Contre dictionnaire amoureux du polar / Lettre E

Attention, vous pénétrez sur un site à prétention littéraire. Vous en connaissez les risques, vous en assumerez les conséquences.*

* Un livre est une promesse. À vous de la tenir…

Ce projet de « Contre dictionnaire amoureux du polar » (CDAP) est un projet à long terme, très long terme. Il se veut un hommage critique au Dictionnaire amoureux du polar (DAP) de Pierre Lemaitre (Plon), lauréat du trophée 813 Maurice Renault récompensant un ouvrage mettant en avant « le genre que nous aimons »*, « notre objet de passion »**. J’ai relevé le défi de bâtir un contre dictionnaire au sien, un codicille ou plutôt un complément, pas qu’une exégèse ni qu’une critique. Ni éloge, ni hagiographie, ni panégyrique, mais pas non plus de pamphlet, de satire, de diatribe. Juste une petite porte entrouverte par l’auteur dans laquelle je me suis engouffré :  » Il y aura des oublis impardonnables, des injustices criantes, des jugements contestables, c’est inévitable : c’est un dictionnaire de ce que j’aime, et encore n’ai-je pas pu mettre tout ce que j’aime » (introduction, page 11). J’ai donc relevé la gageure de combler, de réparer, de contester et, inévitablement, de construire le dictionnaire de ce que j’aime, et encore, sans pouvoir y mettre tout ce que j’aime et avec une difficulté supplémentaire, c’est de ne pas pouvoir (vouloir) revenir en arrière une fois la lettre publiée (pas de vision générale avant la fin). Ce sera le CDAP d’un critique mais aussi celui d’un éditeur (La Loupiote), auteur, directeur de festival (du polar à La Roche-sur-Yon – 85), rédacteur d’une revue (Caïn) et de tous ses souvenirs. Ce sera avant tout le CDAP d’un hannibal lecteur. Chaque lettre donnera lieu à deux parties : une critique des entrées de Pierre Lemaitre et un développement de celles qu’il aurait pu/dû y mettre. Voilà. L’hommage est sincère mais la langue n’est pas de bois. Le maître me pardonnera. FB

* JP Manchette ** JB Pouy

À qui avez-vous affaire ? bio-biblio-2022

Si vous avez manqué le début… (ne manquez pas la fin au moins…)

C’est déjà du passé…

Lettre A, Partie 1 / Télécharger ? je clique là (ABC du métier (L’) / Alcool / Alibi)

Lettre A, partie 2 / Télécharger ? je clique ici (Amila Meckert / Arme du crime)

INVITÉ La contribution au CDAP : A comme Amila par Didier Daeninckx (auteur de romans noirs : Rions noir, avec Jordan, Creaphis)

Lettre A, partie 3 / Télécharger ? C’est là (Arnaud / Auster / Avis déchéanceAkkouche / Aztèques dansantsWestlake)

Lettre B, partie 1 / Télécharger ? C’est par là (Baronian / Bataille des Buttes-Chaumont (La)Jonquet / Battisti / Bête et la belle (La)Jonquet / Bialot / Bible)

INVITÉ La contribution au CDAP : B comme Battisti par Gérard Lecas (auteur de romans noirs : Deux balles, Jigal)

Lettre B, partie 2 / Télécharger ? Je clique là (Black BlocsMarpeau / Blogs / Brève histoire du roman noir (Une)Pouy / Brouillard au pont de BihacOppel / Bruen)

Lettre C, partie 1 / Télécharger ? Je clique ici (Ça y est, j’ai craquéDessaint / Cadavres ne portent pas de costards (Les) – Reiner / Caïn / Canardo / Cette fille est dangereuseGranotier / Chuchoteur (Le)Carrisi / Chute)

Lettre C, partie 2 / Vous pouvez télécharger le post (Classer/déclasser, Codes et des ponCifs, Condor (Le) Holmas, Michael Connelly)

Lettre C, partie 3 / À télécharger, (Connolly, Contrat, Cosmix banditosWeisbecker, Coup du bandeau, Couverture (4ème de), Critique, Cuba, Cummins et BACk in ABC).

INVITÉ La contribution au CDAP : C comme Connolly par Pierre Faverolles (blogueur blacknovel1)

Lettre D, partie 1 / Téléchargez ? (Dahlia noir (Le)Ellroy, DamagesKessler, Kessler et Zelman, Del Árbol (Víctor), Delestré (Stéfanie), Der des ders (Le) – Daeninckx et DexterLindsay/Manos Jr)

La contribution au CDAP : D comme Dahlia noir (Le)Ellroy – par François Guérif (éditeur Rivages, Gallmeister)

Lettre D, partie 2 / À télécharger, ici (Dicker (Joël), Dictionnaire Amoureux du Polar (Le) de Pierre Lemaitre, DILIPO (Le) dirigé par Claude Mesplède, Divulgâcher, Donneur (Le) Akkouche, Doyle (Conan), Drôles d’oiseaux Camus.

INVITÉ La contribution de Frédéric Prilleux au CDAP (auteur et spécialiste BD polar, blogueur bedepolar) : D comme Dredd (Le Juge)

Lettre E

SOMMAIRE

1. Le E par Pierre Lemaitre

avec …

Le coup de cœur : Ellroy et Ellory

Le coup de griffe : Ellroy et Ellory

Le coup de plume : la totale ; les débuts d’Ellory la franchise de Pouy, le malaise Ellroy, l’art de susciter l’Émotion et l’oubli psychanalytique (la couverture de l’Été circulaire)

Le coup de corne de brume : Lété circulaire de Marion Brunet

2. Le E par François Braud :

Au programme du E: : le E de La Disparition de Perec et Echenoz (La Contribution d’Éric Libiot), Edogawa Ranpo, Encrage, Été (L’) ou le polar lecture facile et Excipit (et incipit).

E par PL (Pierre Lemaitre)

ffeuiller le E comme une marguerite ou comme on compte sur les doigts de la main. Les entrées de Pierre Lemaitre sont limitées, les places peu disponibles. Empoignons la bête janusienne, les deux monstres sacrés anagrammatiques : un crocodile anglais (Ellory) et une vache ricaine (Ellroy) se partagent la couche de l’Été circulaire avec Émotion (pages 201 à 220, Dictionnaire Amoureux du Polar, Plon).

Le coup de cœur

America great ever ?

ntre les deux son cœur balance. Difficile de choisir entre un frère de refus : « Mon premier roman a été refusé par vingt-deux éditeurs. Ellory a écrit vingt-deux romans avant d’être publié. » et un collègue surdoué : « La marque Ellroy, c’est que, le temps de la lecture, nous ne pouvons penser à rien d’autre. »

Le premier, un Anglais, né en 1965 à Birmingham, situe ses intrigues aux USA*. En général, PL avoue ne « jamais y croire tout à fait » aux écrits de ces auteurs « étrangers » qui situent leurs intrigues aux USA mais « avec Ellory, j’y parviens. » « Chacun de ses livres est un petit événement. » à l’image de son premier, Seul le silence, « nous fît, à tous, grande impression. » Et il ne s’est pas arrêté là : « Huit autres romans ont été traduits en français« ** avec une préférence pour Vendetta (chez Sonatine « qui est parvenu, depuis 2008, constituer un remarquable catalogue de romans noirs d’auteurs que, souvent, nous ne connaissions pas en France »). Ellory a un style « calme, mais percutant (il a notamment un excellent sens des dialogues), il avance pas à pas. Avec acharnement. » « En le faisant naître anglais, les dieux ont évidemment joué un sale tour aux Américains. » ironise PL.

* Il s’en explique, .

** PL compte mal mais il ne peut évidemment citer ce qui n’est pas paru au moment où il écrit. Manquent à l’appel : Les Fantômes de Manhattan (2004), Chicagoland (2013), Le Carnaval des ombres (2014), Le Jour où Kennedy n’est pas mort (2019) – tous traduits par Fabrice Pointeau, Le Chant de l’assassin (2021) et Omerta (2022) – traduits par Claude et Jean Demanuelli.

Le deuxième, un Ricain, né en 1948 à Los Angeles, « est une vache sacrée. » Dès son premier livre, Brown’s requiem (Rivages) en 1981, « les thèmes d’Ellroy sont d’emblée présents : un héros ambivalent en quête de rédemption et d’amour, la peinture d’un Los Angeles glauque à souhait, des criminels psychopathiques et des personnages qui semblent enfuis de l’Enfer de Dante. » C’est avec son Quatuor de Los Angeles qu’il atteint les sommets : « La tétralogie s’ouvre avec un chez d’œuvre absolu : Le Dahlia noir. » (lire La Contribution de François Guérif, son éditeur, ) Puis, il écrit la trilogie « sur l’Amérique des années 1958-1972. C’est encore meilleur que le premier quatuor , commente-t-il, et on aurait tort de penser qu’il plaisante. » Et puis ça continue : un « magnifique roman« , Perfidia (Rivages), d’une écriture « d’une incroyable efficacité narrative. » Du talent à en être « fatigant, cet homme-là… » avoue PL.

Le coup de griffe

Par où prendre ce mystère ?

videmment : qui aime bien châtie bien. Et après le cœur, la griffe. Ellory « ne parvient pas à se contenter de son statut, » (…) il veut sa statue. » Et si personne ne la lui modèle, il s’en chargera. Quand il évoque ce qu’il lisait enfant, « pas de Enid Blyton ni le Club des cinq, attention, lui lisait  » de manière vorace » Agatha Christie, Conan Doyle, Chandler, Hammett, Faulkner, Hemingway, Capote… (…) On dirait « L’enfance du romancier » par R.J. Ellory. ». Quand il faut donner un coup de coude à sa notoriété, il s’autocommente sur Amazon : « on se demande ce qui lui a pris » et quand ses positions risquent de le gêner, il contorsionne jusqu’au mensonge (« son appartenance à l’Église de Scientologie »). « Cet homme, est pour moi, un mystère. » Ça, c’est fait.

Mais PL ne s’arrête pas en si bon chemin, la langue se fait vipère pour Ellroy. « [Il] a ceci de commun avec Donald Trump qu’il pense ce qu’il dit et dit ce qu’il pense. » Ce qui fait qu’il vaut mieux le lire que l’écouter : « Je suis plutôt embêté parce que le type me tape sur le système, mais ses romans… » Lui aussi est un lecteur vorace (d’Hammett en particulier) : « Il aurait dévoré des livres avant de savoir lacer ses chaussures. » De plus, tout fait débat chez lui : « Raciste Ellroy ? » Il parle des « Négros« , des « Youpins« , des « jaunes« , des « pédés« . « Est-ce le personnage ou l’auteur qui s’exprime quand sont dénigrés » ces personnes ? Il se « tamponne la raie du cul » du monde actuel : « Comme quoi, on peut être littérairement un immense écrivain, et par ailleurs un sombre connard. » Mais « il a reversé l’intégralité de ses droits perçus en France sur Perfidia aux victimes des attentats du 13 novembre 2015. Ce type, on ne sait jamais vraiment par où le prendre. » Voilà, c’est dit.

Le coup de plume

Un critique, un auteur et un ami

carter n’est pas nécessaire dans cette lettre E maigrelette comme un rapport de Pénélope, on prend tout. La plume de PL virevolte de notule en notule, le critique s’efface devant l’auteur. Nostalgique de la madeleine, le voilà repensant à ses débuts en évoquant ceux du persévérant Roger John Ellory : « [Mon premier roman] s’appelait Travail soigné, les éditeurs trouvaient sans doute que le mien (de travail) ne l’était pas suffisamment. » Oracle voyant sur Ellroy « immense écrivain » et « sombre connard » : « La littérature, heureusement, ne retiendra que le premier. » Mais franc du collier : « Ce type, on ne sait vraiment pas par où le prendre. » Didactique : « L’outil privilégié de la littérature, ce sont les émotions. (…) C’est pourquoi les personnages doivent rester premiers par rapport à l’histoire. » La graine est donnée. Il faut de l’espace et éviter que l’intrigue ne phagocyte le roman comme chez Agatha Christie ou John Dickson Carr. Un p’tit coup de règle sur le clavier des Anglais, il ne pouvait que contrebalancer les amabilités qu’il avait proférées. Pouyesque même : « [Il] se lance dans cette histoire*  » essentiellement parce que j’en écris » explique-t-il. À peu près la raison qui m’a fait me lancer dans ce Dictionnaire. » Allongé pour finir : « Il faut que je pense à demander à mon psychanalyste (j’oublie toujours, je ne sais pas pourquoi) la raison pour laquelle la couverture de [L’été circulaire] m’a électrisé. »

* Brève histoire du roman noir, évoqué ici.

C’est pour tout cela que, parfois, on n’a plus l’impression de lire un ouvrage de référence mais de discuter au pied du zinc avec un auteur qui pourrait être un ami…

Le coup de corne de brume

Une bouffée d’air chaud

ncornet bouché, du talent on passe à côté.

Ce n’est pas une inconnue mais elle ne fait pas la une du 20 heures de TF1 non plus. Il est donc temps de réveiller, d ‘un bon coup de corne de brume, les portugaises ensablées des médias. Car les lectrices savent ce qu’elles lui doivent : la vérité (Céline « dont les seins triomphants annonçaient dès treize ans un bel avenir… »). Car les lecteurs ont compris ce qu’elle attendait : de la décence (« Il y a chez Marion Brunet une colère noire qui j’ai adorée.« ). L’été circulaire « raconte l’histoire de deux sœurs (…) dans un Lubéron du pauvre qui ressemble à une banlieue pavillonnaire, celui des paumés, des pue-la-sueur, des petits trafics et des petits boulots. » (…) et de « Jo, qui cherche des issues, rêve de foutre le feu (…) comme sa sœur, Céline (…) qui, elle, est enceinte » à treize ans. « Il y a, dans ce roman, une prouesse atmosphérique. Le roman a reçu le Grand Prix de littérature policière« . Retenez son nom : Marion Brunet. Si vous lisez, et vous la lirez, vous comprendrez pourquoi elle est proche de Nicolas Mathieu. On lui souhaite le même succès.

E par FB (François Braud)

n loucedé, je me vois obligé de revenir sur deux échecs que je ne qualifierais pas d’échec mais je dirai que ça n’a pas marché. N’importe quoi. Pouf pouf, je reprends. J’ai plutôt, moins que plus, mais je ne dis pas ça pour me défendre mais par esprit de transparence, mis en avant la sagacité de mon CDAP face aux oublis hénaurmes de maître Pierre dans son DAP. Ainsi pas plus tard qu’au D, je m’esbaudissais de pouvoir divulgâcher sous vos yeux ébahis le manque évident et cruel de ce terme dans le DAP de PL. J’entends Mitterrand (oui, j’entends bien me situer dans un contexte résolument ancien qui me range immédiatement du côté de ceux qui n’ont plus vingt ans depuis longtemps) me traiter de ‘bécile ». Je regardais le doigt alors qu’on me montrait la lune. J’ai voulu faire acadien branché, je me suis ridiculisé branchouille franchouille. Page 776 du DAP de PL brille la notule Spoiler. On en parle ? Non. J’ai encore d’autres coulpes à battre.

Mea culpa

Presqu’aux calendes grecques (qui sont romains en fait, et toc !), à la lettre B tandis que je bruenisais, je baronianisais, je bialotisais, j’oubliais de brunetiser, d’évoque L’Été circulaire. Mais pas PL (et pan dans l’clavier !). Je vais me rattraper, pas plus tard que tout à l’heure où j’ai évoqué la notule de PL sur ce roman, cette « prouesse atmosphérique » (voir plus haut) et bien plus tard, à la lettre V, comme Vanda. Un avant-goût ? Oui.

Puisque j’en suis là, à m’auto-flageller, autant passer la troisième : quand j’ai voulu jouer le redresseur de torts, lettre B, notule Brève histoire du roman noir (Une) de Jean-Bernard Pouy, je n’avais pas lu plus loin que le bout de mon D, puisque le E étale Empoignons la bête, qui traite, œuf corse dirait Dard (merde, je l’ai oublié… rendez-vous en S, à San Antonio, PL en parle mais ça me permettra de parler de son créateur) du livre de Pouy. Pff…

La tehon

Pire. Là on entre dans le honteux. Comment ai-je pu écrire : « Dingue ! Rien à Doyle. Ni à Sherlock, pas plus à Holmes qu’à Watson, ni à Dr, ni même à Sir (il a été anobli en 1902 par la reine Victoria). Je n’irai pas jusqu’à affirmer que le maître de la machine à penser n’a le droit à aucune ligne ou aucun mot mais tout de même, c’est étonnant, voire consternant. Comment PL a-t-il pu oublier le génie du 221B de la rue du boulanger ? Et son candide médecin et rédacteur ami ? Rien que cet oubli justifie un CDAP à son DAP (avec Bruen) diront les aficionados de la corrida holmésienne. » alors que page 317 je lis la notule HOLMES. Shame on me ! Qu’on m’empale ! Qu’on m’énuclée ! Qu’on m’étête les doigts ! Qu’on me doigte la tête – au bout d’une pique ! Qu’on me pèle (pas le jonc, on n’est plus au Moyen-Age) les boules ! Bref, toutes mes confuses, à Pierre, à vous, Vincent, Paul, François et tous les autres.

On en parle ?

Bon, les excuses, c’est comme l’écologie, ça va un temps, hein mon Nico ? La lettre E de PL ne commet aucune bévue et j’aurais, si j’avais été le premier et pas le Poulidor du polar, sûrement mis ce que Pierre Lemaitre y a mis, à savoir les deux anagrammatiques anglo-saxons Ellory Sonatine versus Ellroy Rivages, déployant leurs premiers couteaux, Seul le silence contre Le Dahlia noir. J’aurais analysé aussi finement que je l’ai fait (voir plus haut) Une Brève histoire du roman noir de Pouy mais il ne me serait jamais venu sous la pulpe des doigts le staccato me permettant de frapper la notule intitulée Empoignons la bête, comme je n’aurais su évoquer l’Émotion comme ressort du plus juste propos de Dominique Manotti : « Je donne à lire (ou du moins, j’essaie) la vérité émotionnelle des événements. » Quant à clôturer la notule alphabétique de la lettre la plus utilisée de la langue française par L’Été circulaire, de Marion Brunet, je ne vais pas y revenir.

Mais, il y en a toujours un, en revanche, et même si j’ai eu envie d’écrire par contre, pour taquiner les mordus de la langue française, j’ai comme l’impression que l’homme du Grand monde (celui du Grand soir, c’est Bulteau trop « jeune » pour intégrer mon B mais assez vieux pour le G) est passé à côté de quelques insolubles notules (même avec la médaille Field*). Je m’en vais de ce pas vous les préserver, les développer, les dénuder devant vos yeux époustouplifiés.

* écrire à bbb pour obtenir l’explication de texte de la blague

E (La Disparition de P r c) et Echenoz

(La contribution* d’Éric Libiot)

ncore une fois, la grève* a tenté de bâillonner notre contributeur. Après Frédéric Prilleux, c’est Éric Libiot qui a senti sur sa nuque le souffle d’Anastasie mais ni une ni trois, il a pris ses deux jambes à son cou et un Paris-Ici plus tard, il est arrivé livrer ses contributions. Pas l’temps de prendre un verre, il est reparti en sens inverse, sans se retourner, le soleil se couchant sous ses pas de poor lonesome writer. Éric sacré, sacré Éric !

* Nicolas avait raison, on ne s’aperçoit plus qu’il y a une grève en France,

E comme Gorgs Prc

Ce n’est pas un voyou, c’est une voyelle. La plus utilisée de la langue française. Que Georges Perec, alias Gorgs Prc, a supprimée dans son roman La Disparition. Un truc aussi difficile à faire qu’une omelette sans œufs. Le principe du texte sans utiliser une lettre est un lipogramme ; par exemple le texte qui suit est un lipogramme en z.

Pas un seul e dans La Disparition qui raconte, pourquoi faire simple, la disparition d’Anton Voyl. Comme le résume l’écrivain Jacques Roubaud : «La Disparition est tout à la fois le roman de ce qu’il raconte et le récit de la contrainte qui crée ce qui se raconte». C’est bien vu. C’est un roman policir, avec nqute, murtrs et vngance à la cl qui s’ouvr ainsi : «Trois cardinaux, un rabbin, un amiral franc-maçon, un trio d’insignifiants politicards soumis au bon plaisir d’un trust anglo-saxon, ont fait savoir à la population par radio, puis par placards, qu’on risquait la mort par inanition.» Brillant. Tout n’est pas si facile à lire mais il faut reconnaitre l’impressionnante maitrise du français – Perec, comme Roubaud, sont membres de l’Oulipo (Ouvroir de Littérature Potentielle), groupe d’écrivains créé par Raymond Queneau et François le Lionnais qui s’amusent de la langue à partir de contraintes littéraires.

La légende dit que Perec aurait glissé un e (coulant) dans ces 297000 signes (comptage approximatif et officiel). Si c’est vrai, il est évidemment impossible de déceler cet « e » à l’œil nu ; si c’est faux, il vaut mieux imprimer la légende – un procédé informatique pourrait aujourd’hui parvenir à résoudre ce mystère mais restons-en là.

Ce polar au goût particulier, publié en 1969, quatrième roman de l’auteur, n’est pas vraiment une surprise dans la bibliographie de Perec, grand amateur de romans policiers. Il faut lire son grand œuvre La Vie mode d’emploi, immense roman qui raconte la vie des habitants d’un immeuble en général et de trois d’entre eux en particulier liés par une histoire de vengeance (encore une). Surtout, ce texte gargantuesque fourmille de péripéties, de biographies inventées et d’ébauches d’histoires policières à la pelle. Des centaines de personnes traversent La vie mode d’emploi qui ne serait rien sans e.

E comme Echenoz (Jean)

Si Jean-Patrick Manchette a fait la Une, il est aussi présent en quatrième de couverture. Notamment sur celle de la version poche de Cherokee de Jean Echenoz (Ed. Minuit). L’auteur de Nada aimait beaucoup Echenoz, qui le lui rendait bien ; il aimait aussi beaucoup correspondre et lui a adressé cette lettre dont voici un passage : «Le vrai mystère de ce bouquin, c’est qu’il tient debout et qu’il est passionnant et drôle. Ce ‘’méta-polar’’ référentiel (…) devrait être, au bout du compte, une autodestruction et un ratage, un sommet de l’effondrement. Or non. Ça tient. D’une manière antiphysique : comme un château de cartes qui serait une brique.» En dehors de la pertinence de l’analyse en quelques simples mots («un château de cartes qui serait une brique» est une trouvaille géniale à rendre jaloux n’importe quel critique littéraire), cette missive pointe l’appétence de Jean Echenoz pour le polar. Et pour le genre en particulier. Le meilleur romancier français (oui, c’est lui), a remodelé à sa main le récit d’espionnage avec brio (Lac, Envoyée spéciale), la bio avec virtuosité (Ravel, Courir) et l’aventure avec talent (L’Equipée malaise).

Au rayon polar échenozien, genre qui n’appartient qu’à lui, il faut citer Les Grandes blondes et, surtout, Vie de Gérard Fulmard (ce titre !) paru en 2020. Gérard Fulmard est un ex-steward devenu détective privé, bientôt mêlé à un crime puis à des embrouilles politiciennes avant d’être chargé d’éliminer un homme. Ceci pour la colonne vertébrale du récit. Viennent ensuite les aléas et les allées b, les chemins de traverses, les pérégrinations, les visites des rues de Paris, les apparitions et disparitions de personnages secondaires.

Alors que Gérard Fulmard vient d’ouvrir son agence de détective privé, il faut goûter ce passage référentiel lors duquel notre privé (de tout, vu son incapacité à bien se tenir) accueille un client dont la femme a disparu. Voilà les lecteurs aguerris plongés dans l’ambiance du Faucon Maltais de Dashiell Hammett et de Fais pas ta rosière de Raymond Chandler qui débutent, pour Sam Spade ici et là pour Philip Marlowe là, exactement de la même façon.

Merci Éric.

Edogawa Ranpo

glantine rose

Mélancolie morose

J’ose te l’offrir

Furansosui Buro

https://kanjimart.com/nomjp/traduire-nom-japonais.php

Ero-guro

C’est ce ton doucereux que rechercheront les lecteurs, les lectrices à la lecture de cet auteur japonais plus connu aujourd’hui qu’il ne l’était de son vivant. La construction de ses histoires ravira les fins palais du whodunit, les autres apprécieront l’étrangeté des situations grotesques, l’excitation érotique des situations équivoques, l’ero-guro (mélange d’érotisme et de grotesque) et des narrations torturées et envoûtantes de cet auteur qui a rendu hommage, dans ce prête-nom de plume à Edgar Allan Poe.

Flânerie au bord du fleuve Edo

Edogawa Ranpo, « Flânerie au bord du fleuve Edo » (transcription littéraire des idéogrammes utilisés par Taro Hirai qui sont aussi l’anagramme de l’auteur du « Double assassinat dans la rue Morgue« ) est considéré comme le fondateur du roman policier japonais. Il est temps, si vous ne le connaissez pas, d’ouvrir L’ombre et la proie (Inju, traduit par Jean-Christian Bouvier, Picquier poche, 1998, 141 pages, 39 francs !), son roman le plus célèbre (il est suivi de Shinri Shiken, Le test psychologique).

Les deux écoles

Un auteur de roman policier ressemblant comme deux gouttes de saké à l’auteur du roman cherche à préserver la femme – Shizuko Oyamada – d’un homme d’affaire – Rokuro – qui dirige « une grosse maison de commerce en commandite » de la honte d’un ancien amant pressant – Ichiro Irata – pouvant témoigner et révéler que sa femme n’est pas si innocente que cela. Or il se trouve que cet ex amant est Shundai Oe – un auteur de romans policiers « qui appartient à la première école » qui « même s’ils sont capables de mener une intrigue serrée, ne trouvent leur bonheur que dans la description de la cruauté pathologique du criminel ». Le narrateur appartient plutôt à ceux qui sont du côté de l’enquêteur – et pas du criminel – et « seule compte à leurs yeux la finesse de la démarche intellectuelle de l’enquêteur ». Le combat entre les deux est plus qu’un combat entre deux hommes, amoureux de la même femme, mais une lutte entre deux conceptions de la vie. Et quand l’amant lettré en vient à tuer le mari et à menacer la femme, le sang du narrateur ne fait qu’un tour ; il faut l’arrêter. Mais pour l’arrêter, il faut le trouver. En une centaine de pages, l’intrigue est menée sans temps mort en milieu plutôt clos, fantastique et fantasmatique, ce qui resserre la tension, ouvre aux interprétations échangistes en remettant en cause le statut de chacun : le tueur, la victime, l’enquêteur. Comme un coup de cravache sur les reins. « Sa nuque était marquée de zébrures rouges qui semblaient descendre bas dans son dos. »

Mais Edogawa Ranpo est un producteur de nouvelles essentiellement, comme les cinq compilées dans La Chambre rouge, publiées entre 1923 et 1929 (traduites par Jean-Christian Bouvier et publiées par Picquier poche en 1995, 141 pages, 6€50). Les thèmes sont redoutablement étonnant et détonants : un homme mutilé réduit à un tronc amputé de tous les membre sauf un devenant « le jouet grandeur nature » de sa femme perverse, un voleur artisan fabricant une chaise humaine, une réunion de confessés tourne à l’apologie du crime gratuit sans coupable, le décryptage d’un message codé que n’aurait pas renié Sherlock Holmes, un somnambule dont la vie a été gâchée par sa maladie se confiant à un ami défiguré par la guerre. À chaque fois, la surprise tient au fait qu’on est embarqué sur une histoire qui va nous en révéler une tout autre. Mais plus que le plaisir de l’énigme, ses méandres narratifs et son dévoilement final, ce sont les tortueux remords qui éreintent les personnages qui nous troublent que l’on entend murmurer à chaque page : serait-il possible que ?

 » L’indécidabilité de la solution« 

Pierre Bayard, lui qui se plaît à ne pas lire de livres mais d’être capables d’en parler, en a tiré une théorie dans un article de Edogawa Ranpo, Les méandres du roman policier au Japon, sous la direction de Gérald Peloux et Cécile Sakai (Le Lézard noir, 2018, 173 pages, 16€, d’où sont tirées toutes les illustrations qui parsèment cette notule). Ça s’intitule Le complexe de Shikuzo (pages 141 à 145), du nom de l’héroïne de La proie et l’ombre, et ça met en avant l’indécidabilité de la solution comme « un dispositif de lecture pertinent pour appréhender, sinon la totalité, du moins un certain nombre de textes de Ranpo ». Pierre Bayard déroule alors une brillante démonstration, preuves à l’appui, de cette « fabrique de l’illusion« , de « ce mécanisme secret visant à perturber la réception par le lecteur, dont la duperie, en le transformant en personnage littéraire, constituerait l’enjeu véritable. » Cela une fois posé L’ombre et la proie serait plus qu’un roman mais « une grille de lecture« , le lecteur plus qu’un lecteur, un enquêteur suspicieux dont la capacité se limiterait « à ne pas voir l’évidence« . Brillant et troublant.

Encrage

n 1986 la passion des littératures de l’imaginaire pousse cet éditeur complémentaire à explorer de manière rigoureuse, sans se targuer des lumières de la critique, tous les mauvais genres. C’est Alain Fuzelier, ALFU, qui en est à l’origine et en est toujours le directeur, qui, après avoir publié L’Encyclopédie de Fantômas (autoédition) en 1981, puis, en 1983, L’Encyclopédie de SAS et du Commandeur (toujours en autoédition) se lance dans l’édition de cette autre littérature qu’il préfère à celle instituée. En 1984, il créé la revue Encrage et se lance, en 1990 dans l’édition.

Allez ouvrir vos chakras noirs sur leur site, c’est une mine de travaux de spécialistes (monographies) qui font de leur passion la nôtre. Impossible de tout citer, leurs publications sont fort nombreuses. Je ne peux que vous en conseiller quelques-unes.

D’abord la revue Le Rocambole, publié par Encrages mais gérée par l’AARP (Association des Amis du Roman Populaire), c’est plus de 100 numéros, précis, exhaustifs, intelligents. J’ai utilisé déjà pour ce CDAP le numéro 88/89 consacré à Georges Jean Arnaud, ici. Ou encore Jean Meckert dit Jean Amila, du roman prolétarien au roman noir contemporain de Pierre Gauyat, utilisé .

Si vous n’êtes pas dégoûté des saucisses nordiques, ouvrez donc Le dictionnaire du roman policier nordique de Thierry Maricourt. Un gisement des différents métaux dont est faite la littérature viking vous fera cligner des yeux. Vous y puiserez sans doute des pépites comme moi. J’ai ainsi découvert Stig Holmas et Le Condor (Série noire rééditée chez Sonatine).

Encrage a accueilli aussi Claude Mesplède pour Les Années Série Noire, 5 volumes publiés de 1992 à 2000, une bibliographie critique de la collection policière « mythique « prestigieuse » de Gallimard. Chaque volume s’ouvre par un bilan annuel : « 1966 : Année prolifique pour la collection qui publie 96 titres – 8 par mois. » Belle époque ! Mais n’oublions pas l’adjectif critique : « Pas mal d’ouvrages sont de qualité discutable, en particulier dans la vingtaine de romans d’espionnage dus à Aarons, David St John, Hamilton, Pearl et leurs homologues français Jansen, Delamare ou Bommart. » Ça, c’est fait. « Il y a heureusement quelques perles : outre 1275 âmes, Jim Thompson nous régale avec M. Zéro et Le Démon dans ma peau. Suivent Fredric Brown (La Belle et la bête), Goodis (La Nuit tombe), McBain et Richard Stark tiennent la distance avec trois titres chacun. » Ouf ! Puis suivent les notules, une par numéro, avec les références (numéro, auteur, titre original/traduction, année, lieu et époque où se déroule l’intrigue, pitch avec en guise d’anti spoiler une petite main noire pour donner la fin et éventuellement les rééditions, les adaptations cinématographiques, théâtrales, une citation, une curiosité (par exemple, page 12, volume 3, année 66 toujours, la notule du numéro 1005, Mission Passe-passe de David Saint-John (égratigné plus haut), On Hazardous duty, traduit par André Bellac [Espionnage] : « Le début de l’épisode décrit, avec beaucoup de détails techniques, l’ouverture d’un coffre par Peter et deux comparses, dans une ambassade de l’Est. On se dit que tout ça à dû bien servir à l’auteur, qui était l’un des plombiers de Nixon compromis dans l’affaire du Watergate. » Amusant. De temps en temps, un personnage est présenté en pleine page et la fin de chaque volume est composé d’un index des auteurs, titres, thèmes, personnages, lieux, traducteurs… Un travail titanesque d’un érudit expert abordable par sa simplicité et sa franchise.

Eté (le polar, lecture facile)

nrayer la machine, telle est la fonction du grain de sable. On le retrouve souvent squattant les pages du polar en tant qu’ingrédient littéraire de l’intrigue mais aussi comme, littéralement, marque page involontaire. Ayant travaillé pendant deux en bibliothèque à la banque de prêt, sans que jamais on ne me reproche un quelconque découvert, il fallait voir la nécessaire ventilation des livres récupérées pendant l’été afin de libérer nos amis nos frères les grains de sable pris dans les rets papivores des livres à points jaunes. Oui, c’était le temps discriminant où on avait marqué les polars d’une pastille infâmante afin de les distinguer des autres, les blancs, la vraie littérature. Si aujourd’hui le polar a toujours ses aficionados qui précèdent l’essence aux ronds-points, il mange à l’université, colloque à tout va et imprègne les prix littéraires et la critique existentialiste germanopratine qui préfèrent rhabiller Gréco pour déshabiller Millet. Cependant, on le lit toujours plus l’été qu’à d’autres saisons. Car, ouvrons les guillemets, « c’est une lecture facile ». Alors d’1. C’est quoi une lecture facile ? De 2. Pourquoi l’été serait-il une période où l’on n’aurait pas envie, rouvrons les guillemets  » de se prendre la tête » ? De 3. C’est quoi l’été ? Ou est-il l’été ? L’été ouais-t-il ? et 4. Y en a pas.

Enfin bon quoi. C’est énervant ce marronnier estival qui fait qu’on doit s’intéresser, superficiellement, faudrait pas trop se froisser les synapses, au polar lors de cette saison du 21 juin au 21 septembre et l’emporter surtout, très important, sur la plage, le grain étant la preuve irréfutable que vous êtes dans le coup papa (c’est à ce genre d’expressions qu’on voit que je ne le suis plus du tout ou alors avec trente ans si ce n’est quarante ans de retard…). Cela suppose qu’en automne, au moment de la rentrée des classes quand il faut courir entre l’école et les activités du mercredi après-midi, on peut s’enquiller La critique de la raison pure d’Emmanuel Kant. Qu’à Noël, entre la dinde aux marrons et la bûche, lire Ulysse de Joyce, c’est comme un trou normand ? Et au printemps, quand la sève monte au point que les sens interdisent tout autre chose que les satisfaire, vous répliquez à la personne qui langoure des yeux et bave des mains : pas ce soir chéri.e, j’ai la migraine et je dois finir La Recherche de Tonton Marcel ? Non, sérieux ?

Vous avez déjà lu un David Peace ? Vous croyez que c’est simple d’écrire un Jack Taylor ? Qu’Ellroy, c’est de la bluette noire à la Cartland ? Que les intrigues de Chandler se résument au dos d’un timbre-poste ? Les thèmes de Paulin des châteaux de sable en Espagne ? L’écriture de Villard la notice d’une piscine en plastique ? L’humour de Westlake, Dorsey, Schwartzmann, Camilleri du comment vas-tu yaudepoêle ? Et le travail de traducteur de Jean Esch aussi simple que de taper reverso dans Google ? Qui peut croire une ligne de ces dossiers qui fleurent la crème solaire, de ces numéros spéciaux qui s’intéressent soudainement quand les jours s’allongent et que les barbecues s’affolent à « notre objet de passion« , de ces articles et rubriques qui honorent un genre qu’ils méprisent habituellement avec ostentation ? Pas vous. Pas moi.

Le polar n’est ni plus ni moins que les autres, il est littérature, pour insomniaques et ferroviaires, comme disait Manchette, pour amateur de rompol qui se souviennent des plaisirs de lecture comme Perec, il n’y a que le polar, le reste, comme disait Topor, n’est que littérature. Avouez qu’avec ces trois-là, on n’est pas mal loti. À quatre, si on n’a rien à lire sous les yeux, on peut faire une belote. De comptoir. En sirotant un petit noir.

pas d’illustrations pour cette notule, ça fait plus sérieux

Excipit (et incipit)

n cours de lecture, je ne sais pas vous mais moi j’aime bien lire la fin d’un roman, enfin, pas la fin, après on n’a plus faim, c’est comme bâffrer le dessert avant les pâtes, mais la dernière phrase. Quand on veut faire chic et latin, on dit l’excipit. J’y ressens comme le plaisir du goût de l’interdit, outrepasser la censure pour côtoyer le talent, casser la toute-puissance du romancier qui fait rien qu’à, comme le dit PL, « faire pas mal d’acrobaties pour que l’histoire apparaisse solide sans pour autant livrer des éléments qui ruineraient son projet de la faire découvrir. » (page 162) Mais, le plus souvent, hors whodunit de la résolution une tasse de thé à la main, l’auriculaire bandant de l’envahisseur, le roman noir se fout de la fin comme du début. Ou du moins, ces deux phrases n’apportent pas grand-chose dans la résolution de l’énigme qu’ils/elles n’ont pas posée. Mais j’aime à penser, rien que pour ça, qu’elles ou ils ont tout fait pour y mettre autre chose qui a plus d’importance : de l’aphérèse à l’apocope. Ce qu’il y avait avant. Ce qu’il y aura après.

« Aujourd’hui maman est morte. »*

* Incipit de L’étranger (Gallimard, Folio, 1972, 192 pages, 6€60) de Camus

Dans Le Fric ou l’éternité de Paul Chazène (Jigal Polar, 2022, 126 pages, 107€50), il est évident que tout le roman tend vers cet excipit : « Finalement, la seule chose qui ne changera jamais, c’est que tout change tout le temps. » Que va devenir Socrate ? Va-t-il aller se ressourcer en Corrèze pour fabriquer des cendriers en raphia en attendant qu’on revienne le chercher pour, comme tous les tueurs, planifier un dernier coup qui ne se passera pas comme il avait prévu ?

Le dernier Dortmunder, Top réalité, Get real, de Donald Westlake (traduit par Pierre Bondil, Rivages/Noir n°1048, 2017, 378 pages, 8€60) se clôt par : « Bon, dit-il. » Ny a-t-il pas, ici, dans ces trois lettres et ce verbe de parole inversé se terminant par ce pronom la grande interrogation ultime qui clôt mais ouvre vers un après ? sauf qu’évidemment, il n’y aura pas d’après. Dortmunder (j’aurais pu en causer à D, mais j’ai évoqué Aztèques dansants et PL consacre quelques belles pages à Westlake) va se taire sous le fallacieux prétexte que Westlake est mort. À vous d’imaginer la suite. Allons-bon…

Boccanegra, l’héroïne de Michèle Pedinielli, une femme qui ne boit pas ne fume pas mais qui baise, revient, dans La patience de l’immortelle sur une île qu’elle a quittée depuis longtemps pour enquêter sur la mort d’une jeune femme qu’elle a autrefois fait sauter sur ses genoux, la nièce de son ex. La nostalgie a un drôle de goût amer parfois mais c’est peu de dire que ce n’est rien à côté de celui de la vérité, plus ocre, âcre. Aussi quand cela se termine sur : « Démerde-toi avec ça.« , on pressent que la suite ne va pas être facile. Et qu’il va falloir regretter, peut-être le temps, où l’on vivait dans la pénombre de la caverne. Le mensonge en pleine lumière, ça pique un peu.

Vous avez compris, je crois, ce qui fait le sel d’un roman c’est la capacité qu’a un auteur à y accoler le mot fin et la multitude de possibilités qu’il possède pour nous le faire regretter, pour nous pousser à imaginer la suite.

Il n’y a rien de mieux à lire comme extrait dans un roman noir que la dernière phrase si ce n’est… la première. Après l’excipit, si l’hésitation vous taraude encore, essayer l’incipit. Les meilleurs ont le don de ne pas vous en dire trop tout en vous en disant assez. Une question de dosage.

« Je m’essuyai les yeux, j’avais les joues mouillées.« *

* Excipit de Chemins de croix de Ken Bruen (Cross, traduit par Pierre Bondil, Série Noire, 2009, 332 pages, 17€90)

Si « Les phares de la camionnette éclairent la route en ligne droite. » au tout début du roman noir de Joseph Incardona (Finitude, 2022, 260 pages, 22€), c’est qu’au prochain paragraphe, le tournant apportera une surprise ? Les phares vont-ils lâcher ? Les freins tenir ?

Et pourquoi ces autres-là sont éteints ? « La première fois que les camions s’étaient garés dans la cour de l’immeuble, quelques semaines plus tôt, Sacha Zoubarov avait été effrayé. » Benoît Vitkine (Donbass, Les Arènes, Equinox, 282 pages2020, 18€) le sait mais nous l’ignorons encore mais les lignes prochaines, nous le saurons, comme Sacha.

La lumière, c’est parfois aussi celle qui s’allume et qui éclaire de trop qu’on cherche à l’éteindre par tous les moyens. Et si « Esmond Martin n’avait pas bu une goutte depuis des années« , n’aurait-il pas dû, ce soir-là, justement, y sacrifier ? Guillaume Ramezi (Phenix noir, Le Crépuscule des éléphants, 2021, 358 pages, 20€) Ou, tout simplement, va-t-il céder à d’anciennes pulsions, et, dans ce cas-là, pourquoi ?

Borner un roman de l’incipit à l’excipit, c’est le haïkaiser, en faire un petit poème japonais 5/7/5 ouvrant les brèches nécessaires à la perdition que nous recherchons toutes et tous l’ivresse de la lumière ou l’abime de la noirceur, entre Malevitch et Soulages.

François Braud

ncore merci à Vali Izquierdo pour sa lettrine, qui, quand elle ne dessine pas modèle de la pâte et enfile des perles avec talent, voyez plutôt.

À suivre…

la lettre F sera là dès le début de l’année prochaine : bonne année 2023 !

Au programme, sous réserves de l’absences de fuites ou de défaite de l’équipe de France au mondial du foot : Fanzines, Fausse piste (de Crumley), Faux romans policiers, Festivals, Fight club

papier écrit en écoutant Yvon Étienne, vous connaissez ?

Évidemment, y avait Eicher mais j’ai préféré le laisser déjeuner en paix…