Vous voulez des nouvelles d’Hervé Commère ?

Je vous l’avais dit généreux. Il l’est plus encore. Alors qu’il s’inquiétait de la nouvelle qu’il m’avait proposée pour accompagner ses ZAD (voir sur BBB : https://broblogblack.wordpress.com/2021/04/10/les-zad-de-herve-commere/), Hervé Commère m’en avait envoyée une autre, ocazou. Comme je lui disais que j’aimais autant la seconde que la première, il m’a dit : j’ai écrit ça, et j’aime bien l’idée qu’elle soit gratuite à vie étant donné ce qu’elle raconte. Pour traduire, ça voulait dire, publie-la. Dont acte. Le parti des victimes, toujours…

Qu’est-ce qu’on dit à Hervé ? Fraternité…

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Aux Beaux Négociants 

La première fois que je l’ai vu, il m’a tout de même impressionné. Il était là, au fond du bar des Beaux Négociants, les jambes croisées dans son costume impeccable, le genre d’étoffe qui permet de se rouler par terre si on le souhaite, et de se relever sans faire le moindre pli, quand tous les autres autour sont fripés pour toujours. Le genre de costume qui permet de croiser les jambes comme il le faisait, de s’asseoir sans quitter sa veste, digne, une élégance inébranlable. Sur le petit guéridon qui lui faisait face, il y avait un grand verre à cognac, au fond duquel luisait un liquide doré comme de l’or. Au centre, au milieu de ses bras écartés, le journal, je ne sais plus lequel, qu’il lisait d’un air grave. On ne voyait que ses yeux, dépassant, puis son front large, et sa chevelure blanche. On ne voyait que lui. Les Beaux Négociants était un des quelques bars parisiens où se croisait tout que ce que le pays comptait de fortunes et d’hommes d’influence, on y signait des contrats, assis dans les grands canapés, on s’y échangeait des marchés, des villas, parfois des maîtresses, dans un silence très maîtrisé. Les Beaux Négociants était un des quelques endroits où il fallait être vu si l’on voulait un jour jouer dans la cour des grands.

J’y étais, moi aussi. Je portais moi aussi un costume sombre, dans lequel j’avais l’impression d’être soudain quelqu’un. Moi aussi, j’étais aux Beaux Négociants, mais cet homme et moi, n’étions pas du même côté du bar. J’avais vingt ans, un costume d’emprunt, des yeux bleus, et le sentiment bien réel, en le regardant, qu’un fossé nous séparait. Ledit fossé faisait huit mètres de long, était en acajou, orné de cuivre, et comportait une pompe à bière, que je lustrais, puisque le maître d’hôtel m’en avait intimé l’ordre. J’étais commis de bar aux Beaux Négociants, c’était mon premier jour. Dans les vapeurs de Miror, je regardais enfin cet homme en face, qui, lui, ne me verrait jamais. Il lisait. J’étais presque fasciné. Je savais déjà, en le fixant ainsi, que j’allais, quelques mois plus tard, une fois rentré à Londres, constater son décès en parcourant, comme lui, le journal un matin. En lustrant la pompe à bière, ce premier jour aux Beaux Négociants, je savais que d’ici quelques mois, j’allais tuer cet homme craint qui s’appelait Charles Debacker.

Batelier Plastiques, c’était la plus vieille entreprise de la région. Dans le village, toutes les familles ou presque en dépendaient, on avait tous un cousin, un frère ou un père faisant partie de ses effectifs, parfois les trois ensemble. Au plus fort de son histoire, Batelier Plastiques employait huit- cents personnes, c’était avant ma naissance. Et puis Raymond Batelier avait passé la main, Stéphane et Laurent Batelier prenant sa suite, et développant de nouveaux produits d’emballage, pour la plupart dirigés vers l’export. C’était les années quatre-vingt, le chômage arrivait, l’étau commençait à se resserrer, même si, avec le recul, les vieux parlent aujourd’hui de cette époque comme d’un temps où la vie était douce et les affaires, faciles. Tout du moins, honnêtes.

Quand je suis né, quand j’étais petit, Batelier Plastiques, c’était l’horizon. Rencontrer une femme, acheter une maison, et faire sa vie au calme, là, avec ce gros poumon qui respirait pour tout le monde, et dans lequel chacun se rendait avec le sourire, comme si l’usine avait été la propriété du village tout entier. C’était un peu le cas. Les ouvriers avaient le sentiment d’appartenir à Batelier Plastiques, mais, en retour, les ouvriers avaient la certitude d’en être un peu propriétaires, et en recevaient la preuve chaque fin d’année : Raymond Batelier, puis ses fils après lui, conviaient la totalité des employés, avec femmes et enfants, pour un sapin de Noël monumental et mémorable. Le grand patron faisait un discours plein de remerciements, et annonçait le montant de la prime que chacun percevrait dès la semaine suivante, la même pour tout le monde. Ça criait de joie, ça applaudissait. Quand la soirée se terminait, les hommes étaient en sueur, hilares, la cravate défaite, les femmes les tiraient par la manche en rigolant, les enfants se cachaient sous les tables en s’échangeant les jouets qu’ils venaient de recevoir.

Et puis comme partout ailleurs, la situation a commencé à se tendre. En 97, pour la première fois, la prime a été inférieure à celle de l’année précédente. En 2001, la prime a disparu. A partir de 2004, il n’y a plus eu de Noël. En 2007, Stéphane et Laurent Batelier ont annoncé à un parterre d’ouvriers aussi livides qu’ils l’étaient eux-mêmes, qu’ils se voyaient contraints d’ouvrir le capital à un groupe dont le savoir-faire n’était plus à prouver, qui sortirait l’usine et le village de l’ornière. A la tête de ce consortium, grâce auquel Batelier Plastiques continuerait de vivre, un homme, dont chaque foyer découvrit le visage le soir-même sur Internet par curiosité : il avait de l’allure, une expérience à toute épreuve, on l’appela bientôt « Le sauveur » tant on voulait y croire. Il s’appelait Charles Debacker.

Un an plus tard, le 17 avril 2008 exactement, deux jeunes premiers de trente ans à peine débarquaient à l’usine à bord d’une Porsche noire, pour exposer les grands lignes de ce qu’ils appelaient « Plan de restructuration de l’outil de production », à grand renfort de phrases toutes faites, de préférence obscures et définitives, ne reculant devant rien, surtout pas devant la pudeur, allant jusqu’à déclamer des préceptes philosophiques pour asseoir leur discours, citant même, en toute fin, le Dalaï-Lama lui-même, alors en visite en France.

Le 17 avril 2008 exactement, j’ai vu mon père rentrer le soir avec un visage que je ne lui connaissais pas. Il marchait sans savoir où aller, les yeux grand ouverts, comme en proie à un étonnement dévastateur, soufflé net en plein vol, les mots lui manquaient : ils emportaient l’usine en Chine. On n’en revenait pas. On se disait que c’était impossible, il devait bien y avoir une solution, une loi, quelque chose, on allait bien trouver.

Trente-six mois, quarante trois grèves de la faim, deux sujets d’une minute trente au journal de vingt heures, une visite du ministre de l’industrie et trois suicides plus tard, Batelier Plastiques a quitté le village pour toujours, laissant sur le carreau des centaines de familles, prises en charge par des cellules de reclassement qui ne reclassèrent personne ou presque. Raymond Batelier ne s’en remit pas. Stéphane, son plus jeune fils, le suivit de près, dans un accident de voiture, un virage en épingle sur le trajet qu’il empruntait pourtant tous les jours. Comme beaucoup, mes parents mirent leur maison en vente, ils avaient cinquante ans, encore l’âge de rebondir plus loin, de trouver autre chose. Mes parents n’eurent pas la moindre visite. Un an plus tard, un soir, mon père arracha le panneau en hurlant, et le déchira, sous les cris de ma mère qui le suppliait de se calmer. J’étais à l’étage, je l’ai vu faire, j’avais les larmes aux yeux, lui aussi, nos regards se croisèrent. Moi aussi, j’avais envie de hurler : je venais de découvrir que le consortium Debacker avait, pour la vingt-deuxième année consécutive, enregistré des bénéfices records.

J’ai tout envisagé, j’ai même joué au Loto, je me disais qu’une solution existait, un truc, une baguette magique pour inverser le sort, rétablir l’équilibre, juste continuer à vivre. Dans le village, les premiers signes de décrépitude sont apparus très tôt. Des volets qu’on ne repeint plus, des bacs à fleurs qui restent vides, ça a gagné tous les foyers. Au supermarché, ils ont licencié un des bouchers. Pour les jeunes, l’avenir, d’un coup, n’existait plus, ou bien se trouvait ailleurs. Il fallait trouver autre chose, un métier, un nouvel endroit, peut-être même loin, pas facile quand durant les quinze premières années de ta vie, tu n’as rien imaginé d’autre qu’un poste chez Batelier Plastiques, un pavillon à la sortie du village, une vie qui t’irait bien. C’est à cette période là que j’ai commencé à me dire, à vraiment me rendre compte, que des gars, quelques uns, une poignée, décidaient à notre place. C’est là que ça m’est apparu, c’est d’un coup devenu limpide. Ne décidaient pas complètement des conséquences que leurs tractations pouvaient avoir, d’accord, mais n’y songeaient pas un seul instant non plus. Un matin, je suis descendu, j’ai trouvé mon père devant son café, il n’était pas rasé, il avait l’air fatigué. Il m’a regardé, m’a dit qu’il fallait que je parte, sa voix tremblait, il me disait que j’étais jeune, que j’avais une vie à vivre. Je l’ai regardé sans comprendre, il a insisté, m’a parlé de sa jeunesse, m’a dit à quel point tout ça lui semblait loin tant il avait été heureux. Courageux, bosseur, oui, mais récompensé, respecté. A la fin, il m’a dit qu’il n’était pas trop tard pour moi, qu’il fallait m’enfuir de ce qui se transformait en trou, et tôt ou tard en tombe, quitter le village, et renaître plus loin, il vibrait. Ma mère est arrivée et il s’est arrêté net. Qu’il s’interrompe comme ça, ça ne m’a pas alerté, je n’ai pas fait attention, ses paroles m’avaient déjà porté loin, quelque part en Angleterre, puisque j’aimais le rock et les bus à étage, une pinte au pub et une jolie Suzy. Le soudain silence de mon père, il m’est passé au- dessus. Je m’en voudrai toute ma vie.

En septembre suivant, je fêtais mes dix-huit ans à Londres durant la pause déjeuner, entouré de tous mes collègues, au sous-sol de l’hôtel qui m’employait comme garçon d’étage. En deux mois de présence ici, j’avais rencontré un tas de gars formidables venant des quatre coins du monde, quelques filles qui l’étaient tout autant, et une en particulier, qui l’était un peu plus que les autres encore. Elle était australienne, elle s’appelait Joyce, et rien que pour ces deux raisons, j’étais déjà fou d’elle. Le reste avait suivi. La vie, ici, était redevenue claire, joyeuse, il nous suffisait, à Joyce et moi, d’aller marcher dans les rues pour sourire et nous croire en vacances. J’appelais brièvement mes parents chaque veille de week-end et leur disais à quel point j’aimais être moi, et ici, et maintenant. Parfois, je m’arrêtais au beau milieu d’une phrase, et la répétais, m’étonnant moi-même de ce que je venais de dire. A l’autre bout, mes parents se réjouissaient, et écourtaient au moment où je leur demandais s’il y avait de nouveau pour eux. Au village, rien, absolument rien, ne pourrait plus être nouveau.

L’unique changement, le remous dans l’eau verdâtre, le fait divers qui secoue tout, se produisit début janvier, un soir plus gris encore que tous les autres : une détonation troua la nuit, réveilla le chien des voisins, et bientôt les voisins eux-même, que les cris de ma mère firent bondir de leur lit, et accourir. Dans le jardin, sur l’arrière, mon père s’était tué d’un coup de fusil sous la mâchoire.

Debacker, ce nom m’a obsédé, je n’ai plus vu que lui, partout, chaque instant, j’ai hurlé dans Hyde Park, faisant se retourner les joggeurs, j’ai couru moi aussi, comme une boule de feu et de haine, j’ai frappé les arbres, j’ai même repoussé Joyce avant de fondre en larmes contre elle, j’ai insulté la terre entière, les consortiums et tous les actionnaires, j’ai cru devenir fou, peut-être le suis-je devenu, peu importe. On fait comme on peut. Ce que je sais, c’est qu’il m’a fallu survivre, me tenir droit, pour ne pas tuer au hasard, tirer dans la City, ou juste frapper le premier venu, il m’a fallu faire des effort démesurés, prier plusieurs dieux à la fois dans l’espoir qu’un au moins m’entende, je le jure, j’ai voulu vivre encore, continuer, trouver le calme. Je ne me cherche pas d’excuse, même si je ne regrette rien. Peut-être que ça viendra, peut-être que le remord surgira, me serrera la gorge, me demandera de tout avouer, je le ferai s’il le faut. Je me répète, on fait comme on peut, je n’ai pas trouvé d’autre chemin pour pouvoir continuer à vivre : j’ai décidé de tuer Charles Debacker.

J’ai fait toutes les recherches possibles sur lui, j’ai scruté des milliers de pages sur Internet, j’ai appris à le connaître, de son premier centre commercial monté dans les années soixante et aujourd’hui vétuste, à sa passion pour les arts, faisant chaque année de lui un des plus gros clients de la FIAC, j’ai lu tout ce que le web pouvait contenir sur cet homme, des semaines durant, on vantait son élégance et son charisme ici, on le disait sans scrupule et sans morale ailleurs, on disait là qu’il tenait au creux de sa paume les destins de milliers de foyers. En France, on estimait à deux millions le nombre de personnes dont la nourriture et le toit dépendaient directement de lui. On lui demandait parait-il conseil avant de constituer un gouvernement, de quelque bord qu’il fût. On lui prêtait plus de pouvoir que certains ministres. On disait, enfin, sur un blog parmi tant d’autres, que Charles Debacker, quand il n’était pas en voyage, prenait quotidiennement un quart d’heure de calme et de repos en parcourant la presse, alangui dans le moelleux des canapés des Beaux Négociants, un bar où le café s’affichait à neuf euros, j’avais d’un coup sursauté.

Je n’en revenais pas.

L’occasion. Elle était là, sous mes yeux, tout concorde, je vais sauter dans le vide et l’occire : deux jours plus tôt, sur un site de petites annonces professionnelles, le nom m’avait interpelé, j’avais vu sans y prendre garde que les Beaux Négociants cherchaient un commis de bar.

Je me suis fait prêter un costume par un de mes collègues, Joyce me trouvait superbe, je me regardais dans le miroir en l’écoutant me dire de rester là, avec elle, avant qu’elle n’évoque la possibilité de m’accompagner. J’ai refusé. Je crois que ça l’a blessée. J’étais déjà ailleurs. Deux heures plus tard, j’étais à bord de l’Eurostar. De l’autre côté du tunnel, les Beaux Négociants m’attendaient.

Ensuite, un coup de chance, juste ça, la chance, enfin, mes yeux bleus, dans lesquels le maitre d’hôtel a plongé après avoir reposé mon CV qui comportait trois lignes. Il souriait. Il m’a pris.

Trois jours plus tard, je fermais à clé ma chambre de bonne au sixième étage du majestueux immeuble. Au rez de chaussé, je pénétrais dans ce bar immense comme on marche sur des œufs, suivant le maître d’hôtel, qui évoluait parmi les tables comme un poisson dans l’eau, me montrant de la main comment tout ça s’organisait, ici la cheminée, ici la cuisine, là encore les toilettes. Il s’arrêta soudain, au centre de la salle, et me désigna une table devant nous, comme s’il s’était agi d’un trésor ou bien d’une toile de maître : cette table n’était dévolue qu’à un seul et unique client, qu’il soit en France ou non, cette table était la sienne, uniquement la sienne, même s’il n’y avait plus la moindre place ailleurs et que des gens patientaient sous la pluie. Cette table était celle de Charles Debacker. J’ai certainement tremblé mais il ne s’en est pas rendu compte, il a poursuivi, Debacker , m’a répété le nom de ce client plusieurs fois, Debacker, pour qu’il se grave dans ma cervelle, j’ai failli l’attraper par le col en lui hurlant de se taire, voilà à quoi servait l’argent, la fortune, voilà ce que devenaient les années de salaire que mon père et combien d’autres ne toucheraient plus jamais, voilà ce que devenaient les économies réalisées suite aux « plans de restructuration des outils de production », voilà à quoi servait de pousser un village à la ruine : à l’autre bout de la chaine, cela servait à jouir d’une table à l’année dans un bar, cela finançait ce genre d’aberrations, les caprices d’un sexagénaire qui n’en finissait pas de s’adorer lui-même. Je lustrais la pompe à bière comme on m’avait dit de le faire, et je voyais cet homme en face, et tout ça me submergeait. Tout, dans la vie de Debacker, sentait le privilège et le passe- droit, le mépris, jusqu’au liquide doré qu’il dégustait en silence, et dont le maître d’hôtel m’avait dit en roulant des yeux d’envie, qu’il s’agissait d’un nectar introuvable, un whisky de cinquante ans d’âge ne figurant pas à la carte, dont Debacker avait lui-même amené six bouteilles ; comme la table, ces bouteilles étaient les siennes, exclusivement. La réserve était à la cave. Quand arrivait la dernière, Debacker en amenait lui-même six autres qu’il trouvait on ne sait où, prouvant une fois de plus qu’il était, sur ce point comme sur tant d’autres, supérieur et unique. Voilà à quoi servait d’acheter une belle usine, de la déboiter méthodiquement pour n’en garder que le squelette, les machines, et d’envoyer le reste, et mon père, aux ordures.

Le reste, comment je l’ai observé des semaines durant, le suivant parfois même jusqu’à chez lui à vélo tandis que sa limousine filait sur les boulevards, comment j’ai un soir failli l’étrangler en le croisant face aux lavabos, dans les toilettes des Beaux Négociants, comment je l’ai servi, une fois, une fois seulement, le maître d’hôtel m’y autorisant comme s’il m’avait offert la lune, comment je me suis approché de lui, puis reculé une fois le verre posé, sans qu’il ne me prête le moindre regard, peu importe tout le reste, justement, peu importe comment j’ai trouvé la ricine, un soir aux puces de Clignancourt, peu importe le chien errant sur lequel mon vendeur a tenu à me prouver qu’il ne me volait pas, peu importe ce pauvre clébard que j’ai vu boire dans une gamelle, puis se raidir d’un coup, en quelques secondes à peine, dans les éclats de rire du type qui me faisait face et me prenait à témoin, peu importe mes frissons, la terreur que j’ai ressentie, peu importe la galop que j’ai fait jusqu’à ma chambre, hors d’haleine et en panique et la nuit blanche qui a suivi, à regarder la petite fiole et mes deux yeux dans le miroir, peu importe tout ça, la cire que j’ai fini par dénicher chez un antiquaire vers Bastille, les essais qu’il m’a fallu faire, mes mains tremblantes et des bouteilles vides que je maculais pour apprendre, peu importe le jour où j’ai enfilé mes gants, où j’ai osé en ravir une, une des bouteilles de Debacker, là, à la cave, que j’ai montée chez moi, que j’ai ouverte, cassant la cire qu’il allait me falloir reconstituer ensuite, peu importe les quelques centilitres que j’aurais pu boire, mais que j’ai préféré mettre dans les chiottes comme pour marquer tout mon mépris, et remplacés par la ricine, peu importe le temps, l’énergie, l’argent, la crainte, que toute cette histoire m’a coûté. Peu importe.

Ce qui importe, c’est qu’après six mois de présence aux Beaux Négociants, j’ai un matin démissionné, à la grande surprise du maître d’hôtel, qui fondait de grands espoirs en moi. C’était dommage, j’allais un jour être à sa place, il en était certain. Je n’ai pas relevé. J’ai juste dit que je retournais à Londres, qu’une jolie fille me manquait. Il m’a demandé son prénom, mais n’a pas entendu ma réponse : il était au garde à vous,

Debacker venait d’entrer.

A l’hôtel, à Londres, on m’a dit que Joyce était rentrée en Australie. Elle était parait-il restée deux ou trois semaines après que je sois parti, dans l’espoir que je revienne. Et puis, devinant que ça ne se produirait pas, elle avait finalement bouclé son sac, emportant avec elle la chemise brodée que je portais en tant que garçon d’étage. J’ai marché dans quelques rues en repensant à elle, son sourire dans le soleil, et nos mains l’une dans l’autre, et j’ai parfois pleuré un peu.

Dans un autre coin sous mon crâne, un décompte égrenait les minutes. Engagé depuis le soir où j’avais remis la bouteille en place, juste à sa place, là, dans la cave des Beaux Négociants. J’avais éteint, l’obscurité avait tout recouvert d’un coup, j’avais refermé. Là-haut, sous les dorures et dans l’extrême politesse qui régnait en permanence, j’avais fixé la bouteille entamée par Debacker la veille. Elle contenait vingt cinq jours de sa consommation d’esthète, un peu plus s’il partait en voyage. Dans un mois environ, donc, il la finirait, et le maître d’hôtel se rendrait en personne remonter la suivante, prendrait la première, puisqu’elles étaient rangées en ligne, saisirait la mienne, identique aux suivantes et à toutes celles d’avant, une bouteille aussi précieuse qu’un diamant ou une vie, il remonterait, la poserait là derrière. Le lendemain, Debacker arriverait.

Tout ça se mélangeait tandis que je marchais dans Londres, et je voyais mon père, puis ce Debacker, dont l’autopsie ne révèlerait rien puisque la ricine est indétectable, c’est du moins ce que j’avais lu, je voyais aussi Joyce, et tout tournait ensemble, des roulements de machines et une enfance heureuse, une femme seule aujourd’hui, cernée de souvenirs, et moi qui marchais là, en futur meurtrier, puisque tout était dit, préparé, minuté, j’allais abattre un homme, à distance et sans bruit, je savais déjà bien que ça ne changerait rien, qu’un autre arriverait, plus dur et plus brillant, oui mais je souriais, c’était plus fort que moi, je n’avais même pas honte. Je me suis arrêté devant un pub, j’y suis entré. Le barman s’est approché, jovial à son tour, et m’a demandé ce que je fêtais, ce que je voulais boire. J’ai failli prendre un whisky, être cynique et carnassier, le boire comme un roc comme on saigne une victime, murmurer « à la tienne Debacker » avant d’avaler tout, j’ai bien failli devenir un tueur, oui, je crois que c’est là que ça s’est joué.

J’ai pris un verre de vin rouge et j’ai fermé les yeux. En silence et tout seul, j’ai trinqué à mon père.

Hervé Commère

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