Contre Dictionnaire Amoureux du Polar / Lettre G (3ème et dernière partie)

« Le point G est le point gritique, non ? »

Ce projet de « Contre dictionnaire amoureux du polar » (CDAP) est un projet à long terme, très long terme. Il se veut un hommage critique au Dictionnaire amoureux du polar (DAP) de Pierre Lemaitre (Plon), lauréat du trophée 813 Maurice Renault récompensant un ouvrage mettant en avant « le genre que nous aimons »*, « notre objet de passion »**. J’ai relevé le défi de bâtir un contre dictionnaire au sien, un codicille ou plutôt un complément, pas qu’une exégèse ni qu’une critique. Ni éloge, ni hagiographie, ni panégyrique, mais pas non plus de pamphlet, de satire, de diatribe. Juste une petite porte entrouverte par l’auteur dans laquelle je me suis engouffré : « Il y aura des oublis impardonnables, des injustices criantes, des jugements contestables, c’est inévitable : c’est un dictionnaire de ce que j’aime, et encore n’ai-je pas pu mettre tout ce que j’aime. » (introduction, page 11). J’ai donc relevé la gageure de combler, de réparer, de contester et, inévitablement, de construire le dictionnaire de ce que j’aime, et encore, sans pouvoir y mettre tout ce que j’aime et avec une difficulté supplémentaire, c’est de ne pas pouvoir (vouloir) revenir en arrière une fois la lettre publiée (pas de vision générale avant la fin). Ce sera le CDAP d’un critique mais aussi celui d’un éditeur (La Loupiote), auteur, directeur de festival (du polar à La Roche-sur-Yon – 85), rédacteur d’une revue (Caïn) et de tous ses souvenirs. Ce sera avant tout le CDAP d’un hannibal lecteur. Chaque lettre donnera lieu à deux parties : une critique des entrées de Pierre Lemaitre et un développement de celles qu’il aurait pu/dû y mettre. Voilà. L’hommage est sincère mais la langue n’est pas de bois. Le maître me pardonnera. FB

* JP Manchette ** JB Pouy

À qui avez-vous affaire ? bio-biblio-2022

Si vous avez manqué le début… (ne manquez pas la fin au moins…)

C’est déjà du passé…

Lettre A, Partie 1 / Télécharger ? je clique là (ABC du métier (L’) / Alcool / Alibi)

Lettre A, partie 2 / Télécharger ? je clique ici (Amila Meckert / Arme du crime)

INVITÉ La contribution au CDAP : A comme Amila par Didier Daeninckx (auteur de romans noirs : Rions noir, avec Jordan, Creaphis)

Lettre A, partie 3 / Télécharger ? C’est là (Arnaud / Auster / Avis déchéanceAkkouche / Aztèques dansantsWestlake)

Lettre B, partie 1 / Télécharger ? C’est par là (Baronian / Bataille des Buttes-Chaumont (La)Jonquet / Battisti / Bête et la belle (La)Jonquet / Bialot / Bible)

INVITÉ La contribution au CDAP : B comme Battisti par Gérard Lecas (auteur de romans noirs : Deux balles, Jigal)

Lettre B, partie 2 / Télécharger ? Je clique là (Black BlocsMarpeau / Blogs / Brève histoire du roman noir (Une)Pouy / Brouillard au pont de BihacOppel / Bruen)

INVITÉ La contribution au CDAP de Jean-Bernard Pouy (auteur de En attendant Dogo), B comme Bruen.

Lettre C, partie 1 / Télécharger ? Je clique ici (Ça y est, j’ai craquéDessaint / Cadavres ne portent pas de costards (Les) – Reiner / Caïn / Canardo / Cette fille est dangereuseGranotier / Chuchoteur (Le)Carrisi / Chute)

Lettre C, partie 2 / Vous pouvez télécharger le post (Classer/déclasser, Codes et des ponCifs, Condor (Le) Holmas, Michael Connelly)

Lettre C, partie 3 / À télécharger, (John Connolly, Contrat, Cosmix banditosWeisbecker, Coup du bandeau, Couverture (4ème de), Critique, Cuba, Cummins et BACK in ABC).

INVITÉ La contribution au CDAP : C comme Connolly par Pierre Faverolles (blogueur blacknovel1)

Lettre D, partie 1 / Téléchargez ? (Dahlia noir (Le)Ellroy, DamagesKessler, Kessler et Zelman, Del Árbol (Victor), Delestré (Stéfanie), Der des ders (Le) – Daeninckx et DexterLindsay/Manos Jr)

La contribution au CDAP : D comme Dahlia noir (Le)Ellroy – par François Guérif (éditeur Rivages, Gallmeister)

Lettre D, partie 2 / À télécharger, ici (Dicker Joël / Dictionnaire Amoureux du Polar (Le) de Pierre Lemaitre / DILIPO (Le) dirigé par Claude Mesplède / Divulgâcher, Donneur (Le) Akkouche / Doyle (Conan) / Drôles d’oiseaux Camus.

INVITÉ La contribution de Frédéric Prilleux au CDAP (auteur et spécialiste BD polar, blogueur bedepolar) : D comme Dredd (Le Juge)

Lettre E / Cliquez pour télécharger (Edogawa Ranpo, Encrage, É(L’) ou le polar lecture facile et Excipit (et incipit)).

IINVITÉ La Contribution d’Éric Libiot (journaliste écrivain – Clint et moi, On a les héros qu’on mérite) au CDAP avec le E de La Disparition de Perec et Echenoz.

Lettre F / Téléchargez le post (Fanzine, Fausse piste de Crumley, Faux roman policierGrand maitre de Harrison, Festivals, Fight Club de Palahniuk).

Lettre G, partie 1 / Cliquez pour le téléchargement (Gang de la clé à molette (Le) d’Abbey, Gendron, Goodis).

IINVITÉ La Contribution de Philippe Claudel (auteur : Les âmes grises, Le Rapport de Brodeck, Crépuscule, pour Edward Abbey).

Lettre G, partie 2 / Téléchargez ici ((Le) Grand monde de Pierre Lemaitre, (Le) Grand soir de Gwenaël Bulteau, (Le) Grand sommeil de Raymond Chandler et le film d’Howard Hawks et Jean-Christophe Grand G (Grangé)).

INVITÉ La Contribution de Hélène Martineau, libraire des Instants Libres au Poiré sur vie (Le Grand monde de Pierre Lemaitre)

tome 15

SOMMAIRE

uidés par le maître Pierre et son Sancho Poncho dans les deux derniers épisodes, vous avez été grave gavés, vous, les protagonistes lecteurs et lectrices du G tant les deux compagnons collègues ont exigé que vous enregistriez, non seulement les consignes engrangées dans le DAP mais aussi celles du CDAP : Le Gang de la clef à molette d’Abbey, Gendron, Goodis, Grand monde (Le) de Pierre Lemaitre, Grand soir (Le) de Gwenaël Bulteau, Grand sommeil (Le) de Raymond Chandler et Howard Hawks et Grangé.

Dans cette troisième et ultime partie, gage que vous allez vous gargariser avec le programme : Gravesend (de Boyle), Jean-Paul Guéry (La Tête en noir), Gunther (héros de Kerr) et, last but not least, Jeanne Guyon (éditrice de Rivages).

Gravesend (Boyle)

The wrong number tape dans le mille

odiller sur la vie pour avancer comme on rampe, comme on peut. Chacun ayant son but. Pour certains, c’est son absence, pour d’autres l’amour ou le gain, voire la vengeance. Gravesend de Boyle tente de tous les représenter, ces protagonistes qui ont raté leur vie mais aimeraient bien la finir.

J’avais évidemment avidement, dès que je l’eus sous les yeux, lu Gravesend. L’impression est restée prégnante et à la relecture, je m’aperçois que je ne m’étais pas trompé et je trouve l’assertion de François Guérif un peu trop péremptoire (« ce n’est pas un chef d’œuvre« ) mais aussi sans doute juste : crier assourdit et éloigne l’adhésion, murmurer attire et titille. Et comme le rappelle son éditeur de l’époque*, on y trouve toute l’âme de Rivages. Et contrairement à ce que dit la couverture, ce numéro 1000 de la collection n’est pas un wrong number mais tape dans le mille. Et sa découverte, on la doit à Jeanne Guyon (à lire plus bas) : « [les trente ans de Rivages noir ont été] [m]arqué[s] par la publication du numéro 1000 de la collection, Gravesend de William Boyle auquel François Guérif a accordé cet honneur plus que mérité (un livre que j’ai découvert, par parenthèse, et j’en suis fière). »

* Aujourd’hui ses livres sont publiés par Gallmeister… pour lequel travaille François Guérif il me semble…

William Boyle, dernier livre paru : Éteindre la lune (Gallmeister)

Voilà ce que j’écrivais à la sortie de Gravesend :

Le bon numéro

François Guérif a longtemps hésité, comme il l’affirme dans son interview dans le spécial Polar de Marianne*. À qui le numéro 1000 de la collection Rivages Noir ? « J’étais parti sur l’idée de choisir le Perfidia (…) de James Ellroy, qui est quand même le grand nom de la collection. » Mais c’était, sans doute, la solution de facilité. Mettre en avant un auteur français l’a titillé : « … comme Pascal Dessaint ». Puis, il a décidé de donner ce numéro à « … un auteur inconnu, son premier livre », William Boyle. Et… c’est une putain de foutue bonne idée !

* 26 mars 2015

Gravesend de William Boyle, traduit par Simon Baril, Rivages/Noir n°1000, 2016, 8€50

Gravesend est un roman qui colle, qui tient au corps, qui perfore l’âme et qui fonce, debout sur la pédale d’accélérateur, vers le mur. Sa musique, sa voix, son écriture, sont prégnantes, suintantes, adhérentes. Elles dressent le constat d’une impuissance ; celle de refaire sa vie lorsque le passé s’accroche à vous comme un cancer, en voie de rémission certes, mais qui renaît à chaque bouffée que l’on prend pour respirer. Conway, aux côtés de son père, pleure son frère Duncan, homosexuel « assassiné », il y a des années, dans le quartier de Gravesend, au sud de Brooklyn. Le responsable de cette situation est Ray Boy Calabrese, caïd, qui vient tout juste de sortir de prison. Le temps est donc venu de lui faire payer l’addition. Cela semble évident, facile, logique. Conway s’y entraîne depuis longtemps, il s’y attèle. Mais tout ne va pas se passer comme prévu. En parallèle, revient aussi dans le quartier une jeune femme, actrice ratée, Alessandra, de retour chez son père, sa mère morte, ses ambitions en berne, son avenir en pointillés. Elle rencontre Stéphanie qui travaille avec Conway, une vieille fille, moche, qui aspire à l’amour mais qui semble ne pas y avoir droit. Nous suivons aussi Eugène, le neveu de Ray Boy Calabrese, voyou en devenir, qui adule son oncle et veut le remettre dans le droit chemin : celui des rapines, des coups, des exploits. Ces 5 personnages vont se croiser, de jauger, se juger.

Dans le mille

Il y a chez Boyle du Goodis, celui du Retour sans espoir, du Burke pour la tendresse envers ses êtres humains dépassés, voire du Lehane dans son souffle narratif. Bref, que du beau monde. Sans réinventer le roman noir (« Je ne dirais pas que c’est un chef d’œuvre, mais j’y ai retrouvé exactement l’ADN, l’âme de Rivages »), mais en le fortifiant, Boyle livre ici un texte d’une poignante humanité, de celle qu’on aime lire parce qu’elle nous touche, nous brûle, nous marque. On attend la suite, pas celle de cette histoire qui prend fin au bout de 349 pages et ne « mérite » pas d’avenir, mais la suite de l’œuvre de ce romancier qu’on peut qualifier, d’ores et déjà, de grand de la littérature noire.

Il faut lire Boyle. « Il s’agit de la peinture assez extraordinaire d’un quartier, les personnages sont très émouvants et il y a surtout cette langue, cette voix ». Gageons qu’elle vous parlera.

* papier déjà publié le 20 avril 2016, .

L’extrait qui bouleverse.

« Je te montrerai le meilleur endroit où enfouir mon cadavre.« 

« – Si tu veux, on retourne dans le nord de l’État à Hawk’s Nest. Tu me fous dans le coffre, et on y va. T’as peur d’avoir des ennuis, peut-être ? Ça n’arrivera pas. On mettra une bâche ne plastique dans la cave. Je te montrerai comment faire. Comment étouffer le bruit de la détonation. Je te montrerai où m’enterrer. Il y a quatre-vingt hectares de collines derrière cette baraque. Des arbres. De la terre bien froide. Des animaux. C’est tout. Je te montrerai le meilleur endroit où enfouir mon cadavre. Je t’aiderai à creuser le trou, si tu veux. Après ça, on retourne dans la maison, tu me flingues, tu me charges dans une brouette et tu vas me vider dans le trou. Je pourrai pas t’aider à le combler. Ça te prendra un peu de temps. À moins que tu me flingues directement dans les bois. » (page 106)

Gravesend, c’est en fait l’histoire de rendez-vous ratés entre un homme et l’image qu’en ont tous ceux et toutes celles qui l’ont connu et c’est aussi un quartier au sud de Brooklyn (où l’auteur a grandi) à l’étouffé dans lequel marmitent et bouillent rancœurs et déceptions, frustration et vengeance.

Jean-Paul Guéry (La Tête en noir)

C’est un modeste

Jean-Paul Guéry, fondateur en 1984 du plus vieux fanzine de littérature policière, « La tête en noir » © Ouest-France.

érontophilement parlant, il l’est ! Pensez donc, il est né au siècle dernier, en 1984 ! Il a fêté son 200ème numéro en 2019 et il porte aujoud’hui la marque n°221. Et si autrefois, il fallait débourser un carnet de timbres pour le recevoir chez soi, aujourd’hui, il est consultable en ligne ! La Tête en Noir, est l’ancêtre vivant de nos fanzines de polars.

* le numéro 216, .

On le doit à Jean-Paul Guéry, né en 1957, dans le Poitou. Mais pas n’importe où. « Les pays, c’est pas ça qui manque, on vient au monde à Salamanque », « lui, la nativité le prit du côté » du Paradis. « C’est un modeste »*. À domicile, dans ce lieu-dit des Deux-Sèvres, nommé Le Paradis, dans la commune de Maisonnais, il se dirige vers des études agricoles, multiplie les petits boulots pour remplir la tirelire. Mais au lieu de la briser pour en profiter, il se casse la jambe en 1983. Cloué, il lit et écrit une chronique, révélatrice d’une passion. Le livre sans qui jamais, peut-être, il n’aurait se nomme Le Diable et son jazz, de Nat Hentof : il entre en Série noire comme on entre dans les ordres et lance La Tête en Noir. On sait désormais où ça le mènera.**

* Brassens, « Le modeste » ** notule biographique composée à l’aide de celle qui figure sur K-Libre.

Si ça nourrit son esprit (il cause aussi dans le poste, organise des festivals, des journées spécial polar avec la librairie Contact d’Angers, participe au DiLiPo de Claude Mesplède…), ça ne nourrit pas son homme. Aussi doit-il travailler pour des journaux (Le Courrier de l’Ouest, Le Maine Libre, Presse Océan)

J’ai cru bon de lui poser cinq questions pour faire le point. Et selon la formule que le monde de l’interview m’envie : ce sont mes questions, voici ses réponses.

5 / 5 avec Jean-Paul Guéry

Ça fait quoi d’être à l’origine et à la tête du plus vieux fanzine du noir ?

Bien que ce ne soit pas un exploit, je suis quand même content de pouvoir fédérer une équipe d’une douzaine de rédacteurs avec des lectures différentes et des approches personnelles. Et finalement, en près de 40 ans, très peu de rédacteurs ont mis un terme à leur participation… sauf cas de force majeure (et définitive)

Qui est votre « sans qui, rien n’aurait été possible » ?

Notre Illustrateur Gérard Berthelot, présent depuis le 1° numéro, ajoute un vrai plus au fanzine. Claude Mesplède qui dès les premiers numéros m’a encouragé. Et aussi la librairie Contact à Angers car sans sponsor pas de gratuité.

Pourquoi lire du noir ?

Pour mieux comprendre notre époque et connaître les tréfonds de l’âme de nos contemporains.

Critiquer c’est pour ceux qui ne peuvent pas écrire ?

Je ne crois pas. J’ai fondé la Tête en Noir avec l’ambition d’aider les lecteurs à choisir parmi les dizaines de titres qui sortaient (et sortent encore aujourd’hui) sur l’étal de nos librairies. Ce postulat écarte de fait les livres que nous n’avons pas appréciés…

Que va faire la Tête en Noir en 2024 pour ses 40 ans ?

Je ne sais pas encore. J’imagine au moins un numéro exceptionnel.

Merci Jean-Paul !

La Tête en Noir, Prix Maurice Renault 2018, c’est une équipe resserrée autour de quelques claviers bien trempés*, un état d’esprit ouvert (sur les composantes du noir) et tenace (sur la durée), des pistes de lecture offertes gratuitement.

La Tête en Noir, c’est une mine d’informations (En bref), de critiques (Le Bouquiniste Jean-Hugues Villacampa, Alain Régnault, Jean-Marc Lahérrère, Arbikel Unbekannt), de dossiers (Le true crime par Julien Vendrenne), de chroniques (Le Fleuve Noir par Michel Amelin, la BD par Frédéric Prilleux, Dans la bibliothèque à Pépé par Julien Caldironi, Y a pas que le polar dans la vie de Jean-Paul Guéry, Les (re) découvertes de Gérard Bourgerie)… Et puis, comme le livre a une espérance de vie dans les librairies de quelques mois, La Tête dans le rétro (coordonnée par Michel Amelin) se propose de leur redonner une chance de résurrection. Et le tout est illustré par Gérard Berthelot d’un crayonné noir sur fond blanc qui sait chopper l’ombre des âmes humaines…*

(* collectif ayant travaillé sur le dernier numéro qui n’oublie pas les autres contributeurs : Claude Mesplède, Christophe Dupuis, Julien Heylbroeck, Martine Leroy Rambaud, Paul Maugendre, Alfred Eibel…)

La Tête en Noir, Gérard Berthelot, n°221 (mars-avril 2023)

Gunther (Bernie) par Philip Kerr

© Alberto Estevez

rand Philip Kerr, maître du polar historique et créateur de Bernie. Il a su, par la fiction, s’introduire dans l’histoire sans la dénaturer mais en l’exposant dans sa quotidienneté. À ce niveau-là, ce n’est plus du respect mais de l’adulation glaçante à la vérité. « J’essaie d’écrire entre les lignes de l’histoire. » disait-il, suivant son « devoir d’honnêteté ». C’est réussi.

Bernie Gunther est un ours* berlinois blond aux yeux bleus** (« Je lui balançai mon regard le plus féroce, celui qui fait cligner des paupières à un ours. »***). Il est né en 1896, le 23 mai à Berlin et a vécu dans le quartier de Mitte****. Son abitur (qui fait de vous en Teutonie un bachelier, sans vergogne) passé, il est engagé volontaire en 14, et, dans les tranchées, il récolte une croix de fer. Lui, mon colon, celle qu’il préfère, c’est la guerre de 14-18. Si son patriotisme en ressort rincé mais vivace, il n’en est pas de même de sa joie de vivre qui s’étiole devant les images des cadavres dans la boue. D’un naturel optimiste, il va perdre cet allant au contact des malfrats comme inspecteur à l’Alex (quartier général de la police criminelle, la Kripo, située sur l’Alexanderplatz) mais aussi des flics corrompus et nazifiés nazifiants de 1928 (Metropolis, dernier roman écrit et publié de la série mais premier dans l’ordre chronologique).

* À ne pas confondre avec le héros de Janick Coat… ** Hôtel AdlonHA. p.22 – *** L’Été de cristalLEDCp.12 – et ****Les Ombres De Katyn, p.336 – les titres seront, la plupart du temps, initialisés pour une lecture plus fluide et les références sont celles des grands formats, exceptés LEDC. La liste des ouvrages de la série Gunther de Philip Kerr est en fin de notule.

Philip Kerr (1956-2018*) est écossais, né dans une famille baptiste dont il va fuir le rigorisme religieux. Il étudie à Cambridge le droit et la philosophie, devient publiciste et journaliste. Après avoir écrit La Trilogie berlinoise (1989-1991), il abandonne Bernie pour ne le retrouver qu’en 2006. Il s’adonne aussi à la Science-fiction et à la littérature jeunesse. Il est mort en 2018 en travaillant d’arrache-clavier (c’était un conservateur stakhanoviste du travail) pour terminer son 14ème tome de la saga Gunther, Metropolis, qui est, en fait, un préquel, se déroulant à Berlin en 1928 dans lequel nous retrouvons ce vieux Bernie tout jeune inspecteur à la Kripo face au nazisme qui monte, qui monte… Ce dernier premier roman est un chef d’œuvre, une « maestria post mortem ». « Kerr était brillant, très cultivé, provoc, ironique, joueur. »** Il nous donne rendez-vous avec l’histoire !

* mort le 23 mars, à 62 ans, du cancer… ** Sabrina Champenois, Libération, 26/11/2020

L’Allemagne et Berlin de 1928 à 1957

Berlin, Alexanderplatz, années vingt

Personnage désabusé et cynique (« …j’aurais trop peur, si j’arrêtais de plaisanter, d’être pris pour un nazi. »*, il va traverser le siècle dans ses plus noires années. Dans la capitale de la liberté, à Berlin, il va assister à la genèse et la montée du nazisme, sa puissance destructrice au pouvoir, son règne implacable, son expansionnisme délirant, son désir de pureté raciale, sa débâcle soviétique, son délitement total, ses fuites et ses soubresauts d’après-guerre. Gunther, c’est l’idée géniale de Philip Kerr : comment Chandler aurait-il écrit si Marlowe avait vécu en Allemagne dans les années trente ?

* HA, page 135

Berlin, l’Alex de la Kripo, années 30

Une Allemagne dans un Berlin « métropole de l’enfer« *, une ville « trop froide en hiver, trop chaude en été, trop sale, trop enfumée, trop bruyante et, bien sûr, affublée d’une population trop nombreuse »* et pourtant « merveilleuse et stimulante », dans laquelle les ivrognes vomissent leurs tripes, les militaires ont du sang sur les mains, des femmes pissent dans la bière, d’autres, après leur travail, se prostituent pour manger, les concierges jouent les mères maquerelles, les flics vendent de la drogue pour survivre (« petits boulots au noir ») ou des cartes postales cochonnes, volent les montres des cadavres, une cité dans laquelle les estropiés de la guerre 14 mendient « comme des chiens ou des chats errants » et où les chemises brunes sont au moins des chemises propres*

* M, p.8, 9, 10, 32 et 161

Cette Allemagne, c’est un portrait sans concessions que nous livre Philip Kerr. Une Allemagne aux proies d’une pauvreté galopante dans les années trente : « Bien que très proches l’une de l’autre, Simeonstrasse et Neuenburger Strasse sont très différentes, car si cette dernière aurait bien besoin d’un petit coup de peinture, il faudrait remplacer la plupart des vitres de la première. Définir Simeonstrasse comme une rue pauvre est un pur pléonasme, comme de dire que Goebbels*a des difficultés à se chausser. Des immeubles de cinq ou six étages, reliés par des cordes à linge, se dressaient de chaque côté, telles deux falaises de granit enserrant une rue pavée rugueuse comme un dos de crocodile. Des garçons au visage fermé, un mégot noirci au bec, étaient adossés aux angles effrités de ruelles obscures, regardant des bandes de gamins morveux jouer à la marelle sur les trottoirs. Les gosses piaillaient, ignorant aussi bien leurs aînés que les faucilles et les marteaux, les svastikas et les obscénités diverses barbouillées sur les murs. Enfouies en dessous du niveau de la chaussée jonchée d’ordures, noyées dans l’ombre des bâtiments qui occultaient le soleil se trouvaient les échoppes et les officines du quartier. » et « Au numéro 43 d’Admiralstrasse, les rats portaient des boules Quies et les cafards étaient tuberculeux. » (LEDC, pages 49 et 126)

* appelé Jœ le Boiteux (LEDC, page 71), à cause de son pied-bot.

Kinder gehen mit Hakenkreuzfahnen in der Hand spazieren. Propagandafoto für die Presse.

L’Allemagne se nazifie et s’étend « en ce long été étouffant de 1938 » au cours duquel « la bestialité la plus dépourvue de scrupules était en pleine renaissance aryenne. » (LPF, p.7)

Porte de Brandebourg

L’Allemagne deviendra même selon les mots de Bernie Gunther « une république bananière à court de bananes » (PF, p.16) avant d’être ce chant de ruines sous les vrombissements des avions et des bombes des alliés.

Berlin après les bombes

Tous les grands événements sont passés au crible de la fiction (à la cible de la friction) avec une peinture du quotidien et un souci des détails époustouflants : la montée du nazisme (M), la Nuit de Cristal (LEDC), les Jeux Olymiques de Berlin (HA), la conférence de Munich (LPF), la résistance des peuples occupés et la mort d’Heydrich (PF), le nid d’aigle du Führer (BDP), le massacre de Katyn (LODK), les camps et les débuts de la Guerre froide (URA), l’espionnage est/ouest (LPDLE) : « C’est pour cette raison, je suppose, que vingt mille réfugiés d’Allemagne de l’Est passaient en République fédérale d’Allemane chaque mois… » (BDP, p.17) etc.

« L’histoire allemande n’est rien de plus qu’une série de moustaches ridicules. »*

* HA, p.93

Guillaume II, moustachu déchu

Gunther a eu une carrière agitée, une identité mouvante et une mauvaise réputation. Flic aux mœurs puis à la criminelle, la Kripo, démissionnaire après 33, « incapable d’accepter les purges qu’opérait Göring au sein de la police » (LPF, p.69), détective de l’Hôtel Adlon, enquêteur privé en 36, de retour dans la Kripo comme commissaire en 38, intégré chez les SS pendant la guerre et notamment dans l’Einsatzgruppen* B à Minsk, de retour au département des homicides (pour enquêter sur « un assassin de masse assassiné », PF, p.205) au service du bureau des crimes de guerre en 42, membre de l’abwehr en 43, prisonnier en 45, au service du MVD soviétique en 47, recruté par le contre-espionnage américain, gérant d’hôtel, détective en 49, fuyard sous le nom de Carlos Hausner, membre du SIDE, la police politique argentine, fuyard en Uruguay, à Cuba, à Haïti, arrêté par la CIA, renvoyé en Allemagne pour y être jugé, nervi des services secrets américains et français, concierge sur la Côte d’Azur, approché par la Stasi, fuyard en Allemagne, il devient libraire en 56, veilleur de nuit à la morgue d’un hôpital sous le nom de Christof Ganz en 57, enquêteur dans une compagnie d’assurance pour finir par être recruté par le MOSSAD…

* Ein Einsatzgruppe, il y en avait quatre nommés A, B, C et D, était un groupe de 500 soldats dont le but était d’exterminer les partisans communistes et plus particulièrement les Juifs au fur et à mesure que la Wehrmacht avançait dans sa conquête de l’URSS. Ils ont fait plus d’un million de victimes (que l’on nomme parfois, à tort, la Shoah par balles).

Hindenburg président moustachu parti à la chasse au dahu

Sa base, c’est son talent de flic. C’est un bon flic, sans « loupe et pipe en bruyère » (BDP, p.486) même s’il mène, dans PF, une enquête digne d’un Cluedo sur un meurtre en chambre close, avec liste de suspects tous réunis dans la même demeure*. Un flic déterminé. Obstiné. Voire borné jusqu’à l’aveuglement (BDP, p.506). Flic célèbre même. C’est lui qui a arrêté Gormann l’étrangleur. Même au plus haut des sommets, on se souvient de lui (Goebbels le lui rappelle, LODK). Et lui-même se vante souvent de ses qualités de détective, avec humour et détachement : « Des affaires de ce genre, j’en résous sans arrêt. Habituellement dans l’avant-dernier chapitre.* » (PF, p.249)

* Ce côté whodunit est souvent la base des intrigues des aventures de Bernie qui les mettent, à mon avis, en-deçà du contexte historique, du quotidien cerné et de l’ambiguïté du personnage principal qui sont la véritable réussite de cette saga.

Hitler moustachu fondu

Son CV est chargé, il a servi de nombreux maîtres qu’il exécrait, à part le premier, Weiss, le flic juif chef de la Kripo à Berlin qui a fui les nazis en 33, remplacé par Arthur Nebe. Gunther est un personnage difficile à saisir. Il n’est pas un homme à obéir aveuglément, ce qui lui vaut quelques déconvenues comme un séjour à Dachau ou de fuir régulièrement dans un autre pays, mais, coincé entre le pouvoir et une forme de lâcheté, son désir de sauver sa peau le compromet régulièrement et lui fait avaler régulièrement non pas des couleuvres mais des vipères. « Un type bien ? Non, j’étais tout sauf ça. » (HA, p.387) Passer pour quelqu’un qu’il n’est pas, c’est toute l’histoire de la vie de Bernie Gunther. (HA, p.453)

Ni national-socialiste, ni Kozi*, un social-démocrate anti-nazi sous les nazis

* Bolchevik

« Heil Hitler ! criai-je. Oublier de saluer Hitler avec quelqu’un comme Gruber peut vous attirer de gros ennuis que je préférais éviter. » (LEDC, p.35) mais « …mon salut hitlérien manquait d’enthousiasme. C’est le problème quand on n’est pas un nazi. » (BDP, p.105)

Sans être une Violette de mars (adhérent au NSDAP par intérêt après le 30 janvier 1933, date de la nomination d’Hitler comme chancelier par Hindenburg), ni entonner le Horst Wessel (hymne nazi) – du nom d’un militant assassiné le 20 février 1930 – Gunther, partisan du SPD*, côtoie et sert les nazis. Ce qui fait de lui un personnage ambigu, loin d’être neutre sans être adhérent, il colle au pouvoir de par sa fonction et ce dernier l’utilise à souhait comme larbin (et pas les moindres rouages : Heydrich, Bormann, Goebbels, Nebe…).

* Parti social-démocrate fondateur de la République de Weimar

« Je ne suis pas un nazi. Je suis un Allemand. »*

* HA, p.110

Gunther en vient même à utiliser son décapsuleur comme sa capsule de bière (insigne de la Kripo, PF, p.36) : « C’était un petit ovale métallique, à peu près de la taille d’une boîte d’allumettes. Sur une face on voyait l’inévitable aigle allemand tenant dans ses serres la couronne de laurier entourant la croix gammée, et sur l’autre face étaient gravés les mots Police secrète d’État, avec un numéro. Un petit trou percé en haut de la médaille permettait à son propriétaire de le suspendre sous sa veste. C’était une plaque de la Gestapo. » (LEDCp.56) et de revêtir son uniforme.

Pourtant, il est sûr d’être droit dans ses bottes (de SS ?) : « À cette époque-là, pendant quelques temps, j’étais sincèrement convaincu, je pense, d’être le seul homme honnête que je connaissais. »* mais la vieillesse le rattrape, la sincérité et la lucidité aussi. Et peu à peu, ses certitudes s’étiolent : « …j’étais différent d’eux. Meilleur, peut-être. C’est plus tard, seulement, pendant la guerre, que j’en vins à penser que, finalement, je ne valais guère mieux qu’eux. » (BDP, p.56 et 65)

* ou, selon une autre version, « le seul type réellement intègre que je connaisse », LODK, p.336

Sur la fin de sa vie (« je suis un vieil emmerdeur », HA, p.373), lorsqu’il est à Cuba (HA, p.365), il joue sur son appartenance passé aux affres du nazisme : « En plus, je me suis dit que ça vous ferait tous chier… moi, un bourgeois réactionnaire et apologiste du fascisme rebroussant chemin pour sauver du feu vos couilles de bolchéviques. » Gunther vieillissant : « ma bedaine, mes jambes arquées, mes cheveux clairsemés, ma myopie et mes dents qui se déchaussent. » (HA, p.373), la mélancolie l’envahit, les tourments le noient mais pas de nostalgie, ni d’excuses « Je suis toujours vivant parce que, pour dire la vérité, je ne vaux pas mieux que ces ordures. Je suis vivant parce que d’autres gens sont morts, dont quelques-uns que j’ai tué moi-même. (…) La loi de la jungle. Tuer ou être tuer. » (HA, p.500)

Plutôt favorable à la peine capitale avant la Seconde Guerre mondiale, pendant, sa vision change : comment la valider alors que tous les Allemands, ou presque, participaient à un crime collectif : l’Allemagne devenant alors une immense scène de crime et une incommensurable salle d’audience.

Vivre comporte toujours un risque: « Il est difficile de regarder par-dessus le bord de l’abîme sans que l’abîme regarde en vous. » (PF, p.11)

« …est-ce que vous avez déjà entendu Hitler raconter une blague ? »*

* (HA, page 135)

Hitler en prend plein son grade de petit caporal : « – Je croyais que le Führer ne supportait pas les pédés ? – Il ne supporte pas non plus les estropiés. Je me demande comment il va réagir quand il s’apercevra que Goebbels est boiteux. » (LEDC, p.147) et dès qu’il s’agit, avec des oreilles discrètes, de se moquer du petit moustachu, Bernie Gunther se lâche : « Un choix hitlérien. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de choix du tout. » (PF, p.39) mais reste méfiant : « Alors que le Führer finissait de parler, tout le monde, moi y compris, applaudit avec enthousiasme. Je jetai un coup d’œil à ma montre en me disant que si j’applaudissais, c’est parce que le discours d’Hitler n’avait duré que dix relativement brèves minutes, mais c’était un mensonge, et je le savais ; applaudir un discours du Führer était juste de l’instinct de conservation : la salle était truffée de membres de la Gestapo. », LODK, p.137. Il n’est évidemment pas tendre non plus avec le parti nazi : « D’habitude, je n’écoute pas les émissions du Parti. Je leur préfère le son de mes pets. » (LPF, p.177)

Parfaitement conscient du statut des Juifs (« …j’en aurais été plus étonné que de voir un Juif acheter du porc dans une boucherie de Nuremberg. », LEDC, p.127), s’il les aide parfois, il peut sembler indifférent à ce qui leur arrive : « ….les Juifs ont bien cherché ce qui leur arrive. « (…) Mais « le sentiment de ma liberté serait-il affermi par leur persécution ? » mais finit par développer un peu d’empathie : « Plus j’y réfléchissais, plus j’étais convaincu qu’il fallait (…) mettre un terme (…)«  à « l’enfer » qui s’abattait « sur la tête des Juifs. » (LPF, p.262-263) Pourtant, il participe aux massacres avec son Einsatzgruppen… Il semble ne pas se souvenir que pour les lois de Nuremberg, il est juif par sa grand-mère, détail ascendant qu’il a fait effacer de sa carte génétique (« …je me demandais si tu ne connaissais pas quelqu’un qui pourrait m’aider à perdre ma kippa. Je croyais qu’une croix de fer était le seul brevet dont j’avais besoin pour être allemand. Mais il semblerait que non. ») (HA, p.52) Et il lui faut certaines œillères pour enquêter souvent sur un crime à l’heure des tueries de masse (dans LODK, il travaille pour la propagande de Goebbels et faire de Katyn un moyen de déstabiliser l’alliance occidentale avec l’ogre soviétique avec pour ordre de laisser couler s’il tombe sur une fosse de cadavres juifs)… C’est plus facile de voir Grichino qu’Auschwitz, Katyn que Treblinka… ou d’utiliser du Zyklon B comme insecticide : « D’après mes informations, [il] ne manque pas dans certaines régions de la Pologne et de l’Ukraine. » (LODK, p.251)

« Trois tentatives pour assassiner Hitler en autant de semaines, et toutes bâclées. (…) Aucun de vous en semble avoir eu le moindre problème pour massacrer des millions d’hommes durant la Grande Guerre. Mais vous avez l’air complètement dépassés quand il s’agit de tuer Hitler. » (LODK, p.233)

De nombreux attentats, plus de 40, ont été fomentés contre Hitler, Bernie Gunther y fait allusion dans BDP et LODK mais Bernie se demande, à la fin de Metropolis (ce sont donc les dernières lignes « écrites » par Philip Kerr avant de mourir, du moins celles qu’il nous donne à lire), ce qu’aurait été l’histoire si un jour de novembre 1923, le 8, la police bavaroise « qui avait fait correctement son travail » avait fait preuve d’un peu plus « d’adresse au tir » ?*

* 8 novembre 1923, putsch de la brasserie à Munich par le NSDAP d’Hitler au cours duquel « Göring reçut une balle dans le bas-ventre » (p.660)

Rire, un acte de résistance

LODK, page 256

Mysogine ? homophobe ?

« Vous allez me trouver vieux jeu mais je n’ai jamais aimé les secrétaires masculins; Il y a quelque chose de bizarre à voir un homme se placer au service d’un autre homme (…) – Quand vous aurez fini de vous limer les ongles, veuillez avoir l’amabilité de dire à votre patron que j’aimerais le voir. Je m’appelle Gunther. » (LEDC, p.111)

« Pour ma part, je n’ai jamais frappé une femme sans en avoir discuté au préalable. » (PF, p.19)

« Je leur dirai que tu es un sale petit pédé puant. » ( LEDC, p.143) « Ce type n’était qu’un petit pédé minable. » (LPF, p.230)

Fumeur invétéré et revendiqué, buveur n’hésitant pas à se piquer la ruche (comme dans LODK pour oublier la vision d’une pendaison), dépendant du schnaps café au petit déjeuner (LPDLE, p.34), voire à se booster (à coups de comprimés d’amphétamines avec la pervitine, BDP), Bernie a été marié, trois fois, veuf deux fois (« ma défunte épouse », HA, p.299, morte de la grippe espagnole, HA, p.305, « en décembre 1920 », PF, p.149) « ma défunte épouse Kirsten », HA, p.470, ma deuxième femme, LPDLE, p.19), et séparé (« …j’avais hâte de retrouver ma femme, Elisabeth, qui, sans crier gare, m’avait écrit pour m’inviter à dîner. Nous étions séparés… », BDP, p.12) et ne pense souvent qu’à ça, mater : « Personnellement, je ne suis pas très sensible à une jolie vue, sauf à travers la fenêtre d’une salle de bains ou le trou de serrure. » (BDP, p.277), imaginer : « Grande et bien roulée, elle portait un ensemble noir qui prêtait à sa silhouette les formes d’une guitare espagnole. Sa courte jupe moulante faisait ressortir une belle paire de fesses, tandis que sa veste taille haute enveloppait une ample poitrine. » (LEDC, p.155) : tripoter : « En d’autres circonstance, je les aurais bien reniflés [les sous-vêtements] : ça faisait longtemps que je n’avais pas savouré l’odeur intime d’une femme. » (BDP, p.521) Mysoginie à part, évidemment… Pourtant, quatre-vingt-quinze fois sur cent

Les femmes sont souvent cataloguées en trois sous-ensembles féminins : celles qu’il aimerait voir sans sous-vêtements*, les laides** (bibliothécaires***) et sa mère qui lui manque souvent (« …je pensai à ma mère décédée », BDP, p.236 ou dans LODK). Gunther est en fait un homme ambivalent, le reflet de son époque et le produit de son histoire.

* « Elle portait une robe en mousseline grise, très fine et moulante (…) Cette robe était comme une carte géographique car elle indiquait tous les endroits que je voulais explorer. » (M, p.272)

** « S’il y a une chose qui me déprime encore plus que de passer la soirée en compagnie d’une femme laide, c’est de la retrouver en face de moi le lendemain matin. » (LEDC, p.131 )

** « Et il se trouve que c’est précisément ainsi que j’aime les femmes. Avec des ailes solides, une carrosserie astiquée, plein de chromes et un moteur surcomprimé (…) Le genre de voiture où il suffit d’effleurer le champignon (…) Je prendrais le bus si je voulais coucher avec des bibliothécaires ! «  (HA, page 205)

Anti-héros ?

Ni héros (« …je n’ai jamais eu l’étoffe d’un héros », HA, p.499), il en côtoie (comme le colonel von Gesdorff dans LODK, chapitre 11), ni traître (il tente de sauver, d’épargner, de s’opposer…), ce n’est pas un homme bien mais un homme de parole (BDP, p.394), un homme aux proies des faiblesses de l’envie de vivre (« Je ne fais qu’obéir aux ordres. C’était, à l’époque, la principale excuse en Allemagne pour à peu près tout, et je me sentis honteux d’y avoir recours. », LPF, p.193) même si, après l’Ukraine einsatzgruppée, ses envies de suicides sont multiples (LODK). Athée, voire nihiliste (« Il faut bien croire en quelque chose », BDP, p.310), c’est « un flic avalé par l’histoire »*. Ce n’est pas « un de ces stupides personnage de roman, sans volonté propre » (HA, p.350) mais un homme qui souffre de son temps. Qui côtoie la mort, voire la tutoie (« La corde en plastique se tendit, le monde devint flou, comme une mauvaise photographie », BDP, p.32) et l’attend, patiemment : « Certains meurent en une journée. Pour d’autres, comme moi, cela prend beaucoup plus longtemps. » (HA, p.509) Mourir pour des idées d’accord, mais de mort lente. Sarcastique (« –Vous n’êtes qu’un connard sarcastique, en fait. – Je croyais que le saviez déjà. Je suis de Berlin. », BDP, page 249), for ever und für immer.

Le temps ne fait rien à l’affaire

* Patrick de Friberg,

« Je suis obligé d’être quelqu’un d’autre » (LPDLE, p.14)

La mort se refuse à lui, dans les camps (LEDC), au procès (LODK), au bout de la corde (BDP) et même quand il s’en occupe lui-même : « Hier, j’ai essayé de me tuer. »* Seule la mort procure l’immortalité… Bernie Gunther reste et restera donc, puisque Philip Kerr, son démiurge, nous a quittés, « un fantôme à la dérive »** qui a peur d’être reconnu malgré sa « barbe grise et jaunâtre »*, pour qui « le passé est un mur extérieur d’une prison » et qui « rêve d’une vraie expiation** ». ***

* LPDLE, incipit, p.11, p.21, p.12

** dernières lignes (p.470) de LOG, dernière aventure chronologique de Bernie Gunther.

*** Lire La Contribution de Stéphanie Benson à ce sujet…

La saga en chiffres et en dates

La série des Gunther comprend 14 titres commencée en 1989 avec (le prometteur) L’Été de cristal (traduit en français en 1993 par Gilles Berton, Le Masque n°2133, 316 pages) et close par (le fantastique) Metropolis (traduit par Jean Esch, 2020, 391 pages, 22€). Cependant, si vous le désirez, et c’est à mon avis la meilleure façon de les lire, il faut les prendre dans l’ordre non pas de parution, mais chronologique. Même si pour un certain nombre d’entre eux, Kerr se plaît à naviguer du passé au présent et voguer du présent au passé (HA, BDP, UDF…). Tous sont disponibles en grand format (sauf LEDC) ou en poche.

La trilologie berlinoise

1. Metropolis – M (14 – 2019/2020) – traduit par Jean Esch, Seuil (Points Policier) / 1928

2. Hôtel Adlon – HA (6 – 2009/2012) – traduit par Philippe Bonnet, Le Masque (Le Livre de Poche n°32820) / 1934 (1954)

3. L’Été de cristal – LEDC (1 – 1989/1993) – traduit par Gilles Berton, Le Masque (Le Livre de Poche n°31644 : La trilogie berlinoise 1) / 1936

4. La Pâle figure – LPF (2 – 1990/1994) – traduit par Gilles Berton, Le Masque (Le Livre de Poche n°31644 : La trilogie berlinoise 2) / 1938

5. Bleu de Prusse – BDP (12 – 2017/2018) – traduit par Jean Esch, Seuil (Points Policier n°4965) / 1939 (1956)

6. Prague fatale – PF (8 – 2011/2014) – traduit par Philippe Bonnet, Le Masque (Le Livre de Poche n°33659) / 1941

7. Les Ombres de Katyn – LODK (9 – 2013/2015) – traduit par Philippe Bonnet Le Masque (Le Livre de Poche n°34079) / 1943

8. La Dame de Zagreb – LDDZ (10 – 2015-2016) – traduit par Philippe Bonnet, Le Masque (Le Livre de Poche n°34383) / 1943 (1956)

9. Un requiem allemand – URA (3 – 1991/1995) – traduit par Gilles Berton, Le Masque (Le Livre de Poche n° 31644 : La trilogie berlinoise 3) / 1947-1948

10. La Mort, entre autres – LMEA (4 – 2006/2009) – traduit par Johan-Frederik Hel Guedj, Le Masque (Le Livre de Poche n°32077) / 1949

11. Une douce flamme – UDF (5 – 2008/2010) – traduit par Philippe Bonnet, Le Masque (Le Livre de Poche n°32433) / 1950 (1932)

12. Vert-de-gris -VDG (7 – 2010/2013) – traduit par Philippe Bonnet, Le Masque (Le Livre de Poche n°33284) / 1954 (1940, 1946)

13. Les Pièges de l’exil – LPDLE (11 – 2016/2017) – traduit par Philippe Bonnet, Seuil (Points Policier n°4801) / 1956

14. L’Offrande grecque – LOG (13 – 2018/2019) – traduit par Jean Esch, Seuil (Points Policier) / 1957

Ordre chronologique Titres – initalisés (ordre de parution – en anglais/en français), traducteur, édition originale (poche) / se déroule en

La Contribution de Stéphanie Benson

Philip Kerr and Bernie Gunther

Philip Kerr est né à Édinbourg en 1956, et est décédé en 2018. Il a fait des études de droit à l’université de Birmingham, ainsi qu’une maîtrise en philosophie, et c’est par ces formations qu’il s’est intéressé à l’Allemagne. Au cours de ses deux maîtrises, il s’est spécialisé en jurisprudence et philosophie allemandes, et sa fascination pour Berlin s’est développée en parallèle à son envie d’écrire. Plutôt que de se lancer dans une carrière juridique, il est devenu rédacteur pour une compagnie publicitaire, et a commencé à visiter Berlin en 1988, avec déjà en tête l’idée d’une série policière située à Berlin avant, pendant et après la Seconde Guerre mondiale.

Si l’on ne prend pas en compte les quelques romans jamais publiés, Kerr a commencé à écrire avec le personnage de Bernie (Bernhard) Gunther. Sa première trilogie, Berlin Noir, située dans la ville de Berlin avant (L’été de cristal, 1989 et La pâle figure, 1990) et après la guerre (Un requiem allemand, 1991), place le personnage d’emblée sous l’ombre du nazisme qui constitue le vrai, l’insupportable crime qui noircit tout : des relations humaines jusqu’aux identités intimes, des déplacements physiques jusqu’au parcours personnel du héros.

Si, dans L’été de cristal, Bernie Gunther enquête sur le meurtre de la fille d’un patron d’industrie, c’est le nazisme et sa complaisance avec la mafia berlinoise qui porte une grande part de responsabilité dans les morts qui s’accumulent. Et c’est l’une des grandes forces des romans de Bernie Gunther. Le style est parfois ampoulé, les métaphores étouffantes, mais ce personnage-là, cynique et parfois misogyne (voire misanthrope), déçu déjà par le National-Socialisme hitlérien, mais n’attiré par aucune autre philosophie politique, lâché au milieu d’une ville emblématique dans une des périodes les plus violentes de l’histoire européenne, est simplement fascinant. Bernie Gunther n’est pas vraiment un héros. Il n’aime pas les Nazis, mais il s’en accommode. Il regarde les femmes surtout comme des objets de consommation, mais n’aime pas qu’on les maltraite. Il est un survivant, dit-il de lui-même. Et les compromis qu’il est amené à faire pour survivre sont nombreux. Collaborer avec ses anciens collègues de la police, avec la Gestapo, avec le délitement du respect de l’individu dans cette période déjà trouble.

L’autre grande force de ces romans, c’est la documentation qui entoure le personnage à chaque moment de son enquête. Minutieuse, fine, jamais anachronique, Kerr plonge Gunther (et le lecteur) dans un Berlin totalement vraisemblable. On sent la tension monter. On a peur de ce l’avenir nous réserve. Et c’est glaçant.

La pâle figure, deuxième roman de la trilogie, voit Gunther obligé de reprendre du service auprès de la police berlinoise sous l’autorité de Reinhard Heydrich. Des jeunes allemandes de 15 et 16 ans sont enlevées, violées, tuées, les cadavres planqués, et Heydrich soupçonne un tueur en série dont le choix des victimes risque d’empirer le sentiment anti-juif déjà difficile à contenir chez la foule acquise aux thèses hitlériennes. De nouveau, Gunther navigue les pièges de l’époque, refusant de sanctionner l’idéologie politique, mais réussissant malgré tout à conserver le respect de ses collègues. Même quand il jette la lumière sur une conspiration au plus haut niveau du parti Nazi, visant à déstabiliser le fragile statu quo, il réussit à préserver les apparences du Parti. C’est la veille de la guerre. On la craint de jour en jour. On sait qu’elle va venir. La question est quand ? Et par quel prétexte ? Et malgré la mise en lumière de la conspiration, le Kristallnacht éclate presque comme un avant-gout de la destruction à venir.

Le dernier roman de la trilogie, Un Requiem allemand, se passe sept ans plus tard. La guerre est finie, l’Allemagne a capitulé, Hitler est mort, Berlin est éventrée, détruite, divisée en zones d’occupation. Les Ivans, les Amis, les British et les Français se partagent le gâteau d’une ville en décombres. Il n’y a plus d’ordre, plus de nourriture, les immeubles sont en ruines, et Gunther est contacté pour venir en aide à un ancien collègue de la police, accusé d’avoir assassiné un général américain à Vienne. Il quittera Berlin pour la quasi-normalité de la capitale autrichienne, autre haut-lieu du Nazisme, mais qui a su officiellement s’en préserver. Et découvrira un monde parallèle où les anciens Nazis devenus criminels de guerre tentent, eux aussi, de survivre.

Suite à ce troisième roman, publié en 1991, Kerr abandonne Gunther et Berlin pour écrire des romans d’anticipation et de science-fiction, puis des romans pour la jeunesse (sous le nom de P.B. Kerr), ne reprenant contact avec son héros allemand qu’en 2006. Suivront alors onze autres romans avec Gunther, presque un par an, jusqu’à la mort de l’auteur en 2018 (le dernier roman fut une parution posthume). Certains de ces romans se situent dans le Berlin de l’après-guerre, d’autres sont à cheval sur deux époques, avant et après la guerre, d’autres se passent en pleine guerre, tandis que Kerr continue de creuser les maux de l’époque. On trouve Gunther envoyé à Dachau, dans un camp de prisonniers de guerre en Russie, à Cuba, en Argentine, en Tchécoslovaquie, en Suisse, en Croatie… jusqu’à Metropolis, qui revient en 1928 pour chroniquer la montée de l’extrême droite en Allemagne.

Dans un entretien en 2009 pour le journal Socialist Worker,[1] Kerr décrit Gunther comme « un vrai démocrate, un républicain. Il a cru en la république de Weimar, comme je pense que je l’aurais fait moi-même. Et il est certainement anti-nazi. Si c’est un cynique, c’est parce qu’il a appris à l’être pendant la Première guerre mondiale. Et si je suis un cynique, j’ai appris à l’être grâce à Tony Blair. » Dans cet entretien, Kerr évoque également la culpabilité de Gunther de ne s’être pas opposé davantage au nazisme. « Au fur et à mesure que la série progresse, je veux que sa culpabilité devienne de plus en plus prenante, en même temps qu’on apprend ce qu’il a fait. Je veux poser la question du bien et du mal. J’aime l’ambiguïté morale chez les personnages. » Eh bien, c’est réussi. Bernie Gunther est un personnage profondément ambigu qui rend la lecture de ces romans une expérience d’immersion à la fois historique et morale.

Stéphanie Benson


[1] https://socialistworker.co.uk/reviews-and-culture/philip-kerr-interview-bernie-gunther-and-the-crime-of-the-century/

Merci Stéphanie !

Stéphanie Benson est sur bbb : les ZAD de Stéphanie Benson (plus une nouvelle Le Nid de frelons), Un certain goût pour le noir : le libertin, de Don Juan au tueur en série, Virgile et le chaînon manquant.

Jeanne Guyon

« Un parcours de hasards et de passion »*

* https://www.youtube.com/watch?v=vBQBLsHZNFU

énéralement, il est de bon ton de présenter, avec une formule comme celle qu’on ne présente plus. Sauf qu’avec Jeanne (LA Jeanne) Guyon, on ne peut pas car la modestie l’oblige à se retrancher derrière son travail pour mettre en lumière celui des autres. Aujourd’hui directrice littéraire chez Rivages/Noir, j’ai demandé à Jeanne de répondre à quelques questions. Alors, le mieux, c’est de lui laisser d’abord la parole pour la mettre, au moins une fois, en avant. Ce sont mes questions mais ce sont ses réponses.

5 sur 5 avec Jeanne Guyon

Ça fait quoi d’être à la tête d’une des plus grandes maisons d’édition de romans noirs ?

À la tête… en noir, bien sûr ! Disons d’une des plus belles collections et non maisons. La maison, c’est Rivages, et c’est une belle maison qui ne fait pas que du polar, loin de là. J’aime l’idée de collection, même si dans le polar actuel, cette notion semble en perte de vitesse ; de nombreux ouvrages paraissent sans marque distinctive, sans label. On pourrait développer ce point de l’évolution éditoriale, mais ce sera pour une autre fois. Une collection, ce n’est pas un « segment de marché »,  c’est un esprit, un ton, une image, et comme l’a toujours dit François Guérif, une famille. Mais il me semble que c’était déjà vrai, dans une certaine mesure, pour la Série Noire de Marcel D. où on trouvait un style, une identité, et des romans d’une grande variété entre Neiges d’antan, La Baleine scandaleuse, La bouffe est chouette à Fatchakulla et Marilyn la Dingue… pour ne citer que ceux-là. La Série Noire était beaucoup moins formatée qu’on le pense. Donc, comme aurait dit Manchette, je suis « fière comme un petit banc », c’est une grande chance, un grand honneur et… beaucoup de travail ! Et depuis la fondation de Rivages/noir par François G (eh, eh, encore une lettre G et pas des moindres), le milieu éditorial a totalement changé, pas forcément pour le mieux, et il est difficile de garder les caps auxquels on tient : les voix singulières même si on sait qu’il s’agit de livres qui auront des ventes modestes, le cheminement au long cours avec un auteur, l’accessibilité d’une littérature qui doit rester populaire et artisanale, mais  doit continuer de mériter le nom de littérature. La numérisation des pratiques et des outils ne nous fait pas forcément gagner en qualité, et encore moins en temps, c’est même le contraire. On a parfois l’impression que le temps le plus magnifique pour un éditeur, qui est celui de la lecture, se réduit comme peau de chagrin devant d’autres tâches qui relèvent de la procédure et non du cœur du métier.

Qui est votre « sans qui, rien n’aurait été possible » ?

Eh bien ils sont deux, à dire vrai. Il y a d’abord eu ma rencontre avec un libraire de Nantes (bien connu), Pierre Michaut, créateur de la librairie l’Atalante, avec qui nous avons fondé la « Bibliothèque de l’Evasion », collection consacrée aux littératures dites « de genre », c’est-à-dire en gros ce que nous aimions lire : aventure, polar, et bien sûr science-fiction, genre qui est devenu la marque de fabrique de l’Atalante. Pierre m’a tout appris en matière de s.-f.

Le deuxième, qui est venu dans les pas du premier, c’est bien sûr François Guérif, que j’ai rencontré par le biais de l’Atalante. François nous a beaucoup aidés aux débuts de notre aventure éditoriale. C’est grâce à lui et à sa phénoménale bibliothèque que nous avons pu publier Max d’Howard Fast, ou L’Odyssée de l’African Queen. Je parle d’une époque pré-numérique. Où on ne cliquait pas sur des sites de ventes de livres d’occasion pour trouver un exemplaire rare en anglais. Sincèrement, bien avant de travailler avec François, je suivais ses publications en tant que simple lectrice. Chez Red Label, chez NéO, puis chez Rivages… J’ai même gardé un petit guide des « indispensables » du polar qu’il avait concocté. J’ai une grande admiration pour son travail d’éditeur. Il m’a fait découvrir tant de livres (et de films), et dans des styles très différents, François n’est pas dans la monoculture. Après, je pourrais citer Michel Lebrun, qui m’a mis le pied à l’étrier de la traduction (une autre de mes activités, même si hélas je n’ai plus du tout le temps de m’y consacrer.) Michel dont je suivais avec passion les Almanach du crime et autres Années du polar et qui, parmi ses multiples activités, a été le rédacteur en chef de Polar et l’immortel auteur des chroniques de Wolfgang-Amadeus Polar qui me faisaient mourir de rire. Michel a toujours été d’une grande bienveillance et d’une grande gentillesse à mon égard. Je le salue avec amitié et respect. Mais ça fait trois, et donc ça ne respecte pas les consignes !

Pourquoi lire du noir ?

Voyons voir. Ai-je droit à une annexe de 25 pages, ou répondrai-je de manière lapidaire par la formule bien connue et archi empruntée à Victor Hugo : parce que nous n’avons que le choix du noir. Qui est lucide devant le mal à l’œuvre ne peut que lire du noir : le roman noir est là pour en rendre compte (c’est la base), pour le dénoncer (encore mieux) et surtout (je rends hommage à deux des plus grands auteurs de roman noir de tous les temps, deux immenses écrivains doublés de belles personnes, Robin Cook et David Peace) pour faire entendre la voix des victimes. Victimes au sens large. La domination du capitalisme en tant que système planétaire (révisez tout ça dans les Chroniques de Manchette) engendre ce que l’on voit dans Underworld USA de Fuller, ou dans Moisson rouge de Hammett, et le fameux ruissellement dont parlent les adeptes de l’ultra libéralisme existe bel et bien : mais c’est le mal et l’injustice qui ruissellent et s’infiltrent au cœur des vies des individus qui sont détruits ou s’autodétruisent, ce qui revient au même. Jim Thompson nous parle de cela : l’inégalité de la distribution des cartes, les destins scellés d’avance par d’autres. Le noir est, pour ces raisons bien hâtivement exposées, la littérature qui me touche (n’oublions jamais qu’au-delà de la critique sociale et politique, Manchette tenait à l’émotion, il en parle dans ses lettres à Pierre Siniac). Mais bien sûr, par émotion on n’entend pas un pathos tire-larmes grotesque. L’émotion, c’est ce qui touche en profondeur, ce qui fait réagir (je ne vous refais pas le coup de Kafka et de la mer gelée* , ça aussi, ça a beaucoup servi, Manchette s’en sert aussi d’ailleurs).

* Note du blog : « Il me semble d’ailleurs qu’on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un bon coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire  (…) Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. Voilà ce que je crois. » Extrait [traduit] d’une lettre de Franz Kafka à son ami Oskar Pollak, 1904.

Éditer c’est pour ceux qui ne peuvent pas écrire ?

Alors quand on voit le nombre d’éditeurs qui écrivent, ou d’écrivains qui deviennent éditeurs… ça doit infirmer cette proposition. Si cette question s’adresse à moi personnellement, je juge que je n’ai pas suffisamment de talent pour ajouter ma pierre livresque au tombereau de parutions, quand même très dispensables pour la plupart. Editer des livres, c’est (selon moi) les raréfier. Faire en sorte que le meilleur sorte des auteurs auxquels on croit. Mais la mode est à la disparition des éditeurs. Toi aussi, fais ton livre et édite-toi toi-même, tu auras plein de « likes » et de followers sur Tik Tok si tu sais t’y prendre. Evidemment, on ne parle pas de la même chose. Sur cette question et bien d’autres qui ont trait à ce que devient le livre à l’ère du capitalisme avancé, je renvoie les lecteurs à un essai essentiel : Le fétiche et la plume d’Hélène Ling et Inès Sol Salas.

Que va faire Rivages/noir en 2026 pour ses 40 ans ?

Surprise ! Le sait-on nous-mêmes ? Continuer d’être là avant tout. Et c’est sûr qu’un tel anniversaire ne pourra passer inaperçu. Une certitude : on ne fera pas de « tote bags » 40 ans !

Déjà les trente ans, c’était un cap magnifique. Marqué par la publication du numéro 1000 de la collection, Gravesend de William Boyle auquel François Guérif a accordé cet honneur plus que mérité (un livre que j’ai découvert, par parenthèse, et j’en suis fière).

Merci Jeanne.

« Si tu sais lire entre les mots, Entre les faits, entre les gestes. »*

* Brassens : « Le modeste » est une modeste

Née à Guérande (l’ouest est une terre noire), « terre de salines et de sauniers », Jeanne Guyon est d’abord agrégée d’anglais (option littérature) pour devenir professeur d’anglais, of course mais aussi formatrice pédagogique. Lectrice habituée à fureter à L’Atalante, librairie de Pierre Michaut, spécialisée en polars et cinéma, elle devient éditrice avec lui de la Bibliothèque de l’évasion. Le pas est franchi, le gouffre se trouve être « un affre » de bonheur, de découvertes et de passion qu’elle va développer comme secrétaire d’éditions à la Série noire avec Patrick Raynal, puis chez Rivages Noir aux côtés de François Guérif comme responsable d’éditions (c’est elle, je crois, qui rédige toutes les quatrièmes de couverture – un travail délicat pour en dire assez sans en dire trop – un défi), et, aujourd’hui, sans lui, comme directrice littéraire (avec Valentin Baillehache, éditeur).

Même si le temps lui manque aujourd’hui pour continuer ce travail, elle traduit les grands du noir pour les mettre à notre hauteur française : James Thurber*, Robert Benchley**, SJ Perelman***, Jerome Charyn****, James Sallis*****… Elle est aussi rédactrice en chef de la revue de l’association 813****** (Lire à H) pour créer la revue trimestrielle des amis des littératures policières avec Corinne Naidet, Hervé Delouche, Gwenaëlle Desnoyers, Benjamin Fogel.

* Ma chienne de vie (Payot Rivages, 2008) ** La Vie périlleuse du chanteur de basse (Le Rocher, 1999) *** La Petite Bête qui monte (Le Rocher, 2000) **** New-York Cannibals illustré par Boucq (Le Lombard, 2020) ***** Le Faucheux (La Noire, 1994) en collaboration avec Patrick Raynal

****** dernier numéro sorti, le n°144 (10€) avec un dossier sur le polar écossais (Comme un air d’indépendance)

« New-York made in France »

Depuis que François Guérif est parti, elle s’attache à faire vivre son « héritage » (qui est aussi le sien) en rééditant les grands titres (pépites et ovnis) avec une nouvelle couverture, comme celle de Prélude à un cri du regretté Jim Nisbet, et elle innove en réunifiant les couvertures Grand Format et Poche, le 1er étant calqué désormais sur le look du second, en introduisant les couvertures dessinées (à l’initiative de la directrice artistique, Pascale Granger) sur les Ellroy (par Thomas Danthony), les Hillerman (par Stone Collages) ou les De Giovanni (par Daphné Collignon), en créant « New-York made in France » (Jake Lamar, Viper’s dream, traduit par Catherine Richard-Mas) dont « le principe (…) est de demander à des auteurs français de raconter un quartier de New York à travers un roman criminel, qu’ils le connaissent ou n’y aient jamais mis les pieds. » Le tome 2 « nous transportera dans le Queens, au mitan des années 1980, et racontera comment une bande de jeunes Noirs du ghetto vont causer l’épidémie de crack, avec des centaines de morts à la clé. À la lecture du livre, on comprend que s’ils étaient nés dans un autre quartier, ils auraient eu un tout autre destin… »*

* https://www.e.leclerc/e/interview-jeanne-guyon-editrice-rivages-noir

New-York made in France est donc une série dans laquelle les quartiers de New York seraient des personnages à part entière mais vus de France, par des « exilés » comme Jake Lamar ou par des Français Karim Madani (Queens gangsta, 2022) ou Carole Geneix (Manhattan Palace, 2023). Après Harlem, le Queens (quartier de South Jamaica) et Midtwn (et l’Avenue 6 et demi), devraient suivre (ce sont des projets) un roman sur Greenwich Village et un autre sur Brooklyn Heights…

Chacun chacune y explorera l’histoire et la géographie d’un des quartiers de cette ville fascinante, pourvoyeuse de tous les fantasmes et toutes les réalités. La ville a tant été filmée sur la grande toile (par Martin Scorsese, Woody Allen, Spike Lee…) autant que sur le petit écran (NYPB, 24 heures chrono, Les Experts : Manhattan…) que la littérature, « française » notamment, peut bien y apporter sa vision. Et la fidélité étant un concept flou, chacune chacun s’autorisera à teinter le noir de poésie, d’humour, de fantastique, de suspense, d’effroi, voire de dystopie.

Si Jeanne Guyon cite souvent Le Corre ou Dessaint comme des piliers français de la collection, je la sais heureuse de publier ces derniers temps aussi Gérard Lecas (Le Sang de nos ennemis), un auteur discret et une belle personne.

Pour connaître un peu plus Jeanne : BePolar

François Braud

Grrrr : Certains G ont été garrochés à Gavroche sur Grave (85) et reviendront – peut-être – aux calendres grecques : Thierry Gatinet fera son coming bag à M (pour Métastade et Le Martyr de la cité), Giovanni est tombé dans Le Trou adopté par Jacques Becker, Gifford et sa Perdita Durango (filmée par Álex de la Iglesia), Alain Gagnol filmera-t-il Les Lumières de frigo ?, Le Gorille perd ses poils, hein Antoine Dominique, L’Accro en oubliant Daniel Goines, Sue Grafton qui sera de retour aux Calendres de l’avant 2023 (un jour une lettre, elle sera là, elle a fait tout l’alphabet), le GPLP en a pris PLG et Greene parce qu’il disait écrire des « divertissements »..

C’est souvent à DEFaut de place (et de temps, et de flemme) que certains certaines passent à l’as, comme pour le D : Dietrich (va-t-elle revenir au H pour Le Homard, au M pour Les Mafieuses ?), Diez (Le Pas du tigre), Dard (Les Salauds vont en enfer), Dolan (des chances de la voir au H pour Haine pour haine ?), le E comme Exbrayat Imogène ?) ou Engrenages (comment ai-je pu oublier ?) et le F : Fajardie (souvent imité, jamais égalé), Farris (pas lu, la honte), Fleming (pas envie de lire, c’est pas bien), Flynn (zappée avec Les Apparences et Gone girl, pff…, peut revenir avec Les Lieux sombres).

rand merci encore à Vali Izquierdo pour sa lettrine, qui, quand elle ne dessine pas, enfile des perles avec talent, voyez plutôt.

eorges était à mes côtés sur ce coup-là, comme souvent. Il a laissé quelques traces, discrètes. C’est un modeste

À suivre…

l’alphabet épanchera son H qui hissera son chapitre 1 dès le 1er mai 2023 !

Chez le H, dans l’amphithéâtre, ça se chahute: Hannibal (Thomas Harris), Hard boiled, Hardy Cliff (Peter Corris), Harry Hole (Jo Nesbo), Chester Himes, Homme qui marchait sur la lune (L’) (Howard McCord), Homos privés, 813 (Huit cent treize) et Humour ; ça chuinte, c’hest mai soichante-huit !