Les ZAD de Hervé Commère

En ces temps du monde d’après qui fait rien qu’à procrastiner, j’ai demandé, dans ce monde masqué, virtuellement, à Hervé Commère, non pas ses conseils en gestes hydroalccoliques ou en gels barrières, ni ses bastilles à prendre mais, en revanche, ses Zones A Défendre… Ce sont mes questions, voici ses réponses

Les ZAD de Hervé Commère

Une ZAD littéraire ?

La chanson française

Une ZAD politique ?

Les transports en commun

Une ZAD médiatique ?

Les bars

Une ZAD sémantique ?

Le second degré

Une ZAD argotique ?

Depuis que j’ai entendu les Clash repris en créole (London calling oté !), je veux défendre tous les patois

Une ZAD sexuelle ?

La curiosité

Une ZAD alimentaire ?

Le bourgueil

Une ZAD viticole ?

Le bourgueil

Une ZAD SFCDT ?

Le droit de rouler en voiture ancienne

Une ZAD picturale ?

Le orange

Une ZAD historique ?

Les LIP

Une ZAD sportive ?

Le footing dans la brume

Une ZAD populaire ?

Le littoral

Une ZAD vestimentaire ?

Le pantalon à carreaux

Une ZAD animale ?

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant d’un braconnier (sans arme) qui se trouverait enfermé dans une pièce ronde avec un éléphant.

Une ZAD cinématographique ?

Le plan-séquence

Une ZAD architecturale ?

Dans la banlieue où j’habite, il y a des rues entières de pavillons. Ça peut sembler triste, mais à y regarder de plus près (durant un footing, par exemple) on peut voir que chacun d’eux tente de se distinguer des autres. Ici, une haie pas croyable à la Versailles (et un petit pavillon derrière), plus loin, une grille noire et dorée qui doit couter le prix d’une voiture (et un petit pavillon derrière), là, un petit pavillon sur lequel on a greffé une tour de château fort. Tout cela à la suite peut sembler complètement dépareillé et un brin ridicule mais à la longue, je vois comme des rêves alignés, et ça finit par me toucher.

Une ZAD photographique ?

Je pense à chaque footing à faire un livre de photo sur ces pavillons… Ça s’appellerait « Versailles et sa banlieue ». Tu en dis quoi ?

Une ZAD offensive ?

L’insulte au volant

Une ZAD musicale.

Lalo Schifrin, mais qui oserait s’y attaquer ?

Une ZAD finale ?

L’accueil des migrants et le logements des SDF. Paris comporte 1 300 000 logements. 8% d’entre eux (soit environ 100 000) sont des résidences secondaires. 8 autres % (soit environ 100 000 aussi) sont des logements vacants, c’est-à-dire des logements que leurs propriétaires ne louent pas par peur des dégradations, et ne vendent pas par peur de payer trop d’impôts. Comment est-ce possible ?

Maintenant on sait qu’est-ce qu’il dit ? Mais qu’est-ce qu’il fait ?

Trouvez un endroit.

Au besoin demandez à un chasseur de silence […,] un type qui parcourt la planète, à la recherche de zones vierges de tout bruit d’origine humaine. (p.15)

Bon. Ça va pas être facile puisqu’il paraît que plus aucun endroit n’est éligible en France. (p.15)

À défaut, forcément, en ces temps circulaires d’un diamètre de 20 kms, trouvez alors un moment.

Dans le métro, le bain, au lit, allongé dans l’herbe, en marchant, dans un fauteuil club, à minuit, 11h11, à l’aube, entre chien et loup, dès potron-minet, sous le soleil exactement ou à l’ombre d’un jardin d’hiver…

Mais peu importe en fait le verre. L’ivresse viendra. Car c’est du Commère.

Du page turner de première. On ne sait à quoi il tourne mais c’est de la bonne. De cliffanger en cliffanger on avance et, à force d’avancer, on fait du chemin, mais pas seul. Avec Mylène.

Mylène, « rencontrée » dans Sauf *,a, à 45 ans, tout plaqué pour Paco, mari, travail, appartement (c’était devenu beau comme chez quelqu’un d’autre – page 93) pour la vie, celle à brûler la chandelle par les deux bouts jusqu’au braquage d’une bijouterie les menant tous les deux en prison. Paco poignardé dans sa cellule et Mylène poignante solitaire : Elle a dit Pascal, elle a dit Mignon, Paco, elle a parlé de mort, de cellule, d’assassinat, de couteau, de poignard, elle m’a livré l’info sur tous les tons, répétant qu’il était mort, mon amour, Pascal Kopinski était mort, incinéré, ses cendres éparpillées dans la mer. (p.23)

Huit ans de prison plus tard. Paco toujours mort. Mylène à peine survivante. Pas besoin d’argent quand on a une famille comme Mylène : Si l’on parle de racheter une usine, de la déménager douze mois plus tard en laissant des familles à terre, oui mes frères sont des assassins. (p.161)

Elle finit par renaître après sa sortie en entrant au service de Mathieu et Anna, au dépôt-vente (tant qu’à vivre autant vivre dans les souvenirs). Et quand elle ne travaille pas, elle part en week-end en louant quelque chose qu’elle prend plaisir à croire chez elle.

Et puis, un jour, au réveil, dans une roulette louée et prise en charge tard avec les yeux du sommeil, une drôle d’impression, une amertume qui colle au corps, un coup au cœur, ce meuble, cette timbale, ce mur, ce n’est pas possible. Elle est chez lui. Chez Paco. Chez Pascal. Chez Pascal Kopinski. Une photo l’observe même. Il est dessus. Il est vivant.

Alors elle laisse un mot et fuit. Besoin de parler, de partager, de croire. Et lorsqu’elle revient, la roulotte a disparu. Comme son espoir de retrouver Paco.

Mais elle a Gary. Le gitan. Un ami.

Elle veut croire au rêve. Elle se lance à sa poursuite. Mais cauchemar et rêve sont les deux faces d’une même pièce. Et quand on la lance en l’air, les deux faces brillent, l’une après l’autre en montant, en descendant et quand elle arrive dans la main, on la retourne en la cachant de la main sur le dos de l’autre. On a peur d’y croire ou peur de ne pas y croire.

Madame Bovary, c’était l’autre. Mylène, c’est lui, c’est Hervé Commère. Il est Mylène, cette femme à fleur de peau, brûlant d’amour avec ce qu’il faut de répartie pour qu’on ne la réduise pas à un cœur aveugle ou une bouche muette : Non, on ne parle pas […]. On se dit à peine bonjour, et ils s’empressent de me baiser dans tous les sens, je les suce, ils m’enculent, etc. (p.164) au grand plaisir de son amie Anna : Et on veut savoir la taille de sa bite… (p.165)

Hervé Commère, c’est aussi les autres et il n’est évidemment pas de leur côté. Eux. Qui eux ? [… des] empêcheurs de tourner en rond, des mesquins, des envieux, de ceux qui se comparent et de ceux qui méprisent, de ceux qui paradent, de ceux qui jalousent, de ceux qui commentent et qui jamais n’agissent, distribuent les bons points, plus souvent les mauvais… (p.47) Sa famille à lui, ce sont les petites gens, leur dos voûté en atteste. Ils ont vécu avec une épée au-dessus de la tête, qui menaçait de les fendre s’ils rêvaient un peu trop fort. (p.66) Comme Mylène, il aime à rêver fort et s’il ne pète pas plus haut que son cul, il rêve bien au-dessus de son âme pour éviter de regretter comme ces ouvriers témoins d’une autre époque et de ce qu’était leur rue il y a quelques décennies [qui] ont vu le vent se lever, prendre de l’ampleur et porter ses premiers coups. (p.122) Mais cela n’a jamais gonflé leur propre voile.

Avec Regarde, l’auteur tente de nous ouvrir les yeux, tutoiement oblige, d’éclairer l’impératif qu’il y a à oser l’amour comme un aquaboniste convaincu au jusqu’auboutisme sans pour autant avoir les yeux rivés à l’autre mais aux autres. Une leçon qui privilégie le présentiel au distanciel en quelque sorte pour user des mots du monde d’après.

* https://broblogblack.wordpress.com/2021/02/26/haikaisation-36/

Toutes les références des pages sont issues du grand format (Fleuve Noir). L’édition de poche vient de sortir (Pocket) avec une nouvelle inédite : Grain de sable.

Et comme Hervé Commère, donc, ne fait pas le choses à moitié, il nous offre une nouvelle : Tomatic (extraite du recueil édité chez Capricci éditions : Cinq polars du XXIème siècle.

Et c’est ainsi qu’Hervé est. Généreux.

https://capricci.fr/wordpress/product/cinq-polars-du-du-xxie-siecle/

Merci à eux. Merci à lui.

Cinq polars du XXIe siècle

Pour ceux qui veulent la « lire » en pdf, c’est ici.

François Braud

Tomatic

Une nouvelle de Hervé Commère

Qui croire ? Je n’en ai jamais rien su, je n’ai jamais su qui suivre. Le problème est là.

Je doute et j’hésite, oui, un peu, mais je finis par choisir, et c’est là que je me trompe.

La dernière personne à m’avoir parlé avant que je sois libéré m’avait dit :

– Après six mois de prison pour trafic de drogue, le plus dur est devant vous.

Lui, par exemple, j’aurais dû l’écouter. Il était conseiller d’orientation. J’aurais aimé être capable de lire entre ses lignes et entrevoir le sens caché dans la noirceur de ses paroles. Je n’aurais alors pas traversé la route et retrouvé Pouic et Garry, qui m’attendaient.

Ils passaient d’un pied sur l’autre en me regardant en biais, prêts à sauter de joie mais aussi tout disposés à faire profil bas. La balle était dans mon camp. Ça a duré plusieurs minutes. Partir à droite, ou bien à gauche, mais partir, m’éloigner sans leur parler, essayer de passer à autre chose, je songeais à tout cela. Tenter de trouver un travail. Mettre en avant mon sens du contact humain, mon courage aussi, ma passion pour le commerce, et puis inventer une histoire pour masquer mes activités les plus récentes. Voilà, il y avait ça, l’inconnu partout autour, et les paroles peu engageantes de ce type pour cimenter l’impression générale.

Et puis il y avait le trottoir d’en face et mes deux acolytes qui s’étaient faits beaux pour moi. Garry scintillait dans un survêtement blanc nacré, l’habit du dimanche du bon manouche, et Pouic était engoncé dans une espèce de costume noir qu’il avait sans doute volé à son grand père, on aurait dit Charlot. Les deux principaux responsables du bordel qu’était ma vie. L’un était le seul gars capable, à mains nues, de défier un CRS faisant deux fois son poids. C’était durant les manifs étudiantes, il y en avait tous les dix mètres, casqués, la matraque en alerte, et Garry s’était approché du plus balaise, il avait sauté à pieds joints, sa tête de teigne était venue cogner la visière en plexi du colosse, je me rappelle encore du bruit que ça avait fait. Le type l’avait cueilli d’un grand coup de coude en pleine poitrine, il en était tombé à genoux, le souffle coupé, avant de se faire traîner par deux costauds accourus en renfort. Entre ses râles, le cul ricochant sur les pavés, Garry continuait de crier des « Je t’ai niqué ! » ponctués de son rire strident. Garry était capable de ça, de nier jusqu’au bout l’évidence, quitte à finir ensanglanté. Il était capable de tout. Je me demande si de plus longues études m’auraient permis de mieux faire la différence entre le courage et la folie furieuse, l’optimisme et l’inconscience. Je ne sais pas si ça s’apprend. Ce que je sais, c’est que je n’avais jamais croisé de mec plus audacieux que lui. Et puis l’autre. L’autre, c’était autre chose. Pouic était mon pote depuis la maternelle, il était là à toutes mes premières fois, mon premier vol de vélo, ma première heure de colle, ma première journée passée à me promener plutôt qu’à étudier en classe. On avait sept ans. La première fois, je crois, que je me suis senti libre. Ce bonheur-là, j’en sens encore le goût, et c’est après lui que je n’ai pas cessé de courir depuis. Je veux être libre. Pouic aussi. On veut être libre. Garry, je ne sais pas. Garry aime la bagarre, le frottement, jouer des coudes. Mes amis, mes deux balises, à quelques mètres en face.

J’aurais dû partir, à droite, à gauche, n’importe où. Mais il y avait les paroles du conseiller d’orientation que je n’ai pas su comprendre à temps. J’ai levé les yeux vers eux, j’ai souri, mis un pied devant l’autre et me suis entendu leur dire :

– Hé, les gars, on va boire un coup ?

Au bar le plus proche, j’ai siphonné trois bières sans dire un mot ou presque. Ils m’ont regardé faire, touchant mes épaules et palpant mes biceps. Ils trépignaient. J’ai commandé un demi supplémentaire à la patronne. Quand elle l’a posé face à moi, elle m’a demandé :

– Combien ?

– Six mois.

Elle a haussé les épaules avec tendresse. Un Noir m’avait parlé d’elle au réfectoire. Elle avait parait-il acheté ce bistrot pour se rapprocher de son grand amour, incarcéré là pour braquage. Quelques semaines à peine après sa prise de possession des lieux, le mec était tombé raide durant la promenade. Personne n’avait osé annoncer la nouvelle à la dame.

– Elle croit qu’il est à l’isolement, m’avait soufflé le grand gars. Elle sert ses clients en se croyant près de lui, elle l’attend. Ça fait quatre ans.

Je l’ai regardée, j’ai voulu lui demander si tout cela était vrai mais elle m’a souri :

– Celle-ci est pour moi.

– Merci, madame.

– De rien. Et après, il faut partir. Sauve-toi d’ici.

Pouic a sauté sur l’occasion :

– Oui, on va se sauver d’ici, il m’a dit. On a un truc à te montrer. On va te sauver.

J’ai pris le verre en main et en suis resté là, j’ai fixé la dame sans savoir si l’histoire était vraie ou bien si le grand black n’était qu’un mythomane. Garry jubilait, triturant la chaîne en or qui pendait à son cou.

– La prison, c’est fini pour toujours, il a dit.

*

Un distributeur.

Une heure de route en pleine forêt, une heure à les presser de questions auxquelles ils n’avaient répondu que de manière énigmatique, pour tomber face à ça. Assis à l’arrière de la Twingo pétaradante, Pouic me massait les épaules pour canaliser mon impatience. A gauche, Garry se prenait pour un pilote, les mains crispées sur le volant. Ils se lançaient des sourires entendus dans le rétroviseur.

Un distributeur déglingué.

– Tu entends ce petit bruit ? me disait Pouic. C’est le son des lingots qui déboulent.

– Et puis cette odeur, ajoutait Garry.

– C’est le doux fumet du fric !

Une fois arrêtés, j’avais regardé les murs décrépis, la porte du garage à moitié défoncée, les ronces alentours. On était devant une maison abandonnée perdue au beau milieu des bois. Ils s’étaient mis de part et d’autre de la porte du garage, de façon à en ouvrir un battant chacun, et s’étaient fait signe.

J’ai cru que mes deux potes avaient mis la main sur un trésor enfoui, le Picasso qui sommeille, la Bugatti disparue, le Stradivarius oublié. Vraiment j’y ai cru.

Un vieux distributeur en ruine.

Je me suis approché, ils bombaient le torse, je me suis penché vers la vitre sale et l’ai frottée du plat de la main. L’odeur était celle de la ferraille abîmée, et le bruit, celui du long soupir que j’ai poussé. Le trésor enfoui n’était qu’une machine d’à peu près ma taille et d’un mètre de large, qui avait dû servir à vendre des Mars et des Coca dans le hall de la gare d’Agen vingt ans plus tôt : il y avait une fente sur le côté, tout était à deux francs. En haut, subsistaient quelques lettres au milieu de la rouille : tomatic.

Garry s’est mis face à moi, le distributeur pourri dans son dos.

– Ça, a-t-il fait en balançant son pouce en arrière et sans me quitter des yeux, c’est l’avenir.

Pouic s’est allumé une cigarette et a tenté de faire des ronds de fumée sans y parvenir.

– C’est la sérénité, a-t-il soufflé.

Garry a fait un petit pas en avant, collant presque son visage au mien. Il a parlé tout bas, convaincu comme lui seul sait l’être :

– Là, derrière moi, tu crois voir un vieux distributeur en panne mais ça se répare, ça se retape. Tu crois voir des Twix et des Orangina, des Dragibus et des Fanta mais regarde bien, mieux que ça, plus loin. Des barrettes de shit. Regarde ! Des petits sachets d’herbe, de coke, de ce qu’on veut, et réservés aux connaisseurs. Le deal, c’est fini, mon pote. Le flagrant délit, c’est la préhistoire.

– Le son des soucis s’évapore, a murmuré l’élégant Pouic.

*

On a rapatrié la tomatic chez le père de Pouic, au sous-sol du pavillon. On l’a branchée sur le 220 en craignant de tout faire sauter. On s’est reculé, prêt à détaler à la moindre étincelle. Rien. Et puis un grésillement, un petit bruit d’insecte, j’ai cru qu’une bestiole était en train de cramer quelque part à l’intérieur mais non, le vieux néon a clignoté doucement, et s’est allumé. Pouic a sorti de sa poche une pièce de deux francs. Il nous l’a montrée comme s’il s’était agi d’un diamant brut, puis l’a insérée dans la fente de la tomatic avec des précautions d’orfèvre. On l’a entendue rebondir le long des rouages de l’appareil, et finir par se caler. J’ai appuyé sur une touche au hasard, d’un doigt fébrile. Une des longues vis a tourné durant quelques secondes. Ça marchait.

– On dirait une biche qui s’éloigne à pas lents dans la neige, a soufflé Pouic.

Il s’est repris d’un coup, et nous a gratifiés de son sourire le plus carnassier.

– Et devinez, il a dit, devinez ce que j’ai dans les poches ?

Sans nous laisser le temps de répondre, il sorti de son pantalon une pleine poignée de pièces hors d’âge.

– Deux francs, tiens, deux francs, encore deux francs, ho, deux francs ! J’en ai tout un stock, les gars, trouvé sur Internet.

Deux jours plus tard, le vétuste appareil était une machine à fric up-to-date. Repeinte et nettoyée, la tomatic avait un côté vieillot qui lui donnait du charme. Elle inspirait confiance. Ces deux jours de restauration nous avaient par ailleurs permis de peaufiner notre technique de vente. Tout tenait en quelques points : d’abord, conditionner des barrettes de shit, ça on savait faire, et les dissimuler dans des emballages de Mars. Pas dur. Dans la tomatic, mettre les Mars en haut à droite. Garnir les autres espaces avec toutes sortes de saloperies, des M&M’s, des Bounty, qui n’intéresseraient de toutes façons personne et qu’il serait, surtout, impossible d’acheter : la tomatic ne fonctionnait qu’à la pièce de deux francs, on avait fait le test. Les euros qu’on y glissait retombaient invariablement par la petite trappe en bas. L’amateur de barre chocolatée finirait par se lasser, et s’éloigner. Et ça n’avait aucune chance de se produire : on ne venait pas rue de la soif pour bouffer des Balisto.

Donc : mettre la tomatic dans la rue des bars d’Agen. Le plus simple était sur la terrasse du Milord. On connaissait bien le patron, on lui en avait touché deux mots sans lui dire ce que contiendrait vraiment notre distributeur, le type avait accepté.

Il avait refusé qu’on lui verse la moindre redevance, et avait même remis sa tournée pour sceller notre accord et nous souhaiter la bienvenue dans le monde des affaires.

– Ça fait plaisir de voir des jeunes se lancer, il avait dit.

Restait le principal, le point fort du système : une fois le client trouvé, le mettre dans la boucle en lui vendant non pas du shit mais un petit sésame, un bon pour. Lui vendre vingt euros une pièce de deux francs, et le laisser aller se servir lui-même à l’appareil.

– Le deal dématérialisé, résumait Pouic. Les banques n’ont plus d’argent dans leurs coffres, les dealers n’ont plus de shit sur eux.

C’était limpide. Pouic le brillant sociologue, le subtil analyste.

– C’est une curieuse époque, ajoutait-il en regardant au loin.

Garry et Pouic se chargeraient de la vente, ils iraient de bars en bars, discrets, reniflant les clients potentiels, leur petit tas de pièces diminuant dans une poche tandis que les billets s’accumuleraient dans l’autre. Moi, je serais dans la rue, errant ici et là, couvant du regard notre pompe à fric, la protégeant aussi, assistant au manège.

J’ai repensé au pessimisme du conseiller d’orientation. Je me suis dit que j’avais eu raison de ne pas le croire. On allait faire du commerce comme les vrais, comme les grands.

– Les gars, j’ai dit.

Pouic et Garry m’ont regardé.

– Ce serait bien qu’on ait tous les trois le même costume. Je crois que ça ferait sérieux.

*

Quinze jours à peine après ma sortie de prison, je faisais le planton rue de la soif dans un complet noir un peu grand, notre tomatic en ligne de mire. On avait conditionné le shit en bouffant des Mars du matin au soir, on n’en pouvait plus, on avait balancé les derniers, écoeurés rien qu’à l’odeur. Puis on avait emprunté la fourgonnette du voisin maçon de Garry pour acheminer l’appareil à bon port. Le patron du Milord nous avait de nouveau payé un verre, nous disant dans un clin d’oeil que son accueil n’était pas qu’amical :

– Je suis certain que votre machine va me ramener des clients.

On s’était branché chez lui, la tomatic sur le bord de sa terrasse. Pouic et Garry s’étaient séparés après s’être entendus sur leurs territoires respectifs, et moi, je m’étais posté non loin de là en regardant ma montre. De dix-neuf à deux heures du matin, sept heures de veille m’attendaient. Sept heures à regarder notre distributeur se gaver de bon pognon, et à s’autoriser tous les avenirs possibles, une villa rose, une piscine bleue, une Porsche jaune, toutes les couleurs allaient bientôt s’offrir à nous.

Le premier mec est arrivé très vite et je me suis aussitôt tendu. La vache. J’ignorais lequel de mes deux commerciaux avait fait mouche mais ça n’avait pas trainé. Je pariais sur Garry, il savait plonger dans le cerveau des gens, les percer à jour et les hypnotiser. Le mec a fouillé ses poches, je le voyais de dos, il a approché sa main de la fente et a glissé son obole à l’intérieur. Je l’ai vu se reculer, regarder vers le bas, récupérer sa pièce par la petite trappe. Répéter son geste. Ça ne marchait pas. Premier prospect, premier problème. Je me demandais ce que je pouvais faire, rester discret, et à la fois me rendre utile pour assurer au client un service irréprochable, je me suis avancé. Le mec n’essayait plus d’insérer quoi que ce soit dans la tomatic, il tapait simplement dessus, très fort, en la menaçant à voix basse. Quand il a pris son élan pour visiblement lui mettre un grand coup de pied, j’ai décidé d’intervenir :

– Il y a un problème ?, j’ai dit, sortant de ma poche un trousseau de clés.

– Oui, ça marche pas.

Le mec avait l’air en colère, je lui ai fait un signe d’apaisement.

– Tu veux un Mars ?

J’ai posé la question avec douceur et complicité. Le mec a froncé les sourcils.

– Non, il a dit en haussant les épaules. Je veux un Twix.

– Ah bon ? Fais voir ta pièce ?

Une pièce d’un euro. Merde. Le mec voulait un Twix.

Merde.

Un vrai client.

Une silhouette s’est approchée et attendait son tour, j’ai décidé de parer au plus pressé, j’ai ouvert la tomatic et ai pris un Twix que j’ai tendu au gars en échange de son euro. Je me suis au passage excusé pour le désagrément, il a dit que ça n’était pas grave et s’est éloigné en mordant dans sa barre.

Le problème est que le nouveau client ne tenait pas non plus de pièce de deux francs dans ses doigts mais un euro aussi. Il m’a souri en foutant son euro de merde dans notre cash machine incomprise. La pièce est bien sûr retombée et je me suis agacé d’un coup, j’ai ressorti mon trousseau, ouverture, je prends la pièce, je la garde, tu veux quoi ?

– Heu, les fraises Tagada.

Je les prends, les lui tends, le remercie sans le regarder et me casse en vitesse.

Quand je me suis retourné, le gars flânait en picorant ses sucreries, et me lançait à intervalles réguliers des coups d’œil interloqués.

Une petite période de calme a suivi, une fille s’est approchée, a regardé ce qu’il y avait à l’intérieur et j’ai finalement compris qu’elle était en train de se mirer dans la vitre. Ça a contribué à me détendre. La tomatic aidait les filles à se faire jolies. Elle est entrée dans un bar où se donnaient des cours de tango certains jours, je n’avais jamais osé m’y rendre, je me suis demandé si elle rejoignait un type, s’il était plus séduisant que moi, ou plus riche ou moins con. La tomatic se tenait prête à faire feu. Je m’en suis éloigné un peu pour voir ce que faisaient Pouic et Garry, j’ai aperçu le premier en train de parler à l’oreille d’un gars devant L’Artiste Assoiffé, peut-être une vente à l’horizon. J’ai marché en sens inverse à la recherche de Garry, que j’ai trouvé au comptoir du Zic Zinc. Il était seul, lui, devant une pinte de bière. Il m’a vu et m’a fait un clin d’œil en empoignant son verre déjà bien entamé.

Notre première barrette de shit, on l’a vendue à une heure du matin, à un client tellement bourré que Pouic a dû l’accompagner jusqu’à la tomatic pour glisser lui-même la pièce de deux francs dans la fente. J’ai assisté à ça depuis la terrasse du Milord, où j’avais fini par m’asseoir. Le distributeur était quasiment vide, j’avais passé la soirée à l’ouvrir pour vendre à la main les saloperies qu’il contenait. J’avais expliqué deux cents fois, en prenant mon air le plus dégagé possible, qu’il devait y avoir un problème de champs magnétique ou d’ondes, que la machine serait envoyée dans nos ateliers dès le lendemain pour une révision totale, etc. J’avais aussi dit cinquante fois que non, le Mars, je ne peux pas te le donner. Non, c’est pas un euro. Non. Prends autre chose et va-t’en. Ta gueule. J’avais failli me battre à plusieurs reprises, à court d’arguments, refusant cet article parmi d’autres à des clients potentiels qui ne comprenaient rien à mon obstination. J’avais essuyé des tas d’insultes différentes, les gars parlant de plus en plus fort à mesure qu’augmentaient leurs taux d’alcoolémie, un vrai calvaire que ces sept heures de garde que je racontais à Pouic. Il était livide. A aucun moment nous n’avions envisagé que les événements pourraient prendre cette tournure. Couronnement final, la tête de Garry est apparue sous le rideau de fer du Milord, hirsute et hilare. Il avait passé la soirée sans faire la moindre affaire mais avait bu treize pintes. Il était ivre mort.

– Hé les gars, il a dit entre deux hoquets, les gars !

Il nous pointait du doigt, les yeux écarquillés.

– Ça va cartonner. Tout le monde trouve l’idée géniale.

*

Le lendemain matin, on chargeait la tomatic à bord de la camionnette, retour au garage du père de Pouic. J’avais été formel : hors de question que je passe mes soirées à ouvrir et fermer la porte de notre automate.

– C’est contreproductif, acquiesçait Pouic.

La tomatic se devait d’accepter les euros pour les amateurs de friandises. Ça chagrinait Garry, nauséeux, qui avait l’impression de vendre notre âme au diable.

– Des Twix, des Snickers…, maugréait-il. Hé, on pourrait peut-être faire des crêpes, aussi ?

Pouic le théoricien fixait un point au loin :

– Garry, disait-il calmement. Bien sûr, qu’on est des dealers, bien sûr qu’on fait du business. Mais on fait surtout du bénéfice, de l’argent. C’est de la vente additionnelle.

Deux heures plus tard, on était tous les trois devant le lycée technique où on s’était connu deux ans plus tôt, avant que nous ne bifurquions ensemble vers le monde des affaires. Ce qu’il nous fallait, c’était un petit bricoleur en électrotechnique pour dompter notre appareil. Les euros pour la masse, les francs pour les connaisseurs.

Le soir-même c’était bouclé, la tomatic revenait, pimpante et bien garnie, parmi les tables du Milord. Un petit gars à lunettes avait travaillé dessus plusieurs heures et la démonstration fonctionnait. On pouvait désormais tout acheter en euros, à l’exception du rail supérieur droit qui ne marchait qu’à la pièce de deux francs. En fin d’après-midi, il était reparti sans qu’on ne lui ai rien dit de nos activités ni de l’endroit où la tomatic officierait, sans qu’il ait posé la moindre question non plus. Les quelques billets que Pouic avait glissés dans sa main lui avaient suffi.

On avait rempli les vis sans fin de la tomatic, et on s’était mis en route. Cette machine, c’était l’avenir. C’est Garry qui l’avait dit, et je savais désormais qu’il avait complètement raison.

Quand les bars ont fermé, Pouic et Garry sont apparus de part et d’autre de la rue parmi les fêtards qui s’éparpillaient. Il fallait qu’on rentre ensemble la tomatic dans le Milord, et surtout, qu’on en vide la caisse. Je les ai laissés s’approcher en tentant de masquer mon émotion. J’avais envie de hurler. Ça m’a semblé interminable. C’est Garry qui a vu en premier, et sa tête a changé d’un coup, puis Pouic a vu aussi, il a eu un petit cri de surprise et a accéléré. On s’est retrouvé tous les trois les bras ballants devant la tomatic : elle ne contenait plus rien. Rien. Vide. Tout avait trouvé preneur, y compris nos Mars à deux francs. Un succès total, tant dans le cœur de métier qu’au niveau des ventes additionnelles. J’ai mis sur le compte de la joie le regard qu’ont échangé mes potes, il y avait autant d’incompréhension que de respect dans leurs yeux. C’est une fois à l’intérieur et face à la caisse gavée de monnaie que tout s’est éclairci – ou bien que tout s’est effondré : devant la tomatic à sec, mes associés avaient tous les deux pensé que l’autre avait été très fort. En vérité, aucun n’avait vendu la moindre pièce de deux francs ce soir, elles étaient encore dans leurs poches, ils les en ont sorties, les ont empilées sur une table pour bien les recompter, non, elles étaient là, toutes, tandis que je fouillais dans la recette pour tenter de comprendre.

Quinze pièces de deux francs.

On en a trouvé quinze, noyées dans les euros. Garry en avait trop dit et lâché la combine à un mec, ou même plusieurs, chez qui dormaient encore des francs prêts à servir. De mon côté, trop occupé à rêver d’un avenir où plus rien ne nous serait interdit, je n’avais rien remarqué de suspect nulle part. Pire : trop occupé à rêver de la fille que j’avais vue la veille se mirer dans la tomatic, j’avais franchi les portes du bar à tango dans l’espoir de la retrouver. J’y avais erré une partie de la soirée, seul, le sourire aux lèvres. Quand j’étais ressorti, la machine était vide et je n’avais pas un seul instant pensé qu’on avait pu se faire avoir par qui que ce soit. J’avais juste triomphé en silence, en continuant de fredonner comme un con.

A l’heure qu’il était, un gars se marrait dans son canapé, les yeux comme des gyrophares, quinze barrettes étalées face à lui comme au retour d’une pêche miraculeuse.

*

Quoi, faire quoi ? Comment font les gens ? On fait comme on peut, c’est tout. En tout cas, nous, on a fait comme on a pu. Ou comme on savait. L’idée du deal dématérialisé était si brillante qu’on s’y est accroché coûte que coûte. On aurait pu voir que notre tomatic tournait à plein régime avec les barres chocolatées, et que c’était suffisamment lucratif en soi mais non. On aurait pu envisager de mettre un autre automate ailleurs, puis un autre encore, il paraît que c’est comme ça que naissent les empires commerciaux. Le grand black m’a dit que le patron d’Ikea avait commencé en vendant par correspondance un pauvre modèle de table en kit. Je ne sais pas si c’est vrai mais on aurait pu faire ça, gentiment grossir, acheter nos sucreries directement dans les usines et augmenter nos marges, on aurait pu. Mais on avait un peu de mal à se dire qu’on était des dealers de Dragibus, on était des durs. Surtout, on était des durs malins : au lendemain du pillage de la tomatic, on a décidé de tendre un piège à l’enfoiré qui nous avait détroussés. On a rechargé les rayons de la machine avec toutes les sucreries possibles. Concernant le rail à deux francs qui nous servait à dealer nos faux Mars, on a fait semblant de rien : on a mis des Mars. Mais des vrais, cette fois-ci. Garry et Pouic n’allaient pas prospecter mais monter la garde avec moi, discrètement. Le mec allait revenir avec ses pièces du siècle dernier, pensant nous baiser encore, les glisser dans l’appareil, on le laisserait faire et repartir, puis on le suivrait jusqu’à chez lui et là, attention les yeux. Les siens, surtout.

On a passé la soirée à l’attendre, à l’étroit dans nos costumes, on a assisté à des centaines ou des milliers d’allées et venues, on était samedi soir, ça faisait la fête dans tous les coins. A chaque fois que quelqu’un s’approchait de la tomatic, on se raidissait, Garry murmurait « Vas-y, petit enculé, vas-y » entre ses dents serrées. Je posais une main sur son épaule, Pouic tendait le cou, le suspense était fou. Quand un client glissait son euro dans la fente en espérant un Mars et constatait que ça ne fonctionnait pas, il se rabattait sur autre chose. On soupirait ensemble en voyant tomber les Twix et les Bounty. A intervalles réguliers, Pouic disait en se massant le menton que l’étude de clientèle que nous étions en train de réaliser ne pourrait que nous être utile. On le laissait dire. La tomatic se vidait sans que rien de suspect ne se produise. Notre rail à deux francs restait impassible, tapi dans l’ombre et prêt à bondir. Nous aussi.

Mais quand il n’est plus resté que les Mars, l’ambiance a changé. Surtout quand on a compris, en même temps qu’un gars, que la tomatic ne rendait pas l’argent, j’ignore pourquoi, un faux contact, une connerie de fil mal isolé, qu’est-ce-que j’en sais ? Le mec a mis son euro dans la machine, une file de Mars face à lui, probablement de l’alcool plein les veines, et rien d’autre à faire que fermer sa gueule et partir bredouille ? Je crois que j’aurais fait comme lui, j’aurais cogné la vitre et secoué les circuits. Pouic pareil. Garry, lui, aurait carrément volé une voiture pour foncer dans la machine récalcitrante. On a regardé le type écarter les bras, commencer à taper, j’ai fait signe aux gars de rester là, et suis allé le dépanner. Le mec m’a laissé ouvrir, a pris son Mars, j’ai été le plus doux possible mais après sept heures de guet, je bouillonnais bien trop.

– Pourquoi tu me regardes comme ça ?, il m’a dit.

Un peu agressif, lui, par contre. Immobile face à moi, il a mordu dans le chocolat comme s’il avait voulu tout engloutir d’un coup, les sourcils froncés.

– Il y a un problème ? Hein ? Il y a un problème ?

On apprend des trucs, en prison. Moi, par exemple, j’avais appris qu’une grande patate en plein menton, bien par en dessous, foutait n’importe qui dans les vapes illico. Le mec n’a rien vu venir, il a presque volé en arrière et s’est écroulé, les bras en croix. Il y a eu des cris au loin, Pouic et Garry ont accouru tandis que je me massais les phalanges, et le mec s’est fébrilement agrippé à une table du Milord pour se relever, sous le rire strident de Garry penché sur lui.

– Le Mars goût praliné, mon copain !, il disait. Mâche bien avant d’avaler !

Le mec reprenait forme humaine, il avait encore son Mars à la main, une grande trace de caramel en travers de la joue, les yeux écarquillés, et on a senti dans notre dos comme une agitation, une fille a crié je ne sais quoi, Pouic a gueulé « On se casse ! » en bondissant. J’ai senti comme un coup de poing contre mes reins qui m’a plié en deux, je suis tombé en avant. Pouic et Garry ont réussi à détaler dans la cohue, on m’a saisi les bras et mis sur le ventre, une chaussure est venue m’appuyer sur le cou. J’ai distingué la voix du patron du Milord qui tentait de calmer tout le monde en menaçant d’appeler les flics, ça gueulait dans tous les sens et j’avais mal partout. Je me suis débattu comme un diable mais rien n’y a fait. On m’a traîné au commissariat dans la fureur des gyrophares, on m’a secoué toute la nuit, m’annonçant le pire : après à peine quinze jours de liberté, je venais d’assommer un flic.

– Tu vas prendre cher, me promettait-il en se massant le menton. Très cher.

Je le regardais, étonné de l’avoir si bien amoché. Maigre consolation, menotté sur une chaise et dans la lumière des néons. Un coup de poing à n’importe qui d’autre ne m’aurait couté qu’un rappel à l’ordre mais non, j’avais cassé la gueule du patron lui-même de la brigade anti criminalité du Lot-et-Garonne. Ça valait une médaille.

J’ai repris six mois en comparution immédiate.

*

J’ai retrouvé la rue où, quinze jours plus tôt, j’avais rejoint Pouic et Garry sur le trottoir d’en face. A travers les vitres grillagées du fourgon, j’ai vu la dame derrière son comptoir, seule, elle semblait attendre. Au réfectoire, le midi, j’ai croisé le grand black un peu mytho.

– Hé alors ?, il m’a dit, effaré de me revoir si vite. Il s’est approché.

– Il faut que je te raconte un truc, a-t-il murmuré, pénétré.

Voilà comment la routine a repris. Je crois que j’ai poussé un long soupir.

Il s’appelle Hector. Ici, tout le monde le prend pour un gars étrange, il aime trop les histoires pour être tout à fait normal. Il adore ça. Il parle, il raconte, il te prend à témoin, te supplie de le croire et plonge dans ton regard en te jurant qu’il dit vrai, il en oublie de manger. Plus ça va, moins les auditeurs sont nombreux. On est encore quelques-uns qui le laissons dire, faisant plus ou moins semblant de le croire. Mais moi, depuis hier, je sais qu’il dit vrai. Depuis qu’il m’a lancé son fameux regard que je connais pourtant si bien :

– Je t’ai déjà raconté l’histoire du gars qui a trouvé du shit dans un distributeur ?

J’ai reposé lentement ma fourchette, il me regardait, ses yeux lumineux, sa bouche un peu tordue, la tête qu’il fait à coup sûr quand il sent qu’il a fait mouche. Il m’a tout décrit, le physique du gars, petit et binoclard, et son âge, dix-huit ans à peine, j’ai vu ses traits prendre forme à mesure qu’il m’en parlait, son allure juvénile, ses lunettes de bon élève. Il se souvient de tout, de son prénom, que j’avais oublié, du bac pro qu’il préparait, un bac en électrotechnique dont l’intitulé a claqué contre mes tympans comme un coup de revolver.

– On vient le chercher à la sortie de son lycée, on l’emmène réparer un vieux distributeur pourri. Hé, tu m’écoutes ?

Après qu’on l’avait fait travailler sans rien lui expliquer, le mec est rentré chez lui. Notre idée lumineuse du rail en francs pour le shit, le rail imprenable, l’astuce aux yeux du monde. Sauf pour un binoclard de merde dont la grand-mère habite au bout de la rue du Milord, et à laquelle le petit-fils modèle rend visite presque tous les soirs, il lui fait ses courses, lui monte son courrier. Il tombe en arrêt devant la tomatic, la reconnaît, continue son chemin. Cerise sur le gâteau, mamie possède encore une multitude de pièces hors d’âge dans une boîte à chaussures sous son lit, elle confond tout, les euros, les francs, les anciens, les nouveaux, elle parle même parfois en roubles. Avant de partir de chez elle, ce petit merdeux sort de leur cachette toutes celles de deux francs que possède encore la vieille et jubile à l’avance à l’idée d’être plus rusé que nous trois réunis. Sur le trajet du retour, il s’exécute et nous dupe. Un, deux, trois Mars, tous les Mars.

– Et devine ce qu’il découvre en les ouvrant à la maison ?

Hector exultait, il voyait bien que j’étais tout à lui.

– Du shit, mon pote ! Quinze barrettes de shit !!

Le shit, le petit gars n’aimait pas ça. Le petit gars, surtout, a compris qu’il avait peut- être un peu fait le con. Il n’a pas dormi de la nuit. Le lendemain soir, à deux heures du matin, n’en pouvant plus d’angoisse, il a mis les barrettes dans un sac et a décidé d’aller tout replacer sous le distributeur, se disant qu’on trouverait le paquet sans aller chercher plus loin. Tout aurait pu rentrer dans l’ordre s’il n’était pas tombé sur la BAC en cours de route, lui demandant ce qu’il transportait à cette heure. Hector m’a joué la scène comme s’il y avait assisté, gesticulant sous mes yeux incrédules.

– Le petit gars les a suppliés de le croire, les flics rigolaient ! Ils l’ont mis à l’arrière d’une voiture et le chef a voulu faire une blague, c’était la fin de leur ronde : il a décidé d’aller chercher un Mars au distributeur pour qu’ils le fument ensemble ! Je te promets. Le flic est allé au distributeur chercher un Mars. Hé, tu m’écoutes ?

Il s’est arrêté là, guettant l’enthousiasme dans mes yeux mais je les ai fermés, j’aurais voulu m’endormir pour ne plus rien savoir. Je l’ai entendu dire plus bas, comme sur un ton d’excuse :

– Je te promets, il m’a raconté ça.

Puis plus bas encore :

– Il a passé une nuit ici, la veille de ton arrivée, et a été transféré. Tu aurais presque pu lui demander toi-même…

*

Je ne sais pas si Pouic et Garry viendront me voir. Je ne sais pas si je leur raconterai ce que j’ai appris. Je me demande s’ils font toujours tourner la tomatic, et avec quoi, si le patron du Milord a accepté qu’elle reste après le grabuge qu’elle a causé. Parfois je pense au petit électrotechnicien. Il s’en est sans doute bien tiré, un casier vierge, un métier qui l’attend, ça n’a pas dû lui faire trop mal. Je pense à sa grand-mère, aussi. Surtout à sa boite aux lettres.

Le conseiller d’orientation est venu me voir hier.

– Quoi, faire quoi ? Comment font les gens ?, je lui ai demandé d’entrée de jeu.

– On va voir ça ensemble, il m’a dit en s’asseyant.

Les boites aux lettres, c’est un truc à creuser, je le sens.

J’ai vu que l’homme ne me reconnaissait pas. J’ai constaté, en revanche, qu’il variait parfois son discours.

– Ce qu’il faut que vous sachiez, il a annoncé en sortant un cahier de sa sacoche, c’est qu’après six mois de prison, le plus dur sera derrière vous.

Je ne sais pas pourquoi il m’a dit ça plutôt que l’inverse, je n’en ai aucune idée, mais c’est un signe.

Les boites aux lettres. On poste le shit. La vente à distance. C’est là qu’il faut chercher. J’ai pensé à Hector, à tous ceux qui le prennent pour un mythomane et j’ai regardé ce type.

– Le plus dur est derrière vous, il a répété. Cette fois, je l’ai cru.

Hervé Commère

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