Les ZAD de Stéphanie Benson

Les temps courent et l’été est à l’arrêt. C’est ce p’tit air frais qu’est pas chaud me disait avec justesse et précision météorologiques ma voisine. Qui rajoutait : manquerait plus qu’il pleuve ! Maintenant que les parapluies ne font plus recette qu’à Cherbourg uniquement, on peut le dire : c’est le bordel climatique. Il fallait s’y attendre. Allait-on rester dans la panade ? Non. Il fallait que quelqu’un ose. J’ai relevé le défi. J’ai demandé à Stéphanie Benson, notre Cassandre dystopique préférée, non pas ses prédictions à suivre, ni ses prévisions à rendre mais ses Zones A Défendre… C’est mieux ainsi. Y parle-t-elle de climat ? Sachez lire entre les lignes… Ce sont mes questions, voici ses réponses

A la suite de ce post, vous trouverez Le nid de frelons, une nouvelle de/offerte par Stéphanie Benson. Merci Stéphanie.

Les ZAD de Stéphanie Benson

Stéphanie Benson – Quais du Polar

Une ZAD politique ?

La littérature dite « francophone » ou « Commonwealth » en anglais, la littérature LGBTQ+, la littérature de jeunesse ; ces littératures qu’on classe comme inférieures parce que la grande littérature doit rester adulte, blanche et hétéro…

Une ZAD littéraire ?

Le projet social européen qui est le grand oublié de l’Europe des banques et du libre-échange des marchandises.

Une ZAD médiatique ?

Les lettres écrites à la main sur du beau papier et envoyées dans des enveloppes avec de jolis timbres. Les lettres avec des mots qui cherchent à décrire des évènements et émotions, les détails de la vie. Les lettres réfléchies, pensées, pesées, et sans émoji.

Une ZAD sémantique ?

La bienveillance. Qui a été très malmenée ces derniers temps, je trouve, et qui est tout sauf un permis de laisser-aller général pour lequel certains voudraient la faire passer. La bienveillance émotionnelle, intellectuelle voire spirituelle, en gros veiller à ne pas nuire à l’autre par quelque manière que ce soit.

Une ZAD argotique ?

Ratiboiser la colline.

Une ZAD sexuelle ?

Le respect de l’autre, de ses désirs, fantasmes, besoins et expériences. Nous ne sommes pas tous pareils, respectons-nous les uns les autres, et demandons-nous la permission avant d’agir.

Une ZAD alimentaire ?

Les légumes. Tous les légumes. Un trésor infini d’inventivité du monde naturel.

Une ZAD viticole ?

Le Pessac-Léognan.

Une ZAD SFCDT ?

Le mobilier de salle de bains.

Une ZAD picturale ?

Dos Cabezas de Jean-Michel Basquiat.

Une ZAD historique ?

La guerre, c’est des gens qui meurent.

Une ZAD sportive ?

Le rugby féminin.

Une ZAD populaire ?

La monarchie.

Une ZAD vestimentaire ?

Le noir.

Une ZAD animale ?

Arrêtons de les faire souffrir avant de les manger, ça sera déjà bien.

Une ZAD cinématographique ?

Clean, Shaven de Lodge Kerrigan.

Une ZAD architecturale ?

Notre Dame de Paris.

Une ZAD photographique ?

Noir & Blanc.

Une ZAD offensive ?

Non.

Une ZAD musicale.

Joni Mitchell.

Une ZAD finale ?

La politesse. Merci.

Maintenant on sait qu’est-ce qu’elle dit ? Mais qu’est-ce qu’elle fait ?

L’année où tout a commencé

En 1981, deux événements concomittent : la victoire de la rose au poing levé et l’arrivée en France de Stéphanie Benson. Si le premier fanera rapidement par l’amputation de la rigueur dès 83, la deuxième a perduré, perdure et perdurera. Cependant, politesse oblige, elle attendra 1995 que le premier événement s’efface pour s’affirmer comme auteur/auteure/autrice (selon votre sensibilité, vous emploierez le terme adéquat) en jeunesse chez Syros. Fidèle, c’est toujours chez Syros qu’elle officie aujourd’hui.

Didactique sans être chiante, voilà une collection, Tip Tongue*, qui permet de glisser du français à l’anglais, presque naturellement.

Niveau A1 introductif

Avec Boucle d’or et les Strange Bears, niveau « Mes premiers pas en anglais » (niveau A1 introductif), Kevin and Goldilocks se perdent en cherchant des mûres et tombent sur The Bear’s House. Ils « knock » car c’est marqué sur la porte Friends, please knock et ils sont polis. À l’intérieur, il y a des « bears » partout. Boucles d’or s’inquiète : Je crois que ça signifie « ours ». Et c’est là que la porte d’entrée claque…

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Niveau A1 découverte

Rassuré par une fin heureuse, on peut attaquer Tom et le secret du Haunted castle, niveau « Je découvre l’anglais » (niveau A1 découverte). Voilà Tom en Écosse où son père a loué des chambres hantées. A peine rassuré, Tom finit par s’endormir lorsqu’un bruit le réveille… Quelqu’un gratouille dans la bibliothèque à côté. Il va voir et rencontre Akira, un drôle de fantôme, en chair et en os, une jeune fille, qui lui demande de l’aide pour retrouver son frère James qui a disparu depuis 5 jours en laissant un curieux message codé. Il faudra à Tom s’accrocher pour résoudre le mystère mais pas autant que son estomac après ingestion de smoked trout, roast potataes, duck in orange sauce, leeks, stewed appels et appel pie with cream and ice-cream. On lui aura juste épargné les kippers, le black pudding, le haggis

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Niveau A2 intermédiaire

De plus en plus à l’aide avec la langue de Robin Cook, vous attaquerez Peter et le mystère du Headless man, niveau « J’ai commencé l’anglais » (niveau A2 intermédiaire). Pierre/Peter rend visite à sa famille anglaise le temps que son père et sa mère règle quelques problèmes conjugaux. C’est un autre souci qui obnubile la famille anglaise : on vole un laptop, un bike et même des zucchinis. Et ça, Peter l’a vu, le voleur, dans le jardin : – … I see… saw… in the garden a man without a head. – A haedless man ! 12 chapitres, dont le dernier totalement en anglais, pour enquêter sur ce voleur de courgettes. Mais m’imaginez pas un whodunit à l’anglaise, un cluedo avec tasse de thé et scones, Stéphanie ne renie en rien ce qui fait du roman noir un révélateur des maux de notre société : indifférence et misère sociale. Lisez, vous verrez.

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Niveau B1 seuil

Prêt à attaquer Hamlet en version originale, vous décidez d’assurer un peu vos pieds de colosse que vous sentez encore d’argile. Dylan dilemna (Niveau « Je lis l’anglais« , niveau B1 seuil) est un petit bijou de littérature jeunesse car 1. il ne prend pas ses lecteurs pour des enfants gnangnans incultes, 2. l’auteur (là j’écris à l’ancienne) ne sort pas un fond de tiroir entre deux vrais romans adultes car il faut bien manger. Non, Dylan Dilemna est un VRAI ROMAN avec des morceaux entiers de Bob Dylan, des tags rageurs de Banksy, TrustoCorp, Buff Monster, Blek le Rat, des occurrences cinématographiques avec Pat Garrett and Billy the Kid de Sam Peckinpah et des tweets mystérieux de Tata2ee : Just4 @Kali 2C Buff Monsta go2 @CafeWhaNYC. Callie, jeune fille au pair à New-York, à Greenwich village, va devoir naviguer dans la langue anglaise, les chansons de Bob Dylan, les messages des peintres du street art et les nœuds familiaux de ceux qui la reçoivent.

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* existe en allemand et en espagnol / la collection a obtenu le Label européen des langues

Quoique

Mais le made in Stéphanie Benson, ce sont aussi des romans noirs adultes (elle écrit en français) mais là aussi n’attendez pas d’elle qu’elle se glisse dans un genre en respectant ses codes. Al teatro se joue du thriller, du roman noir, du fantastique, du roman à énigme. Publié à l’origine (trois premiers tomes) à L’Atalante, on trouve aujourd’hui la tétralogie chez Publie.net : Cavalier seul, Cheval de guerre, Moros et Pur sang. Réflexion sur le mal et sur la fin du monde, entre vision géopolitique dystopique et tryptique de Bosh, sous les férules des aphorismes de Nietzsche et des vers de MC Solaar, les pensées d’Arendt ou de Hugo, l’ironie caustique de Debord, Al teatro nous entraîne sur les traces de Milton – qui ne s’appelle pas vraiment Milton, pisté par Katz, un serial killer et un flic. Ce que veut le premier, on ne le sait guère, quoique, ce que veut le second, on n’a aucun doute, quoique : ** Il n’y a rien à comprendre… Il faut simplement les arrêter, les empêcher de faire ce qu’ils font de mieux.

Chacun poursuit peut-être autre chose que ce qu’il affirme poursuivre…

Un caillou lancé en l’air

Le tueur en série est l’équivalent humain du virus informatique.

Alors, évidemment, c’est la place de l’homme sur Terre qui est ici posé. Tout est programmé, de toute manière… Dès notre conception, nous sommes biologiquement programmés jusqu’à la mort. Notre croissance, notre aspect physique, nos maladies, notre sensibilité… Nous courrons après une illusion d libre arbitre pour éviter de nous poser les vraies questions comme : qui a écrit le programme ? Dieu ? Les serial killers étant évidemment l’œuvre du diable, concepteur de virus qui détraque tout… Non… un jeu vidéo éternel ne me paraît pas convaincant… Je ne m’intéresse… qu’à moi, mon nombril, mes perceptions, ma vision du monde, et ma vision me dit que le monde va mal et que c’est ici et maintenant qu’il faut se battre…

La mort

Et l’autre grande question qui taraude, c’est la mort, comme si la mort, tout compte fait, n’était que l’absence de la souffrance. Mais avec Alamandra (un des personnages que j’ai préférés), on en apprend (?) plus. La mort ouvre les souvenirs, on se souvient absolument de tout et notamment de sa naissance : De la sage-femme en coiffe de bonne, du furoncle au nez du médecin accoucheur, de l’horreur du moment, de la force de contraction des muscles qui l’expulsaient, lentement mais inexorablement, vers la lumière, de la pression du pelvis maternel sur son crâne, de la douleur insupportable de l’air s’engouffrant dans ses poumons, du cri qui lui arrache la peau de la gorge, de la terreur de se retrouver dans cet ailleurs, froid, violent, incompréhensible. En fait, la mort s’occupe de notre vie passée.

La vie

Après la naissance terrifiante vient le paradis de l’enfance d’où l’on est chassé par la soif du savoir. Le rejet du père tout-puissant qui prévient tous les besoins. La terrible impression d’être soudain face au monde.

Le monde

Quel monde est face à nous ?

Vous ne voyez pas que c’est déjà la fin du monde et que le cavalier de guerre tend son épée sur la planète ? Regardez autour de vous, pauvres vers de terre obnubilés par votre nombril, et voyez ! Ces enfants palestiniens qui fabriquent leur lance-pierre et s’entraînent au nom de leur dieu Intifada. Les mêmes enfants russes déguisés en soldats dans les rues de Groznyï ou cachés dans les caves de Téhéran. Regardez encore, vous les verrez partout : Rwanda, Tibet, Sierra Leone, Afghanistan, quel est l’antonyme de guerre espèces de connards ? Où voyez-vous la paix dans ce monde foutu ? En Europe ? Où les chômeurs sont réprimés à coups de matraques et de gaz lacrymogène ? En Amérique où ces mêmes enfants sont assassinés pour le bien de la communauté en toute légalité ? Qu’est-ce qui suit le cheval roux de la guerre ? La famine ? Demandez aux bénévoles des restaus du cœur si tout le monde mange à sa faim, même ici, dans l’El Dorado post-industriel de la bonne vieille Europe !

Et après, si on a cette « chance », on grandit, on découvre l’amour : C’est la seule chose qui fait vraiment mal.

Le bien.

Le mal.

Le monde.

Triptyque asocial.

Quoi faire ? Quelles sont nos intentions ? Sont-elles bonnes ? Depuis quand les bonnes intentions font-elles avancer le monde ? Les milliers d’âmes qui regardent avec une larme compatissante les informations du soir font-elles cesser la guerre ?

Non. Alors on s’évade dans la consommation. De fringues, de technologie, de drogues, de bons sentiments…

Les hommes dans le café disent que la guerre va venir ici aussi. Ils disent que la guerre est une chauve-souris géante, et l’ombre de ses ailes a déjà recouvert un tiers du globe. Que tous les pays maintenant rassemblent des armées, même si ceux qui ont commencé continuent de dire que ce n’est pas eux.

C’est toujours l’autre. Les gens [sont] prêts à avaler [des] conneries… pour lesquelles ils [payent]… uniquement pour se sentir exister.

D’Angers à l’Amérique, un monde sombre, un autre éclot. Ni l’un, ni l’autre ne le fait sans douleur. La tapisserie est un leurre agréable à regarder.

François Braud

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* * Les citations sont extraites des tomes 1 et 2 de Publie.net.

Le nid de frelons

Stéphanie Benson

Au début, si on y réfléchit, tout était la faute du jardinier. S’il n’avait pas refusé de tailler le frêne, rien de tout cela ne serait arrivé, mais non, il ne voulait pas à cause du nid de frelons, alors qu’Edith voulait simplement qu’il rafraîchisse un peu l’arbre qui lui bloquait toute la lumière.

—   Dans ce cas, enlevez le nid de frelons, puis taillez l’arbre après, avait-elle suggéré.

—   Ah non, Madame, moi, je fais pas ça, c’est un travail de spécialiste.

Elle avait levé un sourcil, sceptique.

—   Vous allez monter dans l’arbre, de toute façon. Qu’est-ce que ça change ?

—   Ben, Madame. Les frelons, ça pique.

—   Nous sommes en janvier. En janvier, les frelons, ça hiberne.

—   On ne sait jamais. Surtout quand on les énerve. Appelez les pompiers.

Elle avait appelé les pompiers. Les pompiers lui avaient donné le numéro d’un gars qui se spécialisait dans les essaims. Lui, il ne s’occupait pas des frelons. Les abeilles, c’est intéressant pour le miel, pas les frelons. Appelez les pompiers. Elle l’avait déjà fait. Il avait réfléchi un instant. Une entreprise spécialisée dans les nuisibles ? Un dératiseur ? Elle avait commencé à expliquer la différence entre un rat et un frelon, puis avait laissé tomber.

En raccrochant, elle avait failli pleurer.

Dans le temps, Serge lui aurait réglé le problème en deux coups de cuillère à pot, serait monté dans l’arbre, tronçonneuse sur le dos, aurait coupé la branche portant le nid, serait redescendu, y aurait mis le feu, et voilà, affaire résolue. C’était dans des moments pareils que l’absence de Serge se faisait aiguë, vive, indépassable. Après sa mort, Edith était allée voir une psychologue qui lui avait expliqué les étapes par lesquelles elle allait passer ; de la douleur à la colère, de la colère à la compréhension, de la compréhension à l’acceptation. Ou un truc dans le genre. La psychologue avait décrit ça comme un voyage serein. Elle n’avait pas parlé d’allers-retours, encore moins de sur-place. Bref, Serge aurait trouvé une solution.

Penser à Serge lui fit du bien. Elle parvint même à sourire. Les solutions de Serge n’étaient pas toujours du goût de tout le monde. La fois où il avait défoncé la porte du garage du voisin parce que la petite avait oublié sa clef. La tête du mec ! Et Serge qui répondait tranquillement qu’il n’allait quand même pas la laisser dehors sous la pluie ! Elle se demanda ce qu’il était devenu, celui-là. Ils avaient déménagé quelques années plus tard pour aller s’installer aux Antilles.

Edith soupira. Retour au présent. Serge, il aurait fait quoi ? Il aurait dégommé ce foutu nid de frelons puis rappelé le jardinier. Voilà ce que Serge aurait fait. Parfait. Elle allait donc faire de même.

Le lendemain matin, quand la lumière était encore forte (ses yeux n’étaient plus ce qu’ils avaient été), elle prit les jumelles de Serge et observa le nid de près. Ça ressemblait à une grosse boule de boue avec des trous. Ça semblait avoir été construit autour de deux branches à une dizaine de mètres du sol. À son avis, deux entailles, une dans chaque branche, et le nid tomberait, splat ! sur le sol, suite à quoi, elle l’arroserait d’essence et le ferait brûler. Il fallait juste trouver de quoi pratiquer deux entailles à une dizaine de mètres de hauteur.

Edith monta dans le grenier.

Nouveau vent de douleur.

C’est ici qu’elle avait rangé toutes les affaires de Serge. Des années de vie commune, d’amour, de rires, de voyages, de déménagements soigneusement mis de côté dans des cartons.

Ç’aurait peut-être été différent s’ils avaient eu des enfants, mais elle était prof de sport, d’EPS comme ils disaient, passionnée d’escalade et de ski, de sports extrêmes et de défis à relever. Ça ne cadrait pas avec un gros ventre et des nuits ponctuées de biberons. Elle ne regrettait rien. Sauf la mort, bien sûr. Pas prévue.

Le fusil de précision était à côté des autres armes que Serge avait rapporté de ses différentes missions. C’était un militaire de carrière, il aimait les armes à feu comme un mécano aime les voitures. Rien d’anormal. Ils n’avaient pas trop le droit d’avoir des armes, mais bon, ils réussissaient tous à les ramener, les garder, à trouver des munitions.

La Zastava M76 Sniper, balles calibre 8×57 IS FMJ, avait été utilisée sur l’ensemble des guerres des territoires de l’ex-Yougoslavie, et c’est là que Serge l’avait pris à un ennemi quelconque. Elle n’avait pas posé de questions, avait juste souri devant son enthousiasme.

—   Avec cette petite merveille et sa lunette de visée, tu peux toucher une pièce de monnaie à huit cents mètres ! avait-il affirmé d’une voix émue. Huit cents mètres !

Huit cent mètres, c’était bien plus qu’il ne fallait pour dégommer le nid de frelons. D’autant plus, se dit Edith, qu’elle pourrait même tiré d’ici, du grenier, en ouvrant bien le vasistas.

Le grenier en était équipé de quatre. Les points d’interrogation dans le toit, des was ist das? comme ils les appelaient, Serge et elle. C’était bien de pouvoir aérer de temps en temps. Celle du fond se trouvait presque sous le frêne, la boule de boue clairement visible.

Edith ouvrit le carton contenant la Zastava et commença à la remonter.

C’était Serge qui lui avait appris à tirer, dans la garrigue, quand ils étaient encore jeunes, mais elle avait déjà fait du tir à l’arc, sans parler des après-midis d’été à jouer aux boules avec Oncle Paul et ses potes. Elle avait toujours su viser juste. C’était utile pour les sports collectifs, également. Mettre la balle dans le panier, ce genre de truc. Elle se surprit à parler à Serge, à lui expliquer ce qu’elle allait faire, mettre le silencieux pour ne pas réveiller toute la rue, et se tut, avalant sa salive pour déloger la boule de douleur dans sa gorge. Puis elle prit le fusil, le logea contre son épaule et regarda dans la lunette.

Le nid de frelons avait fait un saut dans l’espace. Les deux branches d’attache n’étaient plus qu’à quelques centimètres de son nez. Elle reposa le fusil, ouvrit la boîte de balles, chargea, puis reprit l’arme en main. Ce n’était pas quelques frelons qui allaient lui pourrir la vie.

Edith tira deux fois, les deux branches explosèrent en rapide succession, la boule de boue s’écrasa au sol. Edith posa le fusil sur le carton le plus proche et descendit finir son œuvre avec de l’allume feu et un briquet. Elle y ajouta quelques brindilles pour faire bonne mesure, et regarda le repaire de nuisibles se réduire en cendres tandis que le pale soleil d’hiver se hissait tranquillement au-dessus du frêne. Voilà. Une bonne chose de faite. Elle allait pouvoir rappeler le jardinier.

Elle remonta ranger le fusil.

À peine était-elle arrivée dans le grenier que le chien de la voisine commença à aboyer. Ce n’était pas de sa faute, le pauvre. Il s’ennuyait. La voisine ne le sortait jamais. Elle prétendait être dépressive. Feignasse, plutôt. Toute la journée vautrée devant sa télé, pas étonnant qu’elle pesait une tonne. Edith releva la lunette de visée à son œil. Oui, la voilà, la grosse limace. Tout juste levée et déjà en train de se goinfrer devant des âneries. Parlant de nuisibles…

La balle partit presque toute seule. Presque, parce qu’il ne faut pas exagérer, son doigt était quand même bien serré sur le petit levier de la mise à feu, et elle l’avait relâché pour tirer, comme Serge le lui avait appris, en aucun cas on ne pouvait parler de geste involontaire. Au contraire. Regarder la grosse tête bouffie imploser lui fit un bien fou. Edith posa le fusil, descendit dans la cuisine, sortit un steak haché du congélateur, le fit dégeler dans le four à micro-ondes et sortit le jeter par-dessus la haie pour le chien. Elle allait devoir le nourrir une ou deux fois par jour. Il ne fallait pas qu’il attire l’attention du voisinage.

Elle se demanda de combien de temps elle disposait. La voisine était apparemment, d’après ce qu’Edith avait compris, en arrêt maladie longue durée. On ne l’attendrait donc pas au travail. Elle semblait avoir peu d’amis. Une fois par an, à peu près, Edith entendait les bruits d’un repas derrière la haie, mais c’était l’été. On en était loin. Avec un peu de chance, le corps aurait subi suffisamment de dégradations, d’ici à ce qu’on la découvre, pour que l’angle d’entrée du projectile soit difficile à déterminer avec précision.

Rassurée, Edith se prépara un café. Elle avait encore sans doute quelques jours de liberté devant elle. Elle rappela le jardinier en lui disant que les pompiers avaient été merveilleux.

Le lendemain soir, le frêne était taillé, réduit d’un tiers de sa hauteur, les branches élaguées débités en rondins pour l’insert. La salle-à-manger était beaucoup plus lumineuse. Edith se dit qu’elle devrait peut-être se débarrasser du fusil. De tous les fusils, tant qu’elle y était. Si le corps dans la maison d’à côté se décomposait gentiment en rendant plus difficile le travail des enquêteurs, ce n’était pas la peine de suspendre une enseigne lumineuse « coupable » au-dessus de sa maison en y conservant l’arsenal de Serge. Il comprendrait. Elle s’en occuperait dès le lendemain. Tandis qu’elle regardait par la fenêtre le ciel de janvier se teindre en rose, elle se dit qu’il serait sans doute plus pratique d’accueillir le chien chez elle. Elle enleva la planche qu’elle avait inséré dans la haie (le petit coquin avait déjà tenté une incursion plusieurs mois auparavant), et eut l’impression que le chien n’attendait que ça. Il la suivit dans la maison, mangea avec reconnaissance le steak haché et les pâtes qu’elle lui prépara. Elle lui parla de Serge. Il sembla apprécier. Et toujours rien du côté de la maison voisine. C’était incroyable à quel point certaines personnes n’avaient pas de vie !

Elle se leva de bonne heure, donna à manger au chien et commença à descendre les cartons du grenier. Ce n’était pas une mince affaire. Ça l’embêtait de l’admettre, mais elle n’avait plus vingt ans. Ni même quatre-vingts. Et tout aussi sain et entretenu que fusse son corps, il n’était ni aussi souple ni aussi musclé qu’il avait été. C’était frustrant, tout de même, cette histoire du temps qui passe, de ravages qui s’installent. Elle en était au troisième carton lorsqu’elle entendit un cri derrière elle.

—   Attention à la vieille !

Le gamin ne lui avait jamais été très sympathique. Il était joufflu et suffisant depuis la naissance, avec un regard qui semblait signifier que tout lui était dû. Il était bruyant, aussi, encore plus avec chaque nouveau petit frère que sa mère semblait pondre avec une régularité effrayante, mais jusqu’ici, Edith avait réussi à se maîtriser. Vivre et laisser vivre. Le dernier petit frère tourna le guidon de son vélo et réussit à l’éviter de justesse, mais ce n’était pas ça qui lui fit voir rouge. La vieille. Aucun respect. Aucune reconnaissance de la valeur de l’expérience. Aucune lueur qui présageait que les grosses joues de la tête et du cul évolueraient vers autre chose qu’un crétin. Edith posa le carton qu’elle portait sur le sol, et remonta dans le grenier. La Zastava était toujours au même endroit. Edith ouvrit un des was ist das? qui donnaient sur la rue.

Elle était désolée pour le chien, mais parfois, il fallait savoir mettre des limites.

Et tant qu’à faire, autant partir en beauté. Serge serait fier d’elle.