La citation du jour #56 du 22 janvier 2023

L’arme du crime

La citation du jour attire l’œil du lecteur sur un passage particulièrement frappant d’un livre, voire sur les propos sentis ou sertis d’un démiurge. Ce n’est évidemment qu’un prétexte pour que la lectrice aille au-delà de cet extrait. C’est ainsi que j’ajoute aux mots de l’auteur(e) quelques lignes, parfois, pour vous pousser à lire plus. FB.

Aujourd’hui, un passage de Crépuscule de Philippe Claudel (Stock, 2023, 507 pages, 23€) qui aurait naturellement trouvé sa place dans le Contre Dictionnaire Amoureux du Polar, Lettre A, partie 2 voire à La lettre F pour Faux roman policier. L’auteur de : Les Âmes grises, L’Archipel du chien, Le Rapport de Brodeck publie là un conte intemporel à la géographie floue dont l’histoire s’abime autour du meurtre du Curé et où tout un chacun est résumé à son fonction (Le Policier, L’Adjoint, Le Vicaire, L’Imam, Le Maire…) et à sa limite de pion déplacé sur le grand échiquier qui leur sert de jeu. Servie par une écriture qui est une petite musique de nuit, vous serez surpris du silence assourdissant que l’auteur instille en nous qui est la marque des grands, de ceux qui n’ont pas besoin de hurler le message, entre chien et loup, pour le faire passer mais qui gratte les ors et les vernis pour découvrir les ténèbres*.

François Braud

* « Si vous grattez les ors et les vernis, vous finirez par découvrir les ténèbres ». Leo Perutz (La Naissance de l’Antéchrist, 1921), exergue du livre.

« Le Maître reposa la pierre là où le Policier l’avait placée. Devenue commune, chacun s’en empara. Elle fut soudain le centre du monde, caillou au cœur du grand caillou, autour duquel tout gravita.

On touchait la mort à vrai dire. On l’avait dans la main. C’était une étrange impression, cette pesanteur peinte de sang caillé. Un fusil au final aurai procuré moins de passion et de verbiage. Tuer est sa fonction. C’est une arme, on le sait, et qui ne servait dans la région qu’à abattre des bêtes, très rarement des hommes. Une pierre, il en repose des milliers sur le bord des routes et des chemins, auxquelles jamais on ne prête attention, qui attendent leur heure pour être scellées dans un muret, la façade d’une maison, la margelle d’un puits ou le rebord d’une tombe. Mais quand l’une d’elle rencontre l ‘imagination d’un Assassin, quand il la choisit parmi toutes celles qui gisent à côté d’elle, quand il la distingue, la soupèse, la jauge et décide que ce sera elle et nulle autre, la pierre n’a plus rien d’ordinaire. Elle s’emplit du poids de la faute. Elle endosse un habit de vice et de laideur.? Elle s’apprête à s’ensanglanter, à changer de nature. Complice, elle devient ce pour quoi elle a été choisie. On ne verra plus en elle une chose insignifiante, dure et coupante. Pour toujours, elle sera unique et maudite. Elle perdra sa nature innocente, son absolue pureté pour n’être plus nommée désormais que du terme ignominieux d’arme du crime. »

(pages 61-62)