813#13 L’ombre d’une ombre (Pavičić)

« Il s’approche de la mer. Elle est trouble, comme toujours dans ce petit port, rougie par les coulées d’antifouling et la limaille de papier de verre. Dans cette bouillie couleur de sang, il aperçoit une flopée de mulets. Ils naviguent au milieu de ce cataclysme et cherchent dans cette mer de poison quelque chose de susceptible de les nourrir. » * (Jurica Pavičić )

* L’eau rouge, page 266

La position du critique debout est une zone critique mettant en avant un ou plusieurs livres de manière la plus franche possible sans souci d’y trouver, en retour, la moindre compensation si ce n’est celle que vous auriez en me disant que cela vous a donné envie de lire… ou vous aura éclairé pour ne pas le lire… FB

En ce mois d’août subsaharien, Broblogblack vous propose de vous hydrater à la lecture de tous les ouvrages qui concourent aux Trophées 813 de l’association éponyme. Vous trouverez là, donc, de quoi voter si vous êtes adhérents et de quoi lire frais si vous n’en êtes pas.*

* Mais ça peut s’arranger

Au programme ce jour : L’eau rouge* de Jurica Pavičić (Crvena voda, traduit par Olivier Lannuzel, 2021, Agullo, 358 pages, 22€) en lice donc pour le Trophée 813 Michèle Witta du roman étranger.

* a déjà obtenu cinq Prix dont le Grand Prix de Littérature Policière et le Prix mystère de la critique. Rien que ça. Il reparaît en poche le 9 septembre 2022 chez Points Seuil.

Agullo est une maison d’éditions de qualité qui a remporté l’an dernier le Trophée 813 du roman francophone avec La Fabrique de la terreur de Frédéric Paulin.

Pour en avoir plus : Lire Le Club du passé meilleur, nouvelle de Jurica Pavičić dans 813, n°139 (pages 28-29), printemps 2021.

« L’ombre d’une ombre »

C’est un pan de l’histoire de la Croatie qui se fissure, s’effondre, se reconstruit dans ces 358 pages.

« Mate se rend dans le centre du bourg. Il va à l’église, mais elle est fermée. Il fait le tour des cafés. C’est dimanche, il fait chaud, et tous les habitants sont assis aux terrasses. Les marins en congé, les étudiants en vacances, les gars du coin derrière leur Ray-Ban, les employés et les chômeurs, tout le monde est là, à se prélasser comme des lézards dans la chaleur, tout en discutant politique et en dégustant un café serré. Elle seule n’est pas là; Silva n’est nulle part. » (page 26)

Silva, le samedi 23 septembre 1989, une jeune adolescente, « une robe très courte avec un motif à fleurs, des baskets montantes rouges, un large sac en bandoulière », « [s]ous les bras, un imper rouge » (page 16), disparaît lors de la fête des pêcheurs dans un village de la côte dalmate. Les recherches commencent, s’intensifient puis s’étiolent. L’affaire est classée. Silva a disparu. Mais certains n’oublient pas. Sa famille. Vesna la mère (« Elle sait que ça a été la dernière soirée de leur vie normale. », page 11). Mate, le frère jumeau (« Cela ressemble à une fuite organisée et préméditée. », page 31). Jakov, le père (« L’acheteur connaît Silva. Il est étonné qu’elle ne soit pas là. Il s’attendait à la trouver. Et à lui cacheter, à elle, sa came. », page 49).

L’histoire s’inscrit dans l’Histoire. Et les destins individuels de chacun chacune seront marqués par cette disparition. Il y a Adrijan, le garçon qui est sorti avec Silva la nuit de sa disparition, forcément suspect dans l’affaire, devenu quelqu’un, soldat pendant la guerre civile. Gorki, le flic chargé de l’enquête, reconverti en agent immobilier, qui conserve l’amertume d’une affaire non résolue. Brane, l’ex petit ami de Silva, marin au long cours, absent le soir du drame, ce qui l’a sauvé, son alibi solide.

« Quand tous les trois seront morts, Silva deviendra une simple légende urbaine, une histoire de famille qu’on se racontera autour d’un verre de prosecco, d’arancini et de beignets. Et puis, encore un peu de temps et même cela disparaîtra. Elle sombrera dans un néant sourd, elle deviendra l’ombre d’une ombre, une ombre anonyme… » (page 355)

Avancer dans l’histoire au fur et à mesure que l’Histoire se déroule avec les voix de tous ses personnages qui ont chacun leur chapitre. On progresse dans l’affaire qui stagne avec la certitude d’être passé à côté de l’évidence. Mais plus que la résolution, c’est la disparition, le manque qui est au cœur de ce roman. Véritable cataclysme au village, cette disparition est une mini tornade symbolique de ce que va connaître le pays. Il y a un instant, elle était là, et puis, l’instant d’après, elle a disparue. La disparition de Silva, c’est l’effondrement d’un monde et la reconstruction d’un autre, ni tout à fait le même, ni tout à fait différent (« On a eu beau faire pour masquer la chose, le socialisme suinte de partout… », page 290) avec ses oublis amers, changements sans mémoire, ses comparaisons cruelles. « Il regarde des gens mentir à d’autres gens, lesquels savent que les premiers leur mentent tout comme les premiers savent que les autres savent qu’ils leur mentent. » (page 270)

L’Histoire au quotidien est une fresque vécue par les petites gens qui ne peuvent que peu mais qui ne lâchent rien. L’avenir marteau se déroule, le passé enclume se rétracte et, entre les deux, tous toutes essayent de survivre, d’avancer ou pas, d’oublier ou pas. Comme si on n’avançait pas à la même vitesse, comme si chacun appréciait le temps d’une manière différente, comme si chacune mesurait la tristesse à l’aune du sable qui s’enfuit entre nos doigts. Rien ne s’efface, tout devient flou…

« Cet instant où Silva a dit « Allez, salut » et fait virevolter sa robe vers la sortie, c’est la dernière fois qu’ils l’ont vue. » (exergue)

En refermant L’eau rouge de Jurica Pavičić , on a l’impression d’être en deuil. Mais on se console en se disant qu’on a eu de la chance de les connaître Vesna, Jakov, Mate, Gorki, Adrijan, Brane et les autres. Et Silva.

François Braud

livre reçu en service de presse merci à Lucie Delavallade

papier écrit en écoutant Goran Bregovic, Gas Gas Gas

Cet ouvrage est en lice pour le Trophée 813 Michèle Witta du roman étranger 2021 : bonne chance à lui.

C’est déjà passé :

Trophée 813 du roman francophone

813#1 La République des faibles de Gwenaël Bulteau

813#2 Solak de Caroline Hinault

813#3 Traverser la nuit de Hervé Le Corre

813#4 La Patience de l’immortelle de Michèle Pedinielli

813#5 Leur âme au diable de Marin Ledun

Trophée 813 de la nouvelle

813#6 L’Homme aux doigts d’or de Marc Villard

813#7 Le Maître de cérémonie d’Hervé Mestron

813#8 États d’âme d’Hervé Le Corre

813#9 Les Presqu’iles de Yan Lespoux

813#10 Vive la Commune !

Trophée 813 Michèle Witta du roman étranger

813#11 Viper’s dream de Jake Lamar

813#12 Un voisin trop discret de Iain Levison

À suivre : 813#14 La Face nord du cœur de Dolores Redondo