le Corre et c’est bien grâce à leurs fondateurs.

Garde à vue est un film qui stagne en moi et les dialogues n’y sont pas pour rien. Et Lemaitre n’est pas du genre, comme on l’a vue avec Grisham à oublier l’homme derrière l’œuvre aussi n’hésite-t-il pas à tasser grave le dialoguiste le plus cité de France (« Il n’y a que les cons pour citer Audiard, c’est même à ça qu’on les reconnaît. » écrivait – en substance – Jacky Schwartzmann) en ressuscitant son antisémitisme nauséabond (en général, l’antisémitisme est une odeur peu agréable).

Le Goncourt, je ne sais si j’en aurais parlé mais, si ç’avait été le cas, je l’aurais aussi égratigné pour son aveuglement, j’aurais râlé sur ces convives (Claudel en est, il est sur bbb) qui, entre le fromage et la poire, s’aperçoivent des qualités des auteurs noirs que quand ils ne le sont pas/plus. En revanche, j’aurais félicité leur clairvoyance quand ils distinguent des auteurs qui tracent leur sillon loin, parfois, de la gloire et du succès comme Dubois ou Vuillard, récemment, et qui méritaient un gros coup de corne de brume. Je les apprécie tant que ce fut comme si c’est moi qui les couronnais quand ils reçurent leur Goncourt. C’est vrai qu’on juge souvent à l’aune de son goût. Comme les convives.

Je connais George, Giacometti & Ravenne, Giébel, Grisham et Grisolia mais je ne les aurais pas cités : Elizabeth George ne m’emballe guère, sans me tomber des mains, j’avais des aphtes à l’idée de lire les thrillers ésotériques (j’ai pourtant fait des essais avec Dan Brown qui sait tirer des intrigues mais écrit du pied gauche) du duo français Giacometti & Ravenne (mais j’ai depuis fait un effort suite à un cadeau et, je comprends l’engouement et j’y prends même du plaisir), ait été énervé à la lecture d’un Karine Giébel avec une incohérence dont je ne m’explique toujours pas la présence (il faudrait aussi que je m’en souvienne – en serait-ce que du titre* – et que je trouve quelqu’un qui l’ai lu pour qu’on m’explique mais, en général, s’il y a besoin d’une explication de texte ce n’est pas bon signe), John Grisham ne m’a jamais tenté et le film La Firme ennuyé aussi ne vais-je pas changer d’avis à la lecture de la notule de PL (c’est pas joli, je sais, mais si on ne suit pas les critiques, à quoi servent-ils ?**) et Michel Grisolia est dans un coin de ma mémoire (j’y perçois un vieux Livre de poche plutôt flou) et je ne sais même plus si je l’ai lu ou pas… Il faut savoir reconnaitre ses faiblesses, ça les renforce.

* Juste une ombre. L’idée est que la quatrième de couverture est aussi hameçonnante que la lecture du roman décevante…

** Je suis d’autant moins tenté de le(s) lire, de m’y intéresser, de me convaincre de mon erreur que PL les ayant déjà signalés dans son DAP, je ne peux les inclure dans le mien (CDAP) ; ils deviennent, pour un temps, moins urgents que d’autres…

En revanche, on tombe dans l’assurance du connu les certitudes de la qualité avec Pascal Garnier (« voyou chez les snobs et snobs chez les voyous »*) et Granotier.

* La belle expression est de lui, elle est rappelée par PL et je l’avais déjà utilisée.

« Plus j’avance dans la vie, plus je m’éloigne de moi jusqu’au jour où je me perdrai de vue ».

Pascal Garnier, c’est l’empereur du gris, cette brume qui enveloppe le quotidien et les ombres qui le peuplent, ceux qui déraillent doucement depuis toujours, qui cultivent l’accident de parcours et qui sombrent sans que personne ne s’en aperçoive, gonflant les statistiques sociales. « Il y a beaucoup de choses émouvantes en Garnier. » (page 257). Et tant d’autres désespérées a-t-on envie d’ajouter. Et ce sont peut-être les mêmes. J’ai quasiment tout lu et rien que le fait d’en parler là me donne envie de les reprendre, ses livres.  « Qui n’a jamais rêvé de faire un jour place nette, de disparaître, un beau matin ou une sale nuit, sans autre bagage que sa peau sur les os et la malheureuse poignée de souvenirs qui suffit à maintenir tout ça debout ? » (Les Hauts du bas) Un auteur ne meurt que quand on ne le lit plus.

Sylvie Granotier est bien vivante mais il faut la lire quand même. J’ai déjà évoqué dans ce CDAP Cette fille est dangereuse mais son talent court évidemment sur son œuvre dans laquelle l’âme humaine se distord, se scinde et parfois convulse comme ses titres le laissent imaginer : La Rigole du Diable, Sueurs chaudes ou La Place des morts. PL en parle très bien et Alexandre Lous l’a très bien cernée en admettant qu’elle s’intéressait souvent aux « personnalités fluctuantes » (page 272). Quand on l’a lu, on fait partie des fidèles, ça, ça ne fluctue pas.

Santiago Gamboa est le seul inconnu, le seul auteur dont je ne connaissais pas le nom. Un personnage intriguant, « un petit peu à côté » (page 252) selon PL. J’ai fait quelques recherches, ai trouvé des recettes étonnantes et commandé une de ses œuvres (Perdre est une question de méthode). J’espère y goûter très vite et vous en reparler rapidement dans une autre rubrique…

Gang de la clef à molette (Le) d’Edward Abbey

rand livre que Le Gang de la clef à molette (The Monkey Wrech Gang). C’est le premier livre publié (2013) par Oliver Gallmeister (publié en poche – 2017 – dans la collection Totem sous le numéro 69, traduit par l’inévitable et nécessaire Jacques Mailhos). C’est, paraît-il et je le dois à une confession d’Oliver Gallmeister en personne, un livre culte pour Philippe Claudel. Et, enfin, on sait que Big Jim, le grand Jim Harrison, le tenait pour un chef d’œuvre à tel point qu’il s’en serait trop inspiré* pour écrire Un bon jour pour mourir (que j’ai découvert il y a trente ans bien avant de lire Le Gang…) qui m’avait ouvert à l’univers fantastique de ce bon vieux Jim, conseillé par JiBé Pouy himself.

* Dans Côte Côte, sur bbb, c’est un futur article…

Refuser de s’approcher du tracteur, refuser de conduire, aller à vélo

Si certains découvrent l’ampleur du dérèglement climatique, s’étonnent de l’action écocide de l’humain et n’ont pas compris que nous étions entrés définitivement en défonçant la porte dans la période anthropocène, Edward Abbey, lui, avait conscience déjà en 1975 (date d’écriture du livre) de l’immense gâchis passé, actuel et à venir. Il imagine alors un groupe d’insoumis, de révoltés écolos, décidé à réagir face à ce qu’ils considèrent comme une « Machine » à destruction que certains appellent le progrès. Leurs armes : leur résolution à aller au bout, une clef à molette et de la dynamite.

D’abord, lutter contre le progrès de J.F. Glidden quand il a déposé son brevet en 1874. « Un succès fulgurant, ce barbelé. Aujourd’hui, les antilopes meurent par milliers, les mouflons périssent par centaines chaque hiver du haut de l’Alberta au bas de l’Arizona, parce que les clôtures les empêchent d’échapper au blizzard et à la sécheresse. » (page 187) Aussi « (Clac!) », « On peut jamais se tromper quand on coupe des clôtures, disait Smith. » (page 186)

Ensuite, vider les barrages : « C’est une belle pensée, George. Mais ça ne suffit pas. Ils le re-rempliraient. » Alors « on les bourre d’engrais et de gasoil » puis « on fait sauter les charges. » (page 190-191)

Et, pour attaquer le mal à la racine, saboter les projets : « Dévisse le bouchon. Fais pisser l’huile. » « Maintenant, tu peux démarrer les moteurs et les griller bien comme il faut. » (pages 280-283)

« IN MEMORIAM : Ned Ludd« *

* exergue du livre

Mais, évidemment, ce livre est bien plus que l’histoire d’activistes écologistes radicaux, bien plus qu’un livre sur l’amour de la nature, bien plus qu’un plaidoyer pour un autre monde, c’est déjà, en 1975, la conscience qui s’éveille que nous ne sommes pas l’alpha et l’oméga de cette planète, que, non pas non plus que c’était mieux avant* mais que ce sera pire après si on ne fait rien. Je ne sais pas mais ça a comme un goût d’actualité.

* Quoique. Entre Dieu et le pléistocène, on peut se demander…

« L’histoire du Gang s’arrêterait là avec bonheur, n’était un unique détail posthume (c’est-à-dire sorti de terre). » (page 480) Pour ceux qui en veulent un peu plus, il y a une suite : Le Retour du Gang (même auteur, même traducteur, même éditeur, Totem n°91 – 2017) paru en 1990, un an après la mort d’Edward Abbey qui a souhaité que ses restes soient enterrés – illégalement, on ne se refait pas, même sur la fin au dernier moment – dans le désert qu’il aimait tant sans que personne ne sache vraiment où. Lui et la nature. Son épitaphe : « No comment ».

Mais Abbey « yeux écarquillés, cœur sanglant »* – n’est pas mort (comme Hayduke !) puisqu’on le lit encore. Je vous laisse dessus (la lettre R est bien loin)… Chassez les vaches, pas les ours !

* Cortès, Edward Abbey, dans Aux origines de la décroissance : Cinquante penseurs, L’Échappée, 2020

La contribution de Philippe Claudel

Fire on the mountain

Edward Abbey a publié Le Feu sur la montagne aux USA en 1962, l’année de ma naissance. J’y vois comme un signe. Celui d’un compagnonnage et d’une proximité. Nous avons en quelque sorte, ce roman et moi, grandi côte à côte, traversé les mêmes événements, mais il m’aura fallu attendre 2008 pour le découvrir lorsque Oliver Gallmeister l’a fait paraître pour la première fois en français, dans sa maison d’édition à laquelle nous devons tant de découvertes.

Abbey est né en 1927 à une heure de route de Pittsburg, dans la petite ville Indiana – comme l’acteur James Stewart – où le hasard m’a fait donner quelques séminaires universitaires à la fin des années 2000. Il est un des grandes voix de la prise de conscience écologique, qu’il a su transcrire dans des récits de paysages, ainsi que dans des romans burlesques et policiers, comme son célèbre Gang de la clé à molette. Il meurt en 1989, à Tucson (Arizona) loin de sa Pennsylvanie natale, et on le dit enterré en un lieu inconnu, « au cœur d’une solitude bizarre, d’un silence formidable et d’une somptueuse désolation », ainsi qu’il décrivait lui-même le désert et les montagnes d’Arizona et du Nouveau-Mexique. La légende dit aussi que pour épitaphe, il aurait choisi cette simple phrase : « No comment ! »

J’ai lu et relu plusieurs fois Le Feu sur la montagne. C’est l’histoire d’un été. D’un été qu’on pressent être le dernier, qui unit un grand-père vivant seul dans son ranch et son petit-fils qu’il accueille pour les grandes vacances, comme chaque année. L’enfant vient de loin, d’une autre Amérique en quelque sorte, et les semaines passées au pied des monts Sangre de Cristo, dans la chaleur, le vent, l’espace infini, les parfums de poussière et d’hysope, la compagnie et l’amour du grand-père, sont une parenthèse merveilleuse et nourricière. Mais ce bonheur qui tire sa source dans la fréquentation d’une nature élémentaire est menacé par un projet de l’armée qui veut créer sur ces terres une base d’essai de tir de missiles. Le ranch du grand-père est sous le coup d’une mesure d’expropriation. Il doit partir. Mais il ne veut pas partir.

Ce bref roman est donc l’histoire d’un refus, du combat d’un homme isolé et âgé contre une force qui le dépasse considérablement, combat sans espoir mais qu’il va mener jusqu’au bout. C’est aussi une histoire d’amour et d’admiration, de partage et de transmission. C’est encore et surtout peut-être un fabuleux roman de paysage, où le sentiment de nature, dans toutes ses dimensions sensorielles, est rendu de façon saisissante. Peintre parfait de ces territoires, Abbey nous y invite, de l’aube au cœur de la nuit, et nous les rend proches au point que, sans jamais les avoir connus, on peut tout de même les reconnaître.

J’ai longtemps rêvé adapter au cinéma ce roman de désert et de montagne, variation continentale du Vieil homme et la mer. Mon producteur et moi étions sur le point voici douze ans d’en acquérir les droits, qui étaient libres, malgré une première adaptation réalisée en 1981 pour une chaîne de télévision américaine. J’ai finalement renoncé : l’histoire du Feu sur la montagne est une histoire américaine. Il m’était impossible de m’imaginer la transplanter en France, ni même en Europe. Le désert et les montagnes peints par Abbey sont irréductiblement celle du Nouveau-Mexique. Les espaces, les couleurs, le bruit du vent, les senteurs, les crépuscules, les étés, sont ceux du Nouveau-Mexique. Les relations entre les hommes, les gestes, les habitudes, les traditions sont ceux du Nouveau-Mexique. Et quand par exemple un sheriff arrive devant le ranch, après avoir roulé pendant des miles sur une piste défoncée, sort de sa voiture poussiéreuse, pose sa botte sur le sol d’ocre rouge, tandis que le grand-père le regarde venir, assis dans un vieux fauteuil à bascule contre le mur de pisé à l’ombre d’un auvent, tout en tenant sa carabine sur ses genoux – et le lecteur comprend qu’il pourrait s’en servir – il est difficile d’imaginer la même scène avec une estafette de la gendarmerie se garant dans la cour d’une ferme des Cévennes ou d’un hameau de Savoie.

Mieux valait que le roman reste roman. Ou alors qu’un cinéaste américain s’en empare, lui qui a tout à la fois la culture et les paysages.

Dans des festivals où mes propres films étaient sélectionnés, j’ai croisé quelques fois Clint Eastwood, et je lui ai parlé. De cinéma bien entendu, du sien comme metteur en scène, de celui des autres dans lequel il avait joué, et j’ai évoqué aussi Le Feu sur la montagne. Lui disant que ce roman était pour lui : acteur et réalisateur. Vraiment pour lui. Qu’il ferait un formidable grand-père dans cette histoire de grandeur et de solitude, d’espace infini et d’amour qui l’est tout autant. Il m’a demandé de lui raconter l’histoire, ce que j’ai fait. Il m’a écouté, répétant le titre, Fire on the mountain, comme un mantra, en souriant.

Je ne sais pas s’il a fini par trouver le temps de lire le livre. En tout cas, il n’a pas fait le film. Et c’est au lecteur de le faire. C’est peut-être mieux ainsi. Il vous appartient à toutes et à tous : lisez ce roman. Pensez à Eastwood. Vous verrez, c’est un de ses meilleurs rôles, et une de ses meilleures réalisations. Et n’oubliez pas surtout de remercier Edward. Edward Abbey, qui dort depuis longtemps dans sa tombe de sable et de soleil, au pied des Montagnes du sang du Christ.

Car après tout, tout cela est de sa faute.

Philippe Claudel, 11 février 2020

Merci Philippe. FB

Sébastien Gendron

are au bonhomme, rien ne lui fait peur et rien ne l’arrête. Riez et vous l’encouragerez !

J’ai rencontré Sébastien Gendron en sortant mes poubelles. Il sortait les siennes. Ça rapproche. Il faut bien le faire, lâchai-je. À qui le dites-vous, me répondit-il. C’était comme disait Jacques Jamet un temps singulier pour des lieux communs. Ou alors était-ce dans cette marina au bout du monde tropical avec un parasol planté dans un cocktail géant rose bonbon que l’on vidait à l’aide de deux pailles pipelines entre deux considérations sur le dérèglement climatique ? Non, ce devait être dans un festival breton dans l’hiver givré de 2008, par une nuit bleutée par le pétrole ambiant des côtes atlantiques, autour d’un débat sur l’écriture féminine (nous étions côte côte, assis parmi les spectateurs – aucune femme ne s’intéresse à cette problématique)… Je ne sais plus. Toujours est-il que je le connais si bien depuis Le Tri sélectif des ordures qu’il me semble l’avoir toujours connu.

En Relisant Ta Lettre

C’en est ainsi des auteurs que leur folie nous rend proche, comme ce sacré Sébastien, tu sais pas ce qu’il a encore inventé ? Ce qui nous surprend, c’est qu’il nous surprenne encore.

Sébastien Gendron, vous l’aurez compris, n’est pas un garçon très sérieux. Alors qu’il menait jusque-là une vie banale, qui lui pesait certainement au lu de ce que l’on écrit de lui sur le rabat de la couverture, il est soudainement – c’est une figure de style – pris de folie – en effet, ces choses-là viennent cauteleusement, tout le monde le sait – il se met à écrire un roman. Inquiétant, non ? Et encore, eut-il écrit un roman fleurant bon le terroir dont il est issu ou une abracadabrantesque histoire de jeunes chiraquiens à Mouilleron-le-Captif, on l’eût pardonné, mais le bougre se met à taper dans le polar, burlesque en plus, est-ce bien sérieux ? La réponse est non. Et c’est tant mieux pour nous, pauvres lecteurs abreuvés de thrilleurs ricains ou de sagas nordiques, que de tomber sur un livre scotchant que Le tri sélectif des ordures, recyclé avec talent par Bernard Pascuito éditeur.

Il aurait pu prénommer son héros Johnny mais il a préféré Dick. Chacun ses goûts. Pour le nommer, il a pensé à Lapelouse. Pourquoi a-t-il ignoré, voire rejeté Wittgenstein ? Peut-être s’endormait-il en cours de philo… Toujours est-il que le héros narrateur se présente ainsi : « Je m’appelle Dick Lapelouse. J’ai quarante-deux ans ». On reste sur le cul. « Des trucs pas croyables, j’en ai vu des palettes entières. Des machins à la con, j’en ai fait assez pour meubler quatre fois la vie d’une tortue des Galápagos ». On tombe encore plus bas. Trucs, machins, le gars, il a du vocabulaire, il a dû dormir à côté du radiateur avec pour voisin Vermot. « À un moment donné, j’ai même fait détective privé, tellement les propositions d’orientation me déprimaient ». L’a pas vu la Psy EN (= COP pour les plus de 20 ans) non plus. « Mais les histoires de garces et de chats perdus m’ont fatigué dès la deuxième saison. Alors, j’ai monté mon bizness ».

Et c’est là que tout dérape et le lecteur de se gondoler.

Dick Lapelouze décide de devenir tueur à gages et propose le marché au public à un prix défiant toute concurrence : « Un catalogue (…) pas moins. Avec plages plastifiées, nomenclature simplifiée, grille de tarifs HT, TVA, TTC. Je suis un homme d’exercices et de variété et je propose pas moins de quarante-quatre options, toutes accompagnées d’un complément de mise à disposition du décès – pudique terminologie que j’emploie pour désigner les divers moyens de faire disparaître des corps (ensevelissement dans coffret de béton, broyage en usine, abandon sur la voie publique après extirpation de la dentition et des globes oculaires, etc.). Vous imaginez bien (…) qu’en peu de temps j’aurai acquis un sérieux fonds de commerce ». Ce discours libéral est tenu à un banquier, il faut bien un petit capital pour démarrer. Et quand ce dernier lui oppose les risques d’une telle illégalité et ses conséquences fâcheuses, Dick a tout prévu : « Mon bureau sera équipé d’un pointu système vidéo qui me permettra de filmer la totalité des entretiens qui s’y dérouleront. (…) S’il [le client] me dénonce aux forces de l’ordre, je n’ai qu’à remettre, via mon avocat, la bande de l’entretien préalable qui l’incrimine autant que moi, si ce n’est plus (…) ». Et le banquier, quasi épaté : « Bien, je vais monter le dossier et je vous rappelle d’ici trois semaines ».

On se prend à penser au privé de Brautigan, en plus cynique, Babylone est loin, ici, on reste franchouillard, et l’on s’en félicite. Enfin, un auteur qui se prend au sérieux avec humour et qui nous livre un OVNI littéraire qui remet en cause toute tentative de classification.

Cela dit, le livre ne manque pas de noir, comme pour nous prouver qu’il est temps de prendre les comiques au sérieux (comme le disait si bien Michel Lebrun – je vous tue de vous le dire). Page je-ne-sais-plus-combien, il nous décrit sans ménagement, comment il est difficile de dépecer un cadavre quand on ne dispose que d’un couteau électrique et que l’on ne veut pas laisser de trace. Hé oui, Dick Lapelouze a vu Les Experts. Vous me direz, c’est facile de citer sans annoncer les pages, oui c’est facile. Cela dit, l’auteur est là pour nous aider à nous repérer, pauvres boussoles affolées que nous sommes : « Sa voix aggravée par une consommation quotidienne de cigarettes blondes vient de se briser. Sonia ». Merde se dit le lecteur, qui c’est Sonia ? Va falloir relire tout le bouquin ou quoi ? Hé ben non, juste après : « La grande fille blonde du chapitre 12 ». Et en plus, vous pouvez vérifier que je n’invente rien, ce sont les pages 222 et 223. Et avec méchants aussi ridicules qu’un Al Pacino qui aurait un coup de mou : « Dégingandé, pas élégant, vulgaire et inappliqué, même les mains propres, il laisserait des traces de doigt sur du papier de verre. (…) M. Paoletto m’accueille comme un fils : en robe de chambre et mules. », on y croit, non ?

Allez, jetez-vous dans la lecture de ce roman de 244 pages et vous vous bidonnerez comme ceux que l’auteur remercie à la fin du livre pour « avoir ricané à [ses] idées ».

Ça commençait bien et ça ne s’est jamais arrêté.

« – Dis pas gun, Georges. Gun, c’est bon pour les séries policières françaises. » (page 140)

Récemment, il a livré la recette de la Révolution. S’il était impossible de monter sa propre petite entreprise de liquidation alors il fallait liquider les empêcheurs de liquider tranquille. Pandora Guaperal et Georges Berchanko travaillent chez Vadim Intérim. Le deuxième parle peu. La première tire bien. Les deux sont exploités. Par Vadim Itérim. Roger ? Alors Pandora décide de lance la révolution le 1er août. Le chassé-croisé entre juilletistes et aoûtiens risque de tourner à l’embouteillage quand Lady Gun (alias Pandora) bloque, pistole sur la tempe, l’autoroute A53. La farce est drôle. La farce est cruelle. C’est mitonné stylistiquement, c’est du pur Gendron.

Plus récemment encore, le bougre s’est dystopié notre avenir dans Fin de siècle, Série Noire, Gallimard, 2020, 229 pages, 19€. Voilà ce que j’en disais dans Émancipation en 2021

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Mais la galéjade a ses limites, le noir non : « Cent quatre-vingts mètres plus loin, le taxi tourna à gauche sur Seaford, et Frans serra la corde autour de son cou avec la même dextérité que si ça avait été l’une de ses 813 cravates de chez Charles Tyrwhitt. Le taxi entra dans Valley Road, Herr Koestler fit jouer ses pieds sur le plateau de la chaise afin d’en basculer l’assiette. Puis il leva les yeux vers le plafond et qui sait s’il ne vit pas par-delà la charpente les plaques de BA13, la laine de roche et les tuiles romaines le domaine de son créateur, celui qu’il s’apprêtait à défier. À 500 mètres de là, Jonathan, à l’arrière de son taxi, levait lui aussi les yeux vers le ciel. En dehors d’un cormoran passant sous le soleil, il n’y avait rien que du bleu. La chaise bascula, la corde se tendit, les vertèbres se brisèrent entre atlas et axis. Jonathan ouvrit la porte d’entrée sans sonner ni frapper – ici on ne s’enfermait jamais -, les pieds de son père battaient l’air. Jonathan observa la scène comme s’il n’était pas là. Les yeux de Frans commençaient à révulser, il ne vit donc pas son fils le regarder. Jonathan s’assit sur l’accoudoir du canapé et attendit que tout ça soit terminé. » (pages 80-81)

Tout dernièrement, en 2022, il a livré Chez Paradis à la Série Noire (Gallimard), 365 pages, 19€. Il y a dans ce roman quelque chose de Pelot ou de L’été en pente douce. Je ne saurais l’expliquer, l’ambiance, l’aspect rural, la poisse de la vie, et, j’en ai eu la confirmation quand, page 356, l’auteur remercie pour sa participation Post-générique (pages 363-366) « Feat Pierre Pelot ».

« C’est la merde partout. (…) Comme disait mon père : c’est quand les cordonniers se sont mis à faire des clés que les choses ont commencé à merder. » (page 193)

Lisez plutôt : Max Dodman est un ancien convoyeur de fonds dérangé des voitures (il tient un garage motel dans les Causses) à la suite d’une attaque de son fourgon au cours de laquelle il a pris une bastos dans le ventre et dézingué les malfrats et un jeune en Peugeot BB qui passait par là et avait ramassé un sac comme on trouve une billet par terre sur le trottoir (Pré-générique). Mais le film raconte une tout autre histoire. Max Dodman est un sale type. À la barre se bousculent les témoins : sa femme, Marie-Louise, qu’il néglige, et qui déborde dans sa nuisette depuis qu’il a supprimé son chat et traite mal son clebs, Bécaud, son apprenti Denis qu’il gifle et utilise comme une serpillère et un pot à glaviot, deux cinéastes pornos qui proposent une demi-heure de nichons et de cramouilles (louées par Monsieur Katzemberg, proxo du coin dans un rayon de 200 km, là les seins et le sexe appartiennent à Magda, une jeune roumaine qui a des envies : « Une tenue de fuyarde, voilà ce qu’elle a sur le dos. » – page 121) tous les jours grâce à la fibre (optique pas cinématographique) et à qui ils louent une chambre et son abonnement à un prix astronomique, le maire Pellas à qui il fournit des bouches à sucer pour des mecs comme Gérald, « Un gosse de riche qui a préféré tourner connard local plutôt que d’aller découvrir de par le vaste monde qu’il était aussi un connard globalisé. » – page 123) et Thomas Bonyard, qui n’a plus 17 ans mais un œil en moins depuis que « Le 17 juin 1988, une balle de 7,65 a perforé sa pommette gauche, éventrant le globe oculaire, bousillant la conduction osseuse de l’oreille droite, avant de rebondir sur l’arcade sourcilière et de ressortir par le sommet de l’arête nasale. » (page 15) Et Thomas, lui le 17 juin 1998, c’est un autre film qu’il a vu. Aussi il aimerait bien en changer la fin.

Voyez le tableau. Le Max Dodman est dans de beaux draps. Sales. Il faut toujours se méfier d’un borgne : « Dans son sac, il pioche un flacon de gel hydroalcoolique et sa demi-bouteille de flotte en partie vide et tiédie par le voyage, se nettoie les mais à plusieurs reprises et les rince. Retire sa prothèse et la met dans sa bouche, fait jouer sa langue autour. Prend une gorgée et rince le globe qu’il recrache dans sa paume et remet à sa place. » (pages 40-41) On dirait du Carey, hein McCash ? (voir Lettre F)

D’après une histoire fausse (page 23), ce Chez Paradis est un bijou de faussaire, qui comme disait tonton Georges, nous offre des heures de lectures authentiques de vrai bonheur.

Né en 1970, Sébastien Gendron a écrit aussi un Poulpe (Mort à Denise), des nouvelles et des livres pour la jeunesse (Les Romanichels, Faction, In8). Rien ne l’arrête vous disais-je.

David Goodis

uérif, écrit PL, fait partie des personnes « qui, n’étant pas auteur, peuvent se prévaloir d’avoir vraiment changé quelque chose dans le polar. » (page 279). Pensez, il a, « découvrant les manques de l’édition française », publié « les inédits de Jim Thompson, David Goodis, William R. Burnett, Charles Williams, Jonathan Latimer…. » (page 282). S’il met en avant Thompson (une notule à son nom et une à Pottsville, 1280 habitants (Pop 1280) 1275 * âmes, n° 1 000 de la Série noire) et Burnett (notamment une notule au Q avec Quand la ville dort tout en citant Le Petit César), il délaisse quelque peu Williams (Fantasia chez les ploucs) et Latimer (Gardénia rouge), nous y reviendrons peut-être, mais surtout il laisse dans l’ombre un des plus grands et l’un des plus noirs, si ce n’est le plus noir, de cette veine (dans laquelle se couleront Cook, par exemple) de charbon : David Goodis.

* JiBé Pouy a écrit un livre sur ces 5 âmes perdues – 1280 âmes – lors de la traduction.

« Il existe un étrange parallèle entre les destins de ses personnages et la propre vie de Goodis. » Harry Altshuler

Goodis est né à Philadelphie en 1917 et est diplômé de journalisme en 1938 et publie cette même année son premier roman : Retour à la vie dans lequel figurent ses thèmes de prédilection qu’il va ressasser comme pour les vaincre toute sa vie de romancier: la jeunesse désœuvrée, l’alcool, le couple et l’amour, le désespoir, la solitude comme dans La Blonde au coin de la rue (1954) – The Blonde on the Street Corner, traduit par Jean-Paul Gratias, Rivages/Noir n°9, 198 pages, 1986, 39 francs (!). Ralph, la trentaine, compte ses cents en poche (il a de quoi se payer des pistaches et quelques cigarettes, voire de boire un soda). Il n’a pas de travail. Nous sommes en 1936. C’est la Grande Dépression. On le traite de fainéant, on l’insulte, il est harcelé par sa propre famille (sa mère, sa sœur) et n’a de regard compréhensif que celui de son père qui lui lâche, de temps en temps, quelques cents, comme de l’argent de poche à un enfant. Il y a certes cette blonde qui l’aguiche et sa bande de copains, Dingo, George et Ken. Tous réfléchissent à comment se sortir de la mouise : partir en Floride, monter un tripot, écrire une chanson, devenir maquereau… En attendant, ils végètent et organisent des soirées avec des filles. C’est au cours de l’une d’elle que Ralph rencontre Edna. Aussi timide que la blonde du coin de la rue est aguicheuse. Faire un choix est bien la dernière des choses que Ralph a envie de faire. Mais le destin le fera à sa place.

« Ses héros sont en général des gens bien intentionnés, timides, qui ne songent qu’à mener une vie tranquille et éviter les ennuis. Mais le destin les mène inexorablement à leur destruction, en dépit de leurs efforts pour s’en sortir. » Harry Altshuler*

* Les Auteurs de la Série Noire, Voyage au bout de la Noire, 1945-1995, Joseph K., 1996, 627 pages, 185 francs (!)

Toujours le même livre…

S’il est vrai que les écrivains écrivent toujours le même livre alors celui de Goodis est indéfiniment l’histoire de la poisse des laissés-pour-compte au coin de la vie en recherche d’une rédemption qu’ils ne trouvent pas, d’un bonheur familial qui les fuit et d’un destin qui les rattrape (La nuit tombe*, Nightfall, traduit par François Gromaire, Série noire n°1091, 249 pages, 1966 ou Cauchemar**, Dark Passage – traduit par Noël ChassériauMinnie Danzas et Gilles Malar, 1998, Série Noire n°2510, Folio Policier, 9€20).

* Otage d’un casse, James Vanning tue un homme, s’enfuit avec une sacoche bourrée de billets, refoule le tout et s’installe dans une nouvelle vie… Mais les flingues ont de la mémoire…

** Vincent Pary est accusé à tort du meurtre de sa femme. Pour prouver sa culpabilité, il poursuit l’assassin mais celui-ci se suicide.

Ses fins de ses romans ressemblent à des débuts (Sans espoir de retour, traduit par Henri Billot, Folio n°1850, dans lequel L’Enfer est un quartier ; ce qui est à la rue reste à la rue… Assis sur le trottoir en soif d’alcool au début du roman, ils se retrouvent à la fin assis sur le même trottoir à boire de l’alcool*) ou pire, les débuts ressemblent à une fin (Vendredi 13**, Black Friday, traduit par F.G., 1955, Série noire n°279, 181 pages). La vie est un cycle sur lequel on a beau pédaler, on tourne en rond, on ne tient pas le guidon. Et, l’exception confirmant la règle, L’Allumette facile – Fire in the Flesh – traduit par Alain Glatigny est un des rares livres de Goodis qui finit bien et développe un optimisme « débridé » usant de la solidarité comme preuve de réussite.

* « Ils étaient, tous les trois, assis sur le trottoir, adossés au mur de l’asile de nuit, serrés les uns contre les autres, pour se protéger du froid mordant de la nuit de novembre. Venue du fleuve, la bise humide qui balayait la rue leur lacérait la figure et les pénétrait jusqu’à la moëlle, mais ils ne semblaient pas s’en soucier. (…) – Faut qu’on boive un coup dit l’un. » (page 7) Ils traversèrent la rue tous les trois et s’assirent sur le trottoir, le dos au mur de l’asile de nuit. Le pavé était terriblement froid et la bise humide qui montait du fleuve leur fouettait la figure. Mais ils s’en fichaient. Ils se passaient la bouteille à la ronde et rien ne pouvait leur entamer leur moral. Absolument rien. (page 249), David Goodis, Sans espoir de retour, traduit par Henri Robillot, Gallimard, Folio n°1850, 1987.

* Hart a mis fin aux jours de son frère, il est traqué par la police alors il se réfugie dans une bande de gangsters…

L’expérience du noir

L’enfant des générations perdues, mort à 49 ans ne laissant derrière lui que son frère, est un générateur de légendes. Claude Mesplède et Jean-Jacques Schléret en développe une dans Les Auteurs de la Série Noire (opus cité) : « Déguisé en clochard, il fréquentait les endroits mal famés pour se documenter. Arrêté pour vagabondage, il lui aurait fallu plusieurs jours pour prouver son identité. » (p.203) Il est parfois à l’origine d’anecdotes qui font mal : « Dans une lettre du 3 avril 1956 adressée à Marcel Duhamel, il écrit que, se promenant sur les quais de Philadelphie, il s’est fait rosser à coups de tuyau de plomb par deux voyous, lui occasionnant plusieurs fractures au visage et une paralysie faciale temporaire. » Mais celle que je préfère, c’est celle qui raconte que, perclus de solitude, il aurait dédicacé un de ses ouvrages à sa machine à écrire. C’est sans doute une légende et ma mémoire l’attribue aussi à Jim Thompson. Peu importe, elle colle bien aux deux cousins du noir.

Il faut faire l’expérience du noir et c’est avec Goodis qu’elle est sans retour possible. Et avant que François Guérif ne le rende à nouveau nécessaire, aucun de ses ouvrages n’était disponible en langue anglaise chez lui. « C’était un homme désespérément seul. » disait de lui Marvin H. Albert en 1981 *. Il l’est resté après sa mort, un peu moins si vous le lisez…

* Entretien avec Roger Martin, Hard-boiled Dicks n°1

François Braud

merci encore à Vali Izquierdo pour sa lettrine, qui, quand elle ne dessine pas modèle de la pâte et enfile des perles avec talent, voyez plutôt.

À suivre…

la suite de la lettre G, partie 2 sera là dès 1er mars 2023 !

Le gain n’est jamais garanti (ainsi Thierry Gatinet, annoncé, se voit téléporté au V pour Vachette’s blues) mais si la Terre garde sa gravité, nous devrions avoir droit à du Grand : Grand monde (Le) de Lemaitre, Grand soir (Le) de Bulteau, Grand sommeil (Le) de Chandler et Jean-Christophe (Grand G) Grangé, …

papier écrit en écoutant Serge Gainsbourg (une chanson sous chaque illustration).

évidemment, y avait Garou mais bon… il avait un chat dans la gorge et le gosier gelé..

13 réflexions sur “Contre dictionnaire amoureux du polar / Lettre G

      • Et oui, déception et orgueil. Mais surtout presque vingt années qui m’ont soudain craché à la face. Comme un trou de souffleur haïtien. Qu’avais je fait de toutes ces années pour être aussi nécessiteux de quelques mots à mon endroit. Et d’où me venait brusquement l’impression d’avoir laissé passer quelque chose, un bout ďessentiel que j’avais lâché entre deux bouchées. Du coup j’ai lu plein de pages de l’excellent bbb, versé une goutte sèche pour JJR, me suis rappelé Mouloud, Claude, Jacques et bien d’autres qui sont apparus derrière, un verre à la main et deux dans le nez. J’ai recherché les concours de nouvelles en me disant que je pourrais écrire sous pseudo, ducon ou machin. Recommencer comme à mes débuts pour revivre le frisson tout en sachant que le calvaire des éditeurs n’avait certainement pas disaru depuis la fin de la Loupiote. Et oui le souvenir de ces années où je suais la copie est si vivant et donnait un sens à ma vie.
        Il m’a manqué aujourd’hui ce sens.
        Pourquoi à la question : tu écris en ce moment ? Je réponds systématiquement depuis des années maintenant : non, je vis.
        Où me suis je oublié ?
        Et puis je me suis finalement repris en fin de journée. Un peu seul, et un peu grâce à ton retour. J’ai tellement eu de chance que tu crois en moi et ma prose. Et je suis loin d’être malheureux, mes raquettes aux pieds, la grelinette à la main, le bras autour du cou de ma douce et le soleil des Pyrénées sous les yeux. Et puis François Braud est toujours là fidèle à ses valeurs et bien à sa place dans mon coeur. Merci pour ta constance mon ami. Et à bientôt. Mi casa es tu casa.

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  1. Pfff… Tellement précoce que le commentaire est parti tout seul… (le manque de temps m’a manqué, re-pff…)…
    Donc, Thierry, tu auras TA place dans ce CDAP, à la lettre M (Métastade, Martyr de la cité – Le), patience, patience (bordel)…
    Amitié.
    François

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