Contre Dictionnaire Amoureux du Polar / Lettre K

Kiffer le noir

Ce projet de « Contre dictionnaire amoureux du polar » (CDAP) est un projet à long terme, très long terme. Il se veut un hommage critique au Dictionnaire amoureux du polar (DAP) de Pierre Lemaitre (Plon), lauréat du trophée 813 Maurice Renault récompensant un ouvrage mettant en avant « le genre que nous aimons »*, « notre objet de passion »**. J’ai relevé le défi de bâtir un contre dictionnaire au sien, un codicille ou plutôt un complément, pas qu’une exégèse ni qu’une critique. Ni éloge, ni hagiographie, ni panégyrique, mais pas non plus de pamphlet, de satire, de diatribe. Juste une petite porte entrouverte par l’auteur dans laquelle je me suis engouffré : « Il y aura des oublis impardonnables, des injustices criantes, des jugements contestables, c’est inévitable : c’est un dictionnaire de ce que j’aime, et encore n’ai-je pas pu mettre tout ce que j’aime. » (introduction, page 11). J’ai donc relevé la gageure de combler, de réparer, de contester et, inévitablement, de construire le dictionnaire de ce que j’aime, et encore, sans pouvoir y mettre tout ce que j’aime et avec une difficulté supplémentaire, c’est de ne pas pouvoir (vouloir) revenir en arrière une fois la lettre publiée (pas de vision générale avant la fin). Ce sera le CDAP d’un critique mais aussi celui d’un éditeur (La Loupiote), auteur, directeur de festival (du polar à La Roche-sur-Yon – 85), rédacteur d’une revue (Caïn) et de tous ses souvenirs. Ce sera avant tout le CDAP d’un hannibal lecteur. Chaque lettre donnera lieu à deux parties : une critique des entrées de Pierre Lemaitre et un développement de celles qu’il aurait pu/dû y mettre. Voilà. L’hommage est sincère mais la langue n’est pas de bois. Le maître me pardonnera. FB

* JP Manchette ** JB Pouy

À qui avez-vous affaire ? bio-biblio-2022

tome 22 (les vlà !)

les Keufs…

Si vous avez manqué le débutrendez-vous à la fin !*

* pour retrouver ce qui est déjà du passé : les 21 premiers tomes…

Ce tome est un peu spécial. Vous l’aurez remarqué. Sans être numérologue, vous ne pouviez pas passer à côté. Méfions-nous donc. Ils sont partout. On nous cache tout, on nous dit rien, on ne peut plus rien dire aujourd’hui et on nous surveille. Déjà le mois passé, c’était le signe de la balance. Soyons paranos, n’ayons l’air de rien.

* Je compte sur Éric pour ouvrir l’œil…

SOMMAIRE

1. Le K par Pierre Lemaitre

avec

Le coup de cœur : William Kotzwinkle

Le coup de plume : Jonathan Kellermann

Le coup de griffe : Jonathan Kellermann

Le coup de corne de brume : William Kotzwinkle

Oui, je sais. Non, ce n’est pas un copier-coller qui a mal tourné. Mais la lettre K du DAP de PL ne comporte que deux notules. Aussi…

2. Le K par François Braud

Au programme du K :

Karl Kane (le privé de Millar), Khadra Yasmina, King Stephen (Billy Summers), Krajewski Marek, Krimi (le polar allemand avec un 5/5 de Karole de Benedetti) et Kutscher Volker (et Babylon Berlin) et Kristy Éric.

K par PL (Pierre Lemaitre)

Le coup de cœur

« Kotzwinkle, c’est plus déjanté encore que Westlake, pas vraiment ennemi du mauvais goût et imprévisible. On aime ou on n’aime pas, il n’y a pas de milieu. J’adore. » (p.364)

aléidoscopiques sont les thèmes traités par William Kotzwinkle. Et c’est Pierre Lemaitre qui en parle le mieux dans son Dictionnaire Amoureux du Polar (Plon) : « Un jeune américain qui se prend pour Captain Marvel (Book of love), un clochard attelé à l’organisation d’une chorale de l’amour (Fan Man), le rédacteur en cerf d’une feuille de chou adepte de tir aux fléchettes empoisonnées (Midnight examiner), un antiquaire plein aux as éviscéré dans le parfait respect des rites funéraires de l’Égypte ancienne (Le Jeu des trente), un acteur hollywoodien catapulté dans la peau d’un escroc nazi (Mister Caspian et Herr Felix), un ours écrivain porté aux nues par le Tout-New-York littéraire (parce que, c’est reconnu, l’ours est un écrivain comme les autres, voilà quelques-unes des situations développées dans les romans de cet auteur (…) » (pages 363-364) Que dire après cette litanie panégyrique et hameçonnante ? Rien si ce n’est 1. qu’il faut ouvrir un livre de William Kotzwinkle pour le croire et 2. « que si vous n’êtes pas convaincu, rabattez-vous* sur » Fata Morgana* vous envoûtera comme jamais un livre ne l’a fait. Si si. Fata morgana est un livre qu’on n’oublie pas, c’est un rêve entêtant, une musique lancinante, un alcool à double détente, à effet retard comme dirait Mizio, une femme qu’on aime plus mais qu’on ne peut pas désaimer.  « Kotzwinkle, quoi qu’il se passe, reste décapant (…) : Si vous aviez fredonné l’hymne national dans la pièce, tout le mobilier se serait mis au garde-à-vous. »

* C’est amusant, PL cite le même passage que moi pour convaincre le lecteur du plaisir de lire Kotzwinkle : « – Vous vous entraînez au tir ? demanda Bissonette en indiquant, d’un signe de tête, le Colt que Picard tenait toujours. – J’étais sur le point de me brûler la cervelle. – Excusez-moi de vous avoir interrompu. Je peux revenir plus tard, quand vous aurez fini. »

Le coup de plume

Comment je suis devenu auteur de polars ?

han du polar psychologique, Jonathan Kellerman en a le diplôme, il est un « éminent clinicien (…), auteur d’un ouvrage remarqué sur les aspects psychologiques du cancer des enfants. » (pages 361-362) Mais comment en est-il arrivé à « raconter ce qui [l’]horrifiait, dira-t-il à Paris Match en 2015. » ? Par la Bible ! « Il y a mille manières de devenir auteur de polars. » « Mais assurer qu’on est entré dans le polar guidé par la Bible, je ne l’avais pas encore vu. » Car des filières, il y en a : « On peut dire qu’on est tombé dans Chandler dès le plus jeune âge (c’est assez bien vu, assez classe), qu’on a été giflé par un roman de Manchette (c’est mieux, plus politique). On peut prétendre avoir écrit pour se distraire (ça fait Conan Doyle, un peu daté), ou avoir choisi le polar parce que ça semblait moins difficile que le reste (genre Lemaitre), avoir voulu faire plaisir à ses parents (on y vient)… » (page 361) D’une « parfaite efficacité »,  » les intrigues accouchent de la vérité comme le feraient les patients sur le divan d’un psychanalyste. », Jonathan Kellerman a essaimé sa graine de mentor littéraire dans son cercle nucléaire : « son épouse, Faye, est en effet écrivaine de polars elle aussi, comme son fils, Jesse Kellermann. » (p.362-363) Les méchants diront que les glands ne tombent jamais loin du chêne… mais ça, c’est pour la notule suivante…

Le coup de griffe

« A dose raisonnable, c’est raisonnable. » (p.363)

amikaze croyant mais pas pratiquant. Pierre Lemaitre châtie bien ce qu’il aime bien. À propos de Jonathan Kellerman, et après lui avoir ciré la technique, PL déplume sa poule aux œufs d’or : « On (…) suit [ce duo de ce flic homosexuel et de ce clinicien spécialisé (…) tonique à souhait] dans une série qui compte maintenant une trentaine de romans. C’est peut-être un peu beaucoup. » (p.362-363) et égratigne le business familial : « On dit parfois que tout ça sent un peu la production industrielle et la PME du polar. » On est un je. Mais reconnaître, comme de se goinfrer de saucisses plastiques tartinées de ketchup debout devant le frigo, que ce peut être roboratif, est tout à l’honneur de l’honnêteté de Pierre Lemaitre. C’est pour cela qu’on le lit aussi. « Mais à dose raisonnable, c’est raisonnable. » Oui, on n’en ferait sans doute pas son menu journalier…

Le coup de corne de brume

« Le plaisir avec Kotzwinkle est intact. »

idnapper le lecteur et la lectrice, c’est ce que réalise William Kotzwinkle même si son nom ne parle pas à grand monde. Mais l’auteur pourra se consoler car il parle au moins à un lecteur, qui s’appelle Stephen King (lire plus bas) et qui a qualifié Le Jeu des trente de « classique du genre. Enfin un best-seller qui mérite d’être un best-seller.«  (page 365) Excusez. Si ça c’est pas un coup de corne de brume ! Et Pierre Lemaitre en rajoute une couche : « La perversité des pratiques sexuelles décrites dans cet ouvrage nous confirme que Kotzwinkle sait bien être un auteur de noir…«  Maintenant, comme dirait l’autre, c’est vous qui lisez : « Si rien ne vous a donné envie , c’est que Kotzwinkle n’est pas fait pour vous. Dans le cas contraire… » Le Jeu des trente (The Game of Thirty, traduit par Jean-Paul Gratias), comme beaucoup de titres noirs, a été publié chez Rivages (noir n°301, 367 pages, 1998, 9€65).

K par François Braud

ryptonite ; voilà ce à quoi semble ressembler la lettre K, une matière rare – et imaginaire – dont il n’existe que quelques kilos sur Krypton, évidemment, puisque Pierre Lemaitre n’a rédigé que deux notules : une pour Kellermann dont j’avais déjà la nette impression, que PL n’a pas infirmée en parlant de production industrielle, que c’était too much pour moi même si les couvertures dorées et gaufrées clignotent dans ma bibliothèque comme la main d’un roumain qui fait la manche lis-moi-s’il-te-plaît et une autre pour Kotzwinkle que j’aurais évidemment intégré si PL l’avait oublié (avec deux préférences pour les titres de Fata Morgana et Midnight examiner).

En revanche, sans aller sur Krypton en kayak ou partir à la chasse au kikiwi, on peut s’étonner de quelques oublis que je vais m’empresser de réparer immédiatement.

Karl Kane (le privé de Sam Millar)

Sam Millar

« –Tu connais ma détestation pour les grossièretés, bien sûr, mais pour toi je vais faire une exception. Essaie encore une fois de me baiser, et ce sera la dernière fois que tu baiseras quelqu’un. Ai-je été clair ? – Désolé, mais je n’écoutais pas. Pourrais-tu répéter ? » (Un sale hiver, page 263).

ant affirmait que pour être heureux, il fallait quelques règles :  » de quoi s’occuper, quelqu’un à aimer, quelque chose à espérer. » Il faut alors croire Karl Kane heureux. Ou alors douter de Kant.

Né en 1958, Sam Millar* a un roman noir pour vie : activiste de l’IRA, braqueur et écrivain. Il la raconte en partie dans On The Brinks (Seuil, 2010, Points n°3390, 2014) et dans ses romans noirs, tous traduits par Patrick Raynal, éditeur qui l’a révélé chez Fayard noir avec Poussière tu seras (The Darkness of Bones, 2009, 302 pages) et Redemption factory (The Redemption Factory, 2010, 333 pages). Intransigeant sur la liberté, fidèle dans ses convictions et, surtout, entier, même dans l’ironie, surtout dans l’ironie (swiftienne), Sam Millar a créé le privé Karl Kane. Son cycle comporte aujourd’hui quatre titres. Jérôme Leroy a fait un beau portrait du privé dans le sulfureux Causeur : « On peut penser que Karl Kane lui ressemble : un code de l’honneur rigoureux, une sensibilité d’écorché vif masquée par une virilité qu’il sait surjouée, une lucidité désespérée sur les noirceurs de l’âme humaine, la certitude que Dieu n’existe pas même si, en bon catholique irlandais minoritaire dans son propre pays, il l’invoque souvent, en vain évidemment. » Et un aussi magnifique de l’auteur : « Sam Millar ne triche pas, ni avec sa vie, ni avec l’écriture. » Si tout est dit sur les deux, ne restent plus qu’à les lire…

Karl Kane est privé à Belfast, il a la quarantaine, n’aime ni les armes ni la castagne mais adore jurer et manie la répartie comme un sniper. Marqué par la mort de sa mère, c’est un dur au cœur friable. Il est divorcé mais il n’est pas seul. Son cercle nucléaire est composé de sa (belle) secrétaire et maitresse (peau mate, yeux noisette et cheveux noirs) Naomi, qui pense et panse pour lui, Lynn son ex-épouse donc et Katie, sa fille (en Écosse). C’est le peu qui lui reste ; sa mère a été violée et tuée par un psychopathe dont il cauchemarde encore (Walter Arnold alias Scarman) et son père emporté par Alzheimer. Il a son Javert, Mark Wilson, un inspecteur qui est son ennemi préféré et aussi son ex beau-frère. Et ses ami.e.s, qu’on découvre au gré des romans, comme la prostituée Lipstick ou ceux qui lui donnent, quand il le faut, le coup de mains nécessaire pour : Willie qui ouvre tout, Brendan Burns qui explose tout…

Il écrit aussi mais ne trouve pas d’éditeur ce qui contribue peut-être à lui filer de récurrentes crises d’hémorroïdes. Il se console en vouant à sa voiture un culte quasi éternel. Il a un homonyme dans le milieu, un ancien boxeur devenu privé, plus ancien (en activité éditoriale entre 1963-1976) : Sugar Kane (de l’écossais W. Murdoch Duncan sous pseudos : Lovat Marshall et John Cassels (au Masque)*.

* Source : Le Détectionnaire de Norbert Spehner (ALIRE, pages 380-381, 2016, 59€).

Sans eux Karle Kane ne serait pas : « Au scalpel est dédié à deux grands amis. Steve McDonagh, l’éditeur d’origine des Karl Kane, pour m’avoir suggéré d’écrire une série sur un privé de Belfast. Et le célèbre auteur américain de romans noirs, Jil Thompson, mort si tragiquement et si jeune, qui m’a toujours inspiré. Tous deux sont restés à mes côtés à travers les tempêtes, ne baissant jamais les bras alors que j’y étais prêt. Souvenir éternel. » (exergue d’Au scalpel).

* déjà évoqué comme membre du gang du trèfle noir, CDAP, Lettre I, partie 2 où j’évoque son dernier roman Un tueur sur mesure, hors cycle Kane.

Le premier est Les Chiens de Belfast.

« Quand on est assis entre deux chaises, on finit toujours par avoir mal au cul.« 

L’Irlandais Sam Millar sait ce que c’est que l’ordre, il a refusé d’y obéir et cela lui a valu quelques années de prison qu’il raconte dans On the brinks. Les Chiens de Belfast (Bloodstorm, 2014, 282 pages, Points Seuil policier n°4007, 7€) met en scène le détective Karl Kane, sensible et gêné aux entournures de son anus par des hémorroïdes. Il enquête sur des meurtres sanglants mais ne perd rien de son humour : « – Qu’est-ce que tu as toujours à remonter les gens comme des pendules ? demanda Wilson. – Si je le fais, c’est qu’ils ont une clef dans le cul, répondit Karl du tac au tac.« 

On ne trouvera rien dans le fondement humain mais dans l’estomac d’un sanglier si : deux mains gauches. Cela rappelle l’épisode des chiens sauvages de Belfast, qui 20 ans plus tôt, se repaissaient de restes humains. De quoi avoir envie de s’en jeter un derrière la cravate pour se remettre mais attention où vous mettrez les pieds, fréquenter les bars est dangereux et vous pourriez bien y perdre les mains… Escalade de violence et écheveau macabre, voilà le menu qui s’offre à notre privé, qui, deuil en bandoulière, va tenter de rire des événements plutôt que d’en pleurer. C’est une tâche difficile que Kane va devoir relever, fidèle à sa devise : « L’obscurité est ma lumière ».

papier écrit à partir d’une première version, déjà publiée ici.

Allumer la lumière dans les ténèbres

Le cannibale de Crumlin Road (The Dark Place, Seuil policiers, 2015, 295 pages, 21€50) est le 2e titre des aventures de Kane.

« Sois gentil avec les gens que tu croises en gravissant les échelons de la société, parce que ce sont les mêmes personnes que tu rencontreras en redescendant. »

Dans une Belfast bouillante un tueur s’en prend aux cibles faciles, femmes toxicomanes SDF, les mutile en leur prélevant foie et reins et nargue la police qui semble peu encline à l’arrêter. Le prédateur aurait-il des accointances avec le pouvoir ? Travaillant pour une femme dont la sœur a disparu, Karl Kane va vite être mêlé personnellement à l’histoire (sa fille Katie disparaît). Bourré d’archétypes (très comics dont l’auteur semble friand), Sam Millar semble avoir voulu ici jouer avec les codes du genre, épuiser les poncifs pour mieux en tirer le suc, le musc : le Mal existe et il faut l’affronter. Et pour le vaincre, faut se mouiller, quêter l’aide de la cour des miracles et promettre que jamais on ne laissera faire du mal à ceux qu’on aime.

« – Tu rentres à six heures du matin, des coupures et des bleus un peu partout sur le corps et la figure, puant je ne sais trop quoi, et tu dis que tu as juste glissé sur la neige ? » (page 168)

Un sale hiver (tome 3) a fait l’objet d’une bande-annonce. Laissez-vous tenter… (merci Jack)

C’est le roman du privé Karl Kane qui tente de coller une main à un corps : « Est-ce que tu vas me dire qui était le cadavre, ou est-ce qu’il faut que je téléphone pour demander un rendez-vous ? fit Karl, redoutant d’entendre presque la réponse. » (page 119), un privé lettré : « – Kane’s Able*, sourit Jemma en lisant le slogan écrit sur la carte. J’ai trouvé ça brillant.  * Littéralement : « Kane peut le faire. » Phonétiquement : « L’Abel de Caïn ».  (page 68)

C’est un roman qui ne rechigne pas à se servir des bonnes vieilles théories scientifiques : « – La théorie de Locard, bien sûr. – Bien sûr, cette bonne vieille théorie de Locard, fit Karl avec un sourire narquois. Je déteste quand tu es aussi suffisant. C’est quoi cette putain de théorie de Locard, gros malin ? » (page 131)

C’est un roman humaniste : flics et privé y entretiennent des rapports de proximité : « – Qu’est-ce que ça veut dire, McCormack ? Vaudrait mieux que ça tienne la route. J’étais sur le chemin de la fortune. McCormack sourit douloureusement. Ça ressemblait à une entaille au couteau. – Toujours de la gueule, Karl. Tu ne sais jamais quand il faut la fermer, hein ? – C’est une question piège. Comment puis-je répondre sans parler ? Le Hulk blanc poussa un grognement d’impatience et jeta un coup d’œil par la portière avant de balancer un violent coup de coude dans le ventre de Karl. » (page 137)

C’est un roman dans lequel le corps parle beaucoup : « Son coccyx lui faisait un mal de chien, et ses hémorroïdes commençaient à se dilater. » (page 16), « Il n’arrivait pas le déterminer, mais il sentait le douleur s’intensifier dans sa bite. Il n’y avait qu’un remède pour ce genre de douleur. C’est là qu’il décide de lui faire mal. Salement. » (page 26), « McCormack était un balèze d’un mètre quatre-vingt-douze, bâti comme un mur de briques et baptisé dans la fournaise d’os cassés et de couilles broyées des combats de rue de Belfast. » (page 53), mais le cerveau moins : « Une figure et une carrure à la King Kong. En plus velu. Il lui manquait un morceau de l’oreille gauche, et des morceaux encore plus gros dans le cerveau. Il ferait plier le pied d’un tabouret. » (page 143)

C’est un roman de promesses non tenues : « Soudain Cornélius agrippa son bras, l’attira vers lui, tout près de son oreille, et il murmura : Karl m’avait fait une promesse. Il m’avait dit qu’il ne me laisserait pas… mourir comme ça. Pas comme ça. Il ne comprend donc pas ? Il a brisé son serment. Je le hais. » (page 59), « L’abattoir était situé du côté de Duncrue Street, une prétendue zone industrielle, désolée, où les hommes étaient des hommes et où même certaines femmes en étaient aussi. » (page 79), « Il n’était pas vraiment sûr qu’elles se dirigent vers le café. Probablement vers le dealer le plus proche. Tu leur donnes pas d’argent, elle perdent. Tu leur donnes de l’argent, elles perdent. » (page 115)

C’est un roman de Sam Millar, publié au Seuil (Policiers) et traduit par Patrick Raynal (Dead of Winter). Ça vaut 21,50€. Y a 276 pages. Un sale hiver, bientôt dans votre bibliothèque ! C’était Jack Never, vous me tenez au courant, hein ?

Au scalpel est la quatrième aventure de Karl Kane et la dernière (au moment où j’écris ces lignes).

« De sombres nuages orageux planaient bas sur… son père.« *

Retour sur le passé, sur l’origine des cauchemars de Karl Kane. Walter Arnold n’est pas seulement présent dans la tête et les cauchemars de Karl Kane, libéré de sa geôle pour des raisons obscures, il sévit dans la vraie vie et quand une très jeune fille disparaît dans le coin, Kane sent que c’est lui. L’affrontement final sera forcément fatal. Au scalpel est qualifié par l’éditeur sur la quatrième de couverture comme « le plus noir et le meilleur de la série ». Je ne suis pas sûr que ce soit le cas mais c’est en tout cas un roman qui manie intelligemment les deux pôles que sont la noirceur et l’humour et mêle Thompson (le destin) ou Goodis (le désespoir) et Westlake (les situations) et Chandler (la répartie) tout en restant crédible.

* Haïkaisation d’Au scalpel (Past Darkness), Sam Millar, traduction de l’anglais (Irlande du nord) par Patrick Raynal, Cadre Noir, Seuil, 2017, 282 pages, 20€.

Alors, forcément, après cette lecture, on fait comme tout le monde. On attend le cinquième… Et quand Kant affirme que « Nous ne voyons pas le monde tel qu’il est mais tel que nous sommes. », nous opinons en nous demandant qui est ce nous.

Khadra Yasmina

amikaze, non, dynamiteur, oui. Une petite bombe dans le milieu. Une déflagration. Yasmina Khadra (Jasmin bien-né) déboule dans les années 90 chez Baleine (grâce à l’inévitable JJ Reboux) en pleine guerre civile algérienne et elle tape sur le FIS comme sur le FLN. Son éditeur raconta que ce fut un véritable feuilleton d’espionnage que de la publier tant elle masquait son identité réelle afin d’éviter les représailles. Elle ? Il. Mohammed Moulessehoul avait, en fait, pris un pseudo féminin en hommage à sa femme Yamina* Khadra Amel qui lui aurait dit : « Tu m’as donné ton nom pour la vie. Je te donne le mien pour la postérité”* Il publie une trilogie Morituri (1997), Double-blanc (1998) et L’Automne des chimères (1998), tous chez Baleine et réédités en Folio policier.

* C’est l’éditeur français, qui, paraît-il, croyant à un oubli, rajoute un s. ** Roselyne Baffet, « Larvatus Prodeo : qu’arrive-t-il lorsqu’un écrivain, Yasmina Khadra, retire un masque ? », dans Beïda Chikhi et Laurence PieropanL’écrivain masqué, PUPS, 2008.

On découvre le commissaire Llob en 1997 mais il a déjà une aventure au compteur, Le Dingue au bistouri, publié en 1990 en Algérie (édité en France par Flammarion en 1999) .

Llob officie à Alger dans un commissariat à la poursuite d’un serial killer qui se plaît à disséquer ses victimes du nombril jusqu’à la gorge puis dépose dans leur bouche une étoile noire. On sent à plein nez l’intrigue polardesque et on perd vite de vue les raisons qui poussent ce DAB (Dingue au bistouri) à jouer au vivisecteur pour s’attacher aux considérations de Llob sur la déchéance de son pays. « Quand j’étais à l’école, je pensais vraiment que nos ancêtres c’étaient les Gaulois et que, dans mes veines de sous-alimenté, coulait le sang de Vercingétorix » C’est vous dire où on en était… L’indépendance est arrivée mais « Il y a des jours où je me dis, honnêtement, que les trente années d’indépendance nous ont fait plus de tort que les cent trente-deux années de joug et d’obscurantisme. » Aigri, dégoûté, écœuré, Llob n’analyse pas. Il subit et s’énerve sur ce que les occidentaux ne veulent retenir de l’Algérie : « Ça s’appelle le Raï, ou la confession paillarde d’une génération châtrée. » Loin d’adorer les idoles barbus, Llob subit les affres d’un chef petit arriviste, vitupérant, guettant le téléphone comme on attend une promotion. Il regarde filer les affaires qu’on lui retire parce que papa a décidé que son fiston – c’est vrai, il a fait des bêtises – irait aux Amériques, histoire de se faire oublier et d’apprendre le libéralisme… Llob est un flic, et quand on l’est, on l’est pour toujours, qui semble construire un barrage à l’aide de quelques branchages pour arrêter la crue d’un fleuve aux relents nauséabonds qui charrie sa décadence comme d’autres montrent leurs cicatrices. Constat amer, dérangeant, énervant parfois le lecteur, Le dingue au bistouri est plus qu’un polar. C’est un état des lieux de l’Algérie où, comme Llob, le lecteur ne sait plus où donner de la tête, s’il doit vider ses tripes contre le colonialisme, cracher sur le FLN ou raser les barbus, conchier la culture française et le Raï et se repaître de l’ancien qui savait inculquer le respect. Llob est à l’image des Algériens. Il se cherche mais ne se trouve pas… Et nous, on reste partagé entre l’envie de crier et d’applaudir… N’est-ce pas là l’expression même du malaise ?

Le dingue au bistouri, Yasmina Khadra, Flammarion, 192 pages, réédité chez J’ai Lu, 5€

Le commissaire Llob, marié, deux enfants, honnête, intègre, trop pour faire carrière, enquête sur la disparition d’une jeune fille de 16 ans, fille d’un homme politique. L’affaire va se révéler être bien plus complexe qu’une fugue et Llob va devoir naviguer entre les deux pôles sanglants qui se battent sur l’autel du pouvoir en sacrifiant tout ce qui les empêche d’avancer. Le portait du pays est sans concession, loin de la carte postale touristique et noir au possible même au-delà. L’écriture de l’auteur, osmose entre un humour impoli et une tristesse urbaine est un délice, le petit Jésus en culotte de velours dirait-on religieusement. « Elle rejette la tête dans un rire si grand qu’on peut déceler les motifs de sa culotte »

Le commissaire Llob, dans une Algérie ravagée par l’islamisme rampant des barbus et gangrénée par la corruption des militaires au pouvoir, fait plus que de refuser de choisir un camp, il réfute les deux. Réfléchir est dangereux. Penser contamine. Parler et écrire interdit. Llob en peut alors que contempler son pays, sa ville se déliter, se recourber, se rapetisser, oublier son histoire tout en essayant de survivre, de passer entre les balles et d’amadouer la peur. « Je regarde Alger et Alger regarde la mer. Cette ville n’a plus d’émotions. Elle est le désenchantement à perte de vue. »

Avec Double blanc, sorti en 1998, l’actualité résonnait. Voilà ce que j’écrivais dans Caïn (n°24, page 11)…

Prenez une jeune femme de la Haute, faites-la mariner avec un homme aux oreilles décollées, accessoirement tête hormonée et consanguine en voie de couronnement, mariez-les, faites-les se reproduire dans le noir, divorcez-les au grand jour, ajouter un amant – prenez-le étranger, c’est plus grinçant – et un chauffeur moustachu et crashez le tout dans un tunnel parisien, la nuit, en fin de saison, à l’heure où les marronniers fleurent bon l’odeur du cartable… Saupoudrez allègrement de paparazzi et c’est la réussite garantie ! Presse et médias frétilleront : TF1 édition spéciale, la presse people au bord de l’évanouissement, Mickaël Jackson annulera un concert, Jospin reprendra deux fois des nouilles… Même Libé a fera 11 pages dessus !

Du pain béni pour Zitrone s’il n’était occupé à compter les racines de pissenlits…

Prenez un pouvoir socialiste, cherchez bien, il en reste, laissez mariner 30 ans, industrialisez, parti-uniquez, indutrialisez et faites exploser démographiquement la population. La marmite finira par imploser. L’État balbutiera qu’il a oublié d’enlever le sifflet… Les barbus, du genre « hirsutes qui ont l’air d’avoir rangé les lames à raser parmi les péchés capitaux », tout justes sortis de l’âge de bronze – les homos sapiens-sapiens me pardonneront – jetteront de l’huile sur le feu et décapiteront méthodiquement tous ces athées d’intellos. « Sa tête est dans le bidet… Si ça continue, dans quelques générations, les hommes naîtront sans rien sur les épaules. »

300 personnes égorgés en Algérie. L’événement de la semaine ! Jusqu’à ce qu’une princesse de Galles vienne tutoyer un pylône du pont de l’Alma… Exit les sourires kabyles, place aux dégoulinantes images de compassion…

À la bataille médiatique, une princesse vaut 300 Algériens. Il faut le savoir. C’est pas neuf, la recette est connue mais elle finit par écœurer…. Même si nous nous y sommes habitués…

Il est de même avec le polar. Pour avoir du succès, il suffit de buter le colonel Moutarde avec la Mercédès dans un tunnel du pont de l’Alma. Le tout trembloté d’une vieille main anglaise. Solution dans les deux dernières pages. Rendez-vous devant une tasse de thé ; je suis sûr que c’est Mme White qui, en fait,  l’a buté avec la bibliothèque dans un chandelier.

Il est un autre succès. Celui du courage.

D’écrire, de vivre en Algérie, aujourd’hui. Il y a évidemment des limites. Yasmina Khadra se cache pour vivre à une époque où la télé affirme sans arrêt que les oiseaux font le contraire. Il est vrai qu’elle n’y va pas de main morte dans Double blanc (Baleine, Instantanés de Polar, 164 pages). Déjà, Morituri (même éditeur, même collection) nous avait quelque peu secoué : le commissaire Llob qui, à chaque fois qu’il devait sortir, faisait « le guet derrière (sa) fenêtre au cas où un terroriste s’aviserait de (lui) faire péter (sa) tirelire-à-préjugés.« , avait dû planquer sa femme Mina et ses enfants, avait perdu beaucoup d’amis, une partie de son humanité, la plupart de espoirs et toutes ses désillusions. Llob revient dans Double blanc pour entendre Ben Ouda lui balancer : « Je suis en possession d’un document imparable… Un programme que le Diable lui-même n’aurait pas prévu. » Entre prévu et prévisible…. Ben Ouda est décapité quelques jours après. Pour une disquette. Llob part à sa recherche, croise barbus sur barbus (« …Malgré l’épaisseur de ta barbe, tu n’as pas plus de chance de finir au paradis qu’un député… » lance un flic à Alla Tej, travelo intégriste qui s’éclate au Djinn Rouge, une boîte de nuit) et côtoie les hommes de pouvoir (« Dahmane Faïd pèse un tas de milliards. Il est capable de renverser la République rien qu’en éternuant. »). Entre les deux, le peuple algérien (« – Vous n’avez pas relevé le numéro de la Mercédès ? – J’sais pas lire. »), ses concierges, ses matons (« Si vous voulez, je peux rester… On ne sait jamais avec ce genre de bougnoules… »), ses flics, ses putes, ses secrétaires (« Crinière flamboyante et yeux limpides, elle a une bouche pluridisciplinaire et une poitrine vachement émancipée »)…

Avec un art de la réplique cinglante (« – Je porterai cette affaire au plus haut niveau. – Je vous louerais volontiers mon ascenseur personnel. ») et un humour lucide (« Jo paraît rêver… Mais quel rêve peut-on faire lorsqu’on a la gorge tranchée d’une oreille à l’autre ? Le Diable peut enfin prétendre à la retraite. Sa relève est assurée. ») et cynique (« Décembre, c’est pour les chrétiens. Pour les musulmans, c’est Noël toute l’année. »), Yasmina Khadra porte un regard clinique et froid sur l’Algérie, comme le regard d’un grand malade, celui qu’on ne peut soutenir sans gêne, sans honte, sans questions….

Comment peut-on vivre dans le silence, le regard voilé, les œillères au vent, le porte-monnaie ouvert pour acheter Voici, alors qu’en Algérie : « La nuit se cache derrière sa noirceur. La ville se retranche au fond de ses portes cochères. Les bruits se taisent et le silence s’entend se contenir. Il fait un temps à s’interdire de respirer. Nous sommes en guerre, putain ! Il faut apprendre à respecter. » ?

Ils sont en guerre putain ! Il faut apprendre à s’en souvenir… Yasmina Khadra est là pour nous le rappeler. Sèchement. Définitivement ?

L’automne des chimères viendra clore (évidemment) les aventures de Llob et Yasmina Khadra abandonnera le noir pour écrire des romans, toujours de qualité, sombres mais plus blancs, ce qui lui permettra, comme disent les journaliste politiques à la télé, de casser son plafond de verre. Tant mieux pour lui. Je le lis toujours avec plaisir (L’Attentat, Julliard, 2005) mais je n’ai plus retrouvé ce frisson de la fin des années 90. La jeunesse envolée peut-être…

La 1ère aventure du commissaire Llob est disponible en poche chez J’ai lu et les quatre suivantes en Folio policier.

+++ Un regard sur cette guerre oubliée : 1994 par Adlène Meddi.

King Stephen (Billy Summers)

irkouk peut-être ou Mossoul ? En appui des Kurdes ou contre les forces du parti Baas. Peu importe. Billy Summers s’en est sorti. Mieux. Il s’est réinséré dans la vie civile. Comme quoi ? Tueur.

Le coup du dernier coup

Il faut l’avouer. On n’attendait pas le maître du fantastique sur notre terrain. Pourtant Billy Summers est bien un ouvrage de « genre que nous aimons » (et même davantage). Cependant, puisqu’on en est aux aveux, le coup du dernier coup avant la retraite, ça sentait le réchauffé et on était passé à autre chose. On est bien idiot. Et les adhérents de 813 ne le sont pas. Ils l’ont plébiscité et l’ont placé dans la liste des 5 meilleurs romans étrangers de l’année 2022 (le Trophée a été attribué finalement à Pulixi)….

Du coup, le père King, qui a, non pas la tête sur les épaules comme un petit pois dans une cosse, mais sur le cou, nous fait le coup du dernier coup. Le tueur à gages, pro de chez pro, accepte un dernier coup (à deux millions de dollars quand même – ben oui, la retraite au soleil a un coût – avec 500 000 en avance) que lui propose Nick, son fournisseur. Il faut liquider Allen sur les marches du tribunal avant qu’il n’ait eu le temps de se mettre à table pour éviter la seringue. Billy Summers, ancien sniper de la guerre en Irak, va faire le boulot, proprement, comme à son habitude mais, si Billy joue à Billy l’idiot pour garder une longueur d’avance sur ceux qui l’embauchent, il n’est pas idiot de penser, qu’après Allen, ce pourrait bien être lui qu’on élimine, histoire de brouiller définitivement la piste. Et Billy n’a pas envie d’être le Lee Harvey Oswald de cette histoire. Il a bien l’intention d’en maîtriser tous les tenants et les aboutissements, comme on dit. Prendre les devants pour éviter de se faire flinguer par derrière. Aussi mène-t-il, non pas trois vies mais quatre – voire cinq : celle de Billy Summers, le tueur à gages (Billy Summers qui joue à Billy l’idiot), David Lockridge, l’apprenti écrivain (sa couverture) dans une ville périphérique normale populaire et trumpienne et Dalton Smith (son identité de repli, inconnue de ses commanditaires) et Bang bang Benjy, son clone de papier, dont il raconte l’enfance marquée par le meurtre de sa sœur et celui de son meurtrier de ses propres mains…

« Il éteint la boîte à conneries et se dirige vers la chambre lorsqu’il entend, dehors, un bruyant crissement de pneus et de freins mal entretenus. » (p.266)

À partir de ce schéma éculé, King déroule un récit passionnant. D’abord parce que c’est lui et parce que c’est nous. Lui, il maîtrise parfaitement l’art de la narration (que retranscrit avec talent le traducteur Jean Esch), la concision des personnages, la peinture d’un milieu, les dialogues justes… Et nous parce qu’on aime ça, les gens qui nous racontent bien des histoires.

Il dégage une telle empathie qu’on frissonne avec les personnages, on mange les pages, on avale les chapitres divisés en séquences, on se délecte des références, on apprécie les piques à Trump, on prend une leçon.

Car Billy Summers est plus qu’un thriller du dernier coup, c’est un récit de guerre, un roman d’amour, un guide d’initiation, une recette de liberté.

Le thriller nous tient comme un uppercut nous saisit à l’estomac (enfin, j’imagine, je suis souvent frappé du talent des auteurs mais peu par les poings de mes congénères). Ce n’est pas une surprise, venant de King. Même avec un sujet essoré, il en tire une merveille de suspense, d’action, de réflexion et de tension.

Billy Summers est un soldat, appartenant à une unité d’élite quasi décimée lors d’une opération. Il est sorti d’Irak mais y est encore. Son métier (sniper), ses outils (les armes), sa vie (passée à se cacher) lui rappellent celle de l’armée. Sans parler de ses rêves.

Billy va rencontrer une jeune femme, la Candide de l’histoire, victime d’un viol qu’il va devoir sauver, préserver de ses agresseurs, venger mais aussi protéger de lui-même. Il refuse de l’emmener vers le syndrome de Stockholm et de l’entraîner avec lui, dans son histoire. Le cul aurait été plus simple mais ce n’est pas une histoire de cul, c’est pire, c’est une histoire d’amour.

« Avec toi, c’est toujours la même question.« (p.16)

Il va alors, dans leur périple, l’initier à la vie, tentant de la préserver de ses erreurs, de la remettre sur le bon chemin et, elle va bien le lui rendre. Car Billy, dans le cadre de sa couverture pour accomplir son contrat se fait passer pour un écrivain. Et, grand lecteur (S’il lit la bande dessinée Les Copains et les copines d’Archie lors du rendez-vous avec ses contacts, c’est Thérèse Raquin de Zola qui l’obsède), il va se prendre au jeu et raconter ce qu’il y a de mieux à raconter : lui et, pas forcément un truc qui rapporte « du fric, entre James Patterson ou ce gamin binoclard, Harry Potter. » (p.35)*. Comment il en est arrivé à tuer des méchants. Car Billy s’est fixé un code (on pense à celui de Dexter) : n’éliminer que les ordures, les salauds, les abjects. D’où la question pour décider d’honorer un contrat ou pas : « C’est un méchant ? » (p.16)

* Une mise en abyme aurait été amusante ; il aurait pu citer Stephen King

« Ou c’est ce papier peint qui disparaît ou c’est moi. » (Derniers mots d’Oscar Wilde, p.179)

Billy Summers n’est pas un livre sur un gars bien (« je ne suis pas un gars bien », p.122), ni sur le manichéisme (« il n’y a pas que deux catégories de gens – les bons et les méchants », il y a aussi « les gens qui sont d’accord avec tout le monde pour se fâcher avec personne », p.137, alors ? où se place Billy ?) ou la normalité (Billy est fier d’une chose pendant sa couverture : « sa pelouse est magnifique », p.160, « …il contemple sa pelouse. Elle resplendit. Il l’a ressuscitée. », p.187), ni sur les faux semblants mais sur la vraie vie : qu’on la vive ou qu’on la lise.

Stephen King, Billy Summers (traduit par Jean Esch, Albin Michel, 2022, 550 pages, 24€90).

D’autres avis… Un hommage sur bbb. Article en partie déjà publié ici.

Krajewski Marek

Marek Krajewski  Fot. Radosław Kaźmierczak

abbalistiques en quelque sorte les aventures de Eberhard Mock, officier de police à Breslau après la Première Guerre mondiale et les spéculations métaphysiques sur Dieu, les hommes, l’amour, le pouvoir.

Marek Krajewski est natif de Wroclaw (Breslau fut rattachée à la Pologne après 1945) où il enseignait le latin avant de vivre de son clavier. Il entre en Série noire en 2008 avec Les Fantômes de Breslau.

Résumer un tel livre tient de la gageure. Car, entre les lignes, on se perd entre réalité et cauchemars. On ressent comme une confusion mentale tout au long du roman qui baigne entre sommeil et rêve avec le héros, le pauvre inspecteur Mock. Alors, je pourrais haïkaiser le livre (Michel Lebrun). Je vous livre donc la haïkisation des Fantômes de Breslau : « Le commissaire de la police criminelle … ne rêve plus de rien, de rien du tout.« 

* Portrait d’Olivier Guez dans un article du Monde en 2009 : L’Affreux Mock et le passé multiculturel de la Pologne.

Tout se passe en 1919 aux tout débuts de la République de Weimar, née de l’effondrement de l’Empire allemand le 9/11/1918, à la fin de La Première Boucherie mondiale, qui annonçait cauteleusement la Seconde, en attendant la Troisième qui, comme disait Desproges, ne devrait pas tarder. À Breslau (aujourd’hui Wroclaw – Vrostouaf) en Pologne) sur les rives de l’Oder, Mock, inspecteur à la brigade des mœurs, est aux prises avec une affaire particulièrement retorse : on vient de retrouver quatre corps atrocement mutilés, uniquement recouverts par un cache sexe et un bonnet de marin, les yeux et les poumons crevés par des aiguilles. Avec, en bonus, un message : « Bienheureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru. Mock, avoue ta faute, dis que tu as cru…« 

Pauvre Mock, pourquoi est-il ainsi mis en cause ? Il ne le sait pas et ça le mine. La culpabilité le ronge sans savoir d’où elle vient. Hanté par de nombreux cauchemars dus à la guerre (il en a encore un reste dans la cuisse), il ne parvient à trouver le sommeil qu’abruti par l’alcool. Car quand il ne boit pas, il pense et ça le tue et quand il dort, après avoir bu, les cauchemars le tuent. C’est pour cette raison que le lecteur navigue à vue, difficile entre cette réalité étrange des bordels de Breslau et des premières expérimentations de la psychanalyse naissante.

Ce n’est pas un roman comme les autres, c’est une déambulation dans le temps et l’histoire sans concession. Eberhard Mock est un personnage ambigu. Et il a tout pour plaire : petit, trapu, la trentaine, le visage grêlé de tavelures, souffre de rhumatisme et d’alcoolisme. Il aime la nourriture grasse, l’alcool, les femmes, les rousses et les prostituées en particulier*. Sergent-chef à la brigade des mœurs à Breslau, il est aussi souteneur de filles dans des bordels, il boit pour oublier de se souvenir et finira – tome 5 – par être suspendu.

Marek Krajewski, Les Fantômes de Breslau (Widma w mieście Breslau), traduit par Margot Carlier, Série Noire, Gallimard, 2008, 297 pages, 19,50€

Suivent La Peste à Breslau* (2009) qui se passe dans les années 20. Mock enquête sur le meurtre de deux prostituées dont l’arme du crime porte… ses empreintes et Fin du monde à Breslau**, à la fin des années 20, Mock court après un tueur en série et néglige son épouse, les deux finissant par se rejoindre autour d’une secte annonçant la fin du monde…

* Dżuma w Breslau, traduit par Margot Carlier et Maryla Laurent, Gallimard, Série noire, 2009, 258 pages, 21€30 ** Koniec świata w Breslau, traduction de Charles Zaremba, Gallimard, Série noire, 2011, 304 pages, 21€30

La Mort à Breslau se passe à Breslau et à Dresde et navigue entre 1950 et 1933, au mois de mars, Hitler est au pouvoir depuis le 30 janvier, et ce même mois de mars voit débuter la construction du camp de Dachau. La brigade criminelle est dirigée par « l’Obergruppenführer SA Edmund Heines*, un nazi fanatique. » (page 17). C’est un « roman noir » dans lequel onirisme et cynisme, réalité et sensualité affolent nos sens et nos synapses et dans lequel Mock semble encore plus froid qu’à l’habitude et pétri dans un moule d’airain que l’empathie n’éreinte nullement et apparaît alors comme franchement antipathique et pas si loin que ça des nazis qu’il sert indirectement.

* (1897-1934)

« Une grave maladie dont le garçon de café avait dû souffrir dans son enfance lui avait laissé des tics faciaux : quand il parlait, le coin droit de ses lèvres se levait et lui donnait l’air d’arborer un rictus idiot, voire ironique. (…) [Mock] s’approcha du suspect et le gifla à toute volée. « Qu’est-ce qui te fait rire, youpin ? » (page 29)

L’énigme clapote dans le milieu de la prostitution et nous rend avec clarté le Berlin des cabarets, des excès, de la liberté, de l’ouverture, mais aussi de la pègre, de la criminalité, des luttes politiques dans lesquelles la République de Weimar, en proie à ses démons et à ses balbutiements, peine à survivre mais s’amuse sous l’orage qui gronde. Berlin, la Babylone moderne. Ce qui intéressant avec ce roman, c’est la vision des nazis par ceux qui les côtoient. Amoraux et dangereux, on peut encore s’opposer à eux, mais il faut, la plupart du temps, composer avec eux.

Marek Krajewski, La Mort à BreslauŚmierć w Breslau, traduction de Charles Zaremba, Gallimard, Série noire, 2012, 240 pages, 19€50

Si c’est la petite musique d’un auteur que vous chérissez, vous plongerez dans l’écriture chaloupée, enfumée et onirique de Marek Krajewski qui est aussi noire et limpide que son récit est torturé et complexe : « Obstinées, les pensées de Mock retournaient vers cette ville où on jette des scorpions dans le ventre de filles belles comme le jour, où des hommes blasés au passé trouble mènent des enquêtes qui n’aboutissent jamais. Il savait quel nom portaient ses pensées : remords. » (page 137). Alors vous aurez encore la chance de pouvoir lire les deux derniers tomes.*

* L’ordre chronologique que j’ai « choisi » n’est pas celui de l’édition française et autre encore de l’écriture de l’auteur, voire de ce qui est écrit sur sa page Wikipédia. Marek Krajewski, La Forteresse de Breslau (Festung Breslau, traduit par Laurence Dyèvre, Gallimard, Série noire, 2012, 288 pages, 23€) est le dernier tome se déroulant en 1945 où l’on suit Mock dans une enquête privée puisqu’il a été suspendu de ses fonctions d’officier de la police criminelle.

Krimi et Kutscher Volker (et Babylon Berlin)

aput ! Kolossal. Krieg nichts gut. Ha ça on est fort pour les langues depuis que les Allemands ont pratiqué le commerce extérieur chez nous , on est toujours prêt à penser berger, discipline et bière dès qu’on parle de nos voisins d’outre-Rhin.

Mais connaissez-vous le Krimi ?

Non. Non. Oubliez et effacez l’inspecteur qui, pour toute cascade ouvre une porte, la referme et vous regarde de biais derrière ses lunettes. Oui. Derrick (joué par Fritz Wepper).

Le Krimi ou Kriminalromane est ce qu’il est convenu d’appeler le polar allemand (polar, idiome pratique pour éviter la lutte fratricide entre le noir et le policier) plutôt méconnu dans nos contrées envahies de polars anglosaxons, nordiques et méditerranéens mérite le détour pour un peu qu’on s’y intéresse.

Sans remonter à L’Affaire Derga de Ricarda Huch (1916) ou à Docteur Mabuse, le joueur de Norbert Jacques (1921) voire au plus ancien encore* comme les neuf volumes de Causes célèbres et intéressantes établie par l’avocat parisien François Gayot de Pitaval d’après les minutes des procès locaux germains ou Les Brigands (1781) ou Le Criminel par honneur perdu (les deux de Friedrich Schiller, 1786), ni de gloser sur le Krimi sous le IIIème Reich (lire Krimi, une anthologie du récit policier sous le troisième Reich, Vincent Platini, Anarcharsis, 2014, 445 pages, 23€), ni même d’espérer faire le tour à la Claude Mesplède**, je n’en ai ni le temps, ni la compétence. En revanche, comme dirait l’autre, je sais rien mais je dirais tout ou j’en sais peu mais je peux en parler.

* Selon Jean-Paul Schweighauser dans « Le Krimi », Temps noir n°1, 1998. ** DiLiPo, pages 62 à 64, tome 1, 2e édition, Joseph K., 2007, 1054 pages, 50€

Le premier grand nom (excuse Friedrich) qui s’intéresse « au genre que nous aimons » s’appelle Alfred Döblin ; il explore les bas-fonds de la capitale dans Berlin Alexanderplatz (Folio n°5098, Gallimard, traduit par Olivier Le Lay, 640 pages, 2010, 10€90) dans laquelle Franz Biberkopf, sortant de prison, après avoir tué sa femme, prêt à se racheter une conduite, va, au contraire, sombrer encore plus bas. C’est l’amorce du genre où l’on tue tout suspense en annonçant, on aimait ça à l’époque, dans les titres des chapitres ce qui va suivre. Mais ce qui compte ici, c’est le contexte urbain, social, économique, politique de Berlin, ce qui fait de ce haut-lieu de la littérature, un roman noir avant le noir. Le Troisième Reich censurant évidemment toute communication, le genre va devoir s’adapter à cette littérature sous contrainte, comme l’explique Vincent Platini (opus cité).

L’après-guerre libère l’Europe du nazisme mais l’Allemagne aussi. Le Suisse Friedrich Dürrenmatt en profite pour mettre en scène le commissaire Baerlach dans Le Soupçon (1952) ou le policier tenace Mathieu dans La Promesse, traduit par Alexandre Pateau (1958), réédité par Gallmeister, Totem n°257, 8€90 (comme nous le rappelle Karoline de Benedetti plus bas dans le 5/5).

Mais, selon Claude Mesplède (opus cité), « la véritable renaissance du Krimi commence en 1965 » avec Les Acteurs n’aiment pas mourir, premier roman de Hansjörg Martin*. Il va initier le courant Sozio-Krimi ou polar sociologique que leurs enfants (Pieke Birkman** ou Peter Schmidt) vont balayer d’un revers de clavier pour souligner avant tout l’aspect littéraire du genre. On peut citer encore dans cette veine Franck Goyke qui apporte un vent nouveau avec son héros homosexuel (lire le CDAP, lettre H) ou Jacob Arjoui avec Kemal Kayankaya, un privé d’origine turque…

* Le Masque n°1247, 1792, 186 pages, épuisé, comme Un coup au cœur, Série noire n°2086, 1987, 288 pages. ** Posdamer Platz, Rivages noir n°131, 1992, 216 pages, 8€15 – indisponible. *** On travaille dans le génie, Série noire n°2132, 1988, traduit par JP Schweighauser – épuisé.

Aujourd’hui, sans être en tête de gondole, le Krimi marque des points. J’aimerais en soulever quelques-uns. J’ai écarté évidemment ceux et celles que je n’ai pas (encore) lu(e)s ou celles et ceux qui m’ont laissé circonspect comme Melanie Raabe, bestseller avec Le Piège (Die Falle, traduit par Céline Maurice, JC Lattès, 2016, 344 pages), non pas parce que ce serait commun, voire mauvais, mais parce que c’est allemand comme moi, cela pourrait se passer n’importe où et on a l’impression de lire de l’anglosaxon. Philip Kerr de par son thème développé dans la saga Gunther est plus allemand qu’elle…*

* J’avoue que je ne l’ai pas relu, j’en ai retenu peu mais il me semblait y avoir pris du plaisir de lecture, je suis allé au bout et en est même tiré une haïkaisation.

Le premier se nomme Volker Kutscher. Il a été publié au Seuil (3 volumes) puis l’éditeur s’est arrêté là, au grand dam des lecteurs (dont je suis) et lectrices. La sortie de Babylone Berlin, pourrait-elle contribuer à la renaissance et à la publication des autres aventures de Gereon ? Pas sûr encore. Quoique.

« Un petit insigne en métal rouge et blanc avec une croix gammée noire brillait au revers de la veste de Geitner ».* (Volker Kutscher, Le Poisson mouillé, page 209, Les Éditions du Nouveau Monde)

Les Éditions du Nouveau Monde lancent une collection : Sang-Froid, « les polars du réel » ou « une autre façon d’écrire l’histoire ancienne ou récente. » Si je vous en parle c’est qu’elles ont eu la bonne idée de republier l’Allemand Volker Kutscher. Cet écrivain est à l’origine d’une série publiée par le Seuil (3 volumes) que vous ne connaissez sans doute pas ou peu (« best-seller mondial qui n’a pas encore marqué le public francophone ») même s’il est à l’origine de la formidable série télévisée Babylon Berlin (3 saisons). Ha, là ça matche.

Le Poisson mouillé (Der nasse Fisch), Volker Kutscher, traduit par Magali Girault, 2023, 674 pages, 12€90 et La Mort muette (Der stumme Tod), Volker Kutscher, traduit par Magali Girault, 2023, 740 pages.

Aussi, il vous sera agréable et intéressant de lire Le Poisson mouillé et La Mort muette (les deux premiers volumes du duo d’enquêteurs Gereon Rath et sa petite amie Charlotte Ritter) qui sont à la genèse de Babylon Berlin (ha, la musique…). Les deux œuvres, par définition, sont différentes, la deuxième étant l’adaptation libre de la première.

Le Poisson mouillé se déroule en 1929 dans une Allemagne en proie aux combats de rue entre nazis et communistes et il y a encore des résistants : « Une photo de ce Hitler, hurluberlu portant la même moustache que Charlie Chaplin et qui avait l’air d’avoir aussi peu d’humour que Guillaume II, était accrochée au mur. » (page 537*) C’est un roman oscillant entre le whodunit et le thriller, trop sophistiqué par le premier et trop mécanique pour le second mais idéalement centré sur le contexte historique qui se savoure entre les lignes. Volker est incollable sur le Berlin de ces années-là, nous permettant même de suivre les protagonistes rue par rue, et peut frie le portrait, en quelque lignes lucides, les nazis comme des pantins cyniques et dangereux. Si on cherche à sentir le pouls d’une ville dans laquelle la bête immonde se réveille, dans laquelle la rue est un théâtre violent de coups de poings dans les burnes pour marquer des points dans les urnes, le Berlin en fête et désœuvré des années trente, cette fête dont on sent la fin poindre et dont on ne sait plus quelle attitude adopter : boire encore ou commencer à ranger en sachant qu’aucune solution n’est tenable, entre la gueule de bois et vider la baignoire à la petite cuillère, on boira l’encre de plume de Volker Kutscher : « – En tout cas, il n’est pas question qu’on laisse cette vermine [communiste] envahir les rues sans lever le petit doigt. – Peut-être (…) [m]ais les chemises brunes ne valent pas mieux. Ils sont juste plus doués pour les défilés au pas. – Et ils ne tirent pas sur les policiers. » (page 58) Et on se jettera sur le tome 2 : La mort muette. On retrouvera Gereon Rath aux prises avec un serial killer qui élimine les actrices de cinéma au moment où le son vient bouleverser la donne. On se délectera du mélange fiction réalité dont Kutscher est spécialiste intégrant ses personnages de fiction et son intrigue dans les méandres d’une Allemagne, dans laquelle vivent des personnages de chair et de sang comme Ernst Gennat, le directeur de la police criminelle de Berlin, dit le Bouddha, les dignitaires nazis, aux proies aux bouleversements qui vont l’atteindre et changer l’Europe et le monde en les plongeant dans le chaos. Le tome 3, Goldstein, évoque un gangster juif new-yorkais, Abraham Goldstein, que le FBI signale de retour en Allemagne, en 1931. Geron Rath est chargé de le surveiller. Alors qu’un cambriolage a lieu au KDW et que la rue se déchire entre SA et communistes, la presse antisémite se charge elle de charger le gangster juif.

* Les références sont celles de la version initiale au Seuil.

« – (…) En tout cas, il n’est pas question qu’on laisse cette vermine [communiste] envahir les rues sans lever le petit doigt. – Peut-être (…) [m]ais les chemises brunes ne valent pas mieux. Ils sont justes plus doués pour les défilés au pas. » (page 70)

La bonne nouvelle, c’est que, avec ces trois tomes, vous allez vous immerger dans le Berlin des années trente où nazis et communistes essayent de contrôler la rue et les urnes dans un pouvoir déliquescent de sociaux-démocrates de la République de Weimar, minée et appauvrie par la crise, spoliée et humiliée par le Traité de Versailles. Une meilleure nouvelle, ce serait que Les Éditions du Nouveau Monde rééditent le troisième tome Goldstein et surtout les cinq suivants non traduits (source : Albert Wikipédia*) par l’ancien éditeur, Le Seuil. Mais cela ne m’a pas été confirmé. Il faudrait peut-être que vous y mettiez du vôtre en acquérant déjà les deux premiers tomes en librairie.**

* Die Akte Vaterland. Gereon Raths vierter Fall (2012) – Non traduit en français. / Märzgefallene. Gereon Raths fünfter Fall (2014) – Non traduit en français / Lunapark. Gereon Raths sechster Fall (2016) – Non traduit en français / Marlow : Der siebte Rath-Roman (2018) – Non traduit en français / Olympia : Der achte Rath-Roman (2020) – Non traduit en français / Transatlantik: Der neunte Rath-Roman (2022) – Non traduit en français

** Première version de cet article publié ici.

Gereon (Volker Bruch) et Charly (Liv Lisa Fries)

Babylon Berlin, la série, reprend la série et la complexifie en intégrant de nouveaux personnages, en délayant certaines histoires ou en en créant d’autres. En gros, les saisons 1 et 2 sont écrites autour du Poisson mouillé, la saison 3 de La Mort muette et la 4 de Golstein. Ne procrastinons pas : elle est fantastique, tant par le décor, la musique, les acteurs et actrices que par la tension narrative. Certes, de grosses ficelles tirent parfois la larme à l’œil et mettent la crédibilité sous le mouchoir comme la scène ou Charly se noie et attend que Gereon ne trouve de quoi faire levier pour s’introduire dans la voiture et sauver la belle ou des anachronismes et imprécisions vont étrangler des spécialistes. Mais à part ces « détails », et comment ne pourrait-il pas y en avoir avec 40 épisodes de 45 minutes ?, la série est hameçonnante. Mais que dire des scènes de cabaret, de la musique* (en partie composée par Bryan Ferry), du jeu de Liv Lisa Fries (Charly Ritter), naturel, complice et lutine et de celui de Volker Bruch (Geron Rath) empreint, hautain et tenace ou encore celui de Udo Samel (Ernst Gennat), gourmand, sec et autoritaire ? Une réussite. On attend la saison 5 avec impatiente : elle est en cours de production et devrait sortir en 2025. Demain quoi.

* La série peut s’enorgueillir d’une reconstitution luxueuse de Berlin, elle peut, elle a coûté 40 millions de dollars…

Gennat (Udo Amel)

Le deuxième s’appelle Ulrich Effenhauser.

Je vis la Bête surgir de la mer (Alias Toller, traduit par Carole Fily) est publié par Actes sud (actes noirs) en 2022 (237 pages, 21€80) est un roman surprenant par sa forme où l’on navigue entre 1978 (la plupart du temps) et 2008, partie enserrant le récit) et par le fond, pas tant dans son thème : l’utilisation de criminels nazis dans la guerre froide mais dans l’écriture polymorphe de l’auteur. Passant d’une rêverie sur le bleu du ciel à différentes époques au style administratif d’une convocation au tribunal ou la sécheresse d’un rapport de police, des sentiments d’un policier intègre devant son héros dont le passé nazi ressurgit et sa fille qu’il rencontre nue dans un atelier artistique et qui tient plutôt de la hippie que du fonctionnaire cravaté, le couple enquêtant sur le père spirituel et le père biologique, celui qu’il aurait aimé avoir, celui qu’elle n’a jamais vraiment eu. Ce roman est donc une sorte d’OLNI (Objet Littéraire Non Identifié) : il a tous les atours d’un roman policier mais s’en détache à chaque page ou presque.

« Rien qu’en regardant le bleu du ciel, songea Heller tout en marchant, on pouvait savoir quel mois on était. En janvier, il était sombre et métallique ; en mai, haut et léger ; en juillet, comme la mer ; quant au bleu de septembre, il se donnait encore à fond, mais ses extrémités commençaient déjà à jaunir. (…) [O]n pourrait mélanger les douze tonalités, et on obtiendrait le bleu-année ; conditionné en flacons, il ferait un cadeau de premier choix, le bleu de l’éther, le paradis sur terre. » (page 76)

En 2008, un vieux flic est convoqué au tribunal pour témoigner et cet événement fait remonter en lui une affaire ancienne, non résolue qui se trouve être sa première affaire. Trente ans auparavant, en 1978, un professeur de musique a été tué (attentat à la bombe sur sa voiture) et son assassinat revendiqué par la RAF (Fraction Armée Rouge). Affaire close. Mais Alwin Heller, c’est le flic, se souvient que ça n’a pas été aussi simple que ça. Et cela est resté marqué en lui, par l’implication personnelle que cette affaire a eue sur lui. Ses initiales AH rappelant son père nazi et sa collègue lui donnant des désirs et des frissons expliquant évidemment ce souvenir à la fois doux et cuisant.

Car, comme il est dit dès la page 29, le lecteur attentif l’aura remarqué : « Les pires [criminels nazis] (…) nous ont toujours filé entre les doigts. » et, dès le « prologue » (page 7) la lectrice scrupuleuse de l’aura pas laissé échapper : « Les événements sont des pierres qui tombent dans l’eau [et si les pierres disparaissent] en coulant (…) les événements continuent d’exister. Ils ont formé des vagues. Ils se propagent en cercles concentriques, se superposent, et parfois, quand tu es sur la rive, tu les entends qui se brisent sur les pierres. »

Le roman prometteur d’un auteur à suivre.

Le troisième est une femme : Simone Buchholz.

* page 46 , Béton rouge, Simone Buchholz

La scène est ubuesque : un homme, visiblement torturé, est découvert nu, dans une cage, devant les locaux du plus gros groupe de presse de Hambourg et les flics ont dû le protéger des badauds qui lui crachaient dessus. Chastity Riley, procureure dépêchée sur les lieux, après que la veille, elle ait assisté à un délit de fuite (une jeune femme renversée et tuée par un chauffard), assisté de d’Ivo Stepanovic du LKA, Bureau des Affaires Spéciales, va devoir comprendre ce qu’a bien pu faire la victime qui se nomme Tobias Rösch et se trouve être le DRH du groupe de presse de l’immeuble devant lequel on l’a déposé. Et peu de temps après, « nous avons une deuxième cage » (p.63), un deuxième homme subit le même sort et il appartient au même groupe de presse. Le lien est tout trouvé… Mais…

Plus que l’énigme qui ne révolutionne pas le genre et semble fonctionner avec une cale en bois et du fil de fer – et reste secondaire chez cette auteure allemande que je découvre – c’est le personnage de Chastity Riley qui interpelle, la prose de Buchholz, hachée, épileptique, lyrique, haïkuesque, éthérée, bleu pétrole et rouge néon, développée dans de courts chapitres aux titres évocateurs et byzantins (Des cigarettes en guise d’armes / Quand tous les lampadaires auront été abattus à coups de fusil, vous verrez que le brouillard ne se mange pas), qui étonne : « La lune m’attire vers elle dans le ciel, j’attire l’homme vers moi sur le sol. » (p.47) et la ville de Hambourg qui fascine ; ses bars, ses ombres, sa pluie, sa chaleur, son port et sa lumière, son quartier de Sankt Pauli. Lavilliers avait raison : « On n’est pas d’un pays mais on est d’une ville. »* Il aurait d’ailleurs dû dire : on n’est pas d’un pays mais on naît d’une ville…

* Saint-Etienne

« C’est un vieux tonneau tout cabossé / où brûlent des encombrants / notre soleil. » (p.102)

Chastity Riley est une femme qui élève l’art de la biture à son acmé et limite celui de la communication à quelques grognements, phrases et gestes futiles mais nécessaires. Originale (« Est-ce que nous ressemblons à de fichus scouts ? », p.31), borderline (« Je me demande fréquemment comment font les gens pour supporter ce genre de vie, celle où, quand on colorie, rien ne doit jamais dépasser, jamais. », p.29) et rebelle (« Selon moi, c’est le fait qu’il existe un chef et qu’il puisse décider du destin d’autrui qui est incroyable, mais personne ne me demande mon avis. », p.71), Chastity Riley ne rentre que dans peu de cases : celles de la ténacité, la lucidité, la désillusion.

Béton rouge oscille entre whodunit fainéant et thriller poussif mais c’est dans le roman noir qu’il est à classer, qu’il s’accomplit, dans le roman d’un personnage, d’une héroïne, Chastity Riley, qu’on ne comprend pas toujours mais qui nous semble diablement proche, comme une cousine qu’on aurait éloignée car elle met les coudes sur la table, les pieds dans le plat tout en crachant dans la soupe (ce qui n’est pas aisé), le mouton noir de la famille en quelque sorte. C’est ça qui fait la saveur de ces pages servie par une écriture affûtée, avec concession à la tension narrative, au lissage du déroulé de l’intrigue. Avec pour contenir le désespoir, des larmes d’humour : « CE CABINET RESTERA FERMÉ JUSQU’À CE QUE LE MAIRE ARRETE DE BAISER MA FEMME. » (p.129)

Le management de la presse et sa déliquescence au mépris de la déontologie (qu’on aurait aimé plus développés) et le passé de l’enfance qui ne passe pas (plus convenu) sont les deux grands axes de ce roman que Chastity Riley semble traverser comme une fantôme sans son ami et collègue Faller (qui lui textote des conseils de sa villégiature hispanique) qui se rapproche et avec son amant Klatsche qui s’éloigne…

L’atmosphère a ici des relents de mal être, de maltraitance et de désir avorté.

Simone Buchholz, Béton rouge, traduit par Claudine Layre (L’Atalante, Fusion, 2022, 228 pages, 20€50)

Du souffle et une claque. L’envie de se jeter dans les deux autres romans de l’auteur parus à L’Atalante, collection Fusion, dirigée par Cloche et de Benedetti (lire 5/5 plus bas) : Nuit bleue et Rue Mexico.

Le dernier se nomme Jan Costin Wagner. Il est comme Ulrich Effenhauser publié chez Actes sud (actes noirs).

L’Été la nuit est un one shot, indépendant de la série Kimmo-Joentaa (qui démarre avec Lune de glace*) et qui a fait connaître l’auteur comme un auteur fin psychologue empreint d’une poésie éthérée et lunaire. Ce qui ne l’empêche pas de manier le noir avec brio.

« – C’est mauvais, dit Landmann. Il se lève brusquement. Ben sursaute. (…) – C’est mauvais, répète-t-il. Ça ne me plaît pas, ça ne colle pas. Ça ne devrait pas être. – Qu’est-ce qui ne devrait pas être ? – Que cet homme ressemble à un ours en peluche. » (page 40)

* Gallimard, 2006, traduit par Stéphanie Lux, réédité par Actes sud (Babel noir n°68, 2012, 320 pages). Les cinq tomes suivants sont publiés par Jacqueline Chambon de 2009 à 2018, traduits par Marie-Claude Auger et réédités en Babel noir.

Un enfant disparaît près de Wiesbaden, en Allemagne. La main dans celle d’un adulte, Marko, l’autre dans celle d’un ours en peluche. Un autre ours en peluche est resté sur place, dans ce vide grenier où sa mère, Léa, et sa sœur, Sarah, ne comprennent pas ce qui s’est passé et comment Jannis a pu échapper à leur surveillance. Les flics arrivent sur les lieux et enquêtent. Et celle-ci fait écho à leurs propres démons…

C’est Christian qui prévient Ben et semble le réveiller. « Christian se demande ce dont Ben a rêvé. Si c’était un beau rêve ou pas. Question de perspective. L’absence de rêves, d’après ce qu’il a lu, ne se produit généralement que dans le sommeil profond. Ce qui expliquerait que dans les rêves on garde le lien avec la réalité. Avec la vie. Tandis que le sommeil profond établit un lien avec la mort. » (page 14)

Simple dans son thème, l’enlèvement d’un enfant, c’est dans la façon de relater l’enquête que L’Été la nuit impressionne. Chaque court chapitre est écrit ; à l’aide de courtes phrases, sèches, épurées, allant à l’essentiel, jusqu’au détail visuel (un canapé blanc immaculé sur lequel un chat blanc immaculé aussi, dort) et sous le prisme d’un personnage, dont le nom est indiqué en capitales, dans un personnage ai-je failli écrire tant on est dans la tête de chacun. Ce qui donne au récit un côté décalé, humain et poétique.

« Christian Sandner, pense-t-il. C’est moi. – Neuf lettres. Sept lettres. Elle le regarde, perplexe. – Mon nom. Le prénom a neuf lettres, mon nom en a sept. Il s’étonne de l’avoir dit tout haut. En général, il se contente de le penser. (…) Trois et neuf. Léa Meininger. » (page 33)

Une découverte. Une expérience de lecture. Je m’aperçois tout de même que le reproche que je faisais à Mélanie Raabe, je pourrais le faire à Jan Costin Wagner : où est l’âme allemande ici ? Et bien peut-être dans cet aspect décalé, comme flou, de la réalité qu’on ne refuse pas de voir, bien au contraire, en Allemagne on a pris l’habitude de regarder dans son dos le passé qui ne passe pas, mais qu’on veut appréhender à sa juste mesure. Comme si on n’allait pas faire le coup aux Allemands une deuxième fois ; ils ont déjà donné, la propagande se mesure à l’aune de ce que l’on croit, pas ce que l’on voit.

L’Été la nuitSommer bei Nacht, Jan Costin Wagner, traduit par Marie-Claude Auger, Actes sud (actes noirs), 2021, 282 pages, 22€50

En guise de bonus, la lecture de Crimes de Ferdinand von Schirach (traduit par Pierre Malherbet, Gallimard, Folio n°5452, 2012, 2724 pages, 8€10) vous étonnera. En une dizaine de nouvelles il narre, comme le grand avocat qu’il est (il est aussi le petit-fils d’un dirigeant nazi condamné à Nuremberg), les affaires les plus étonnantes voire stupéfiantes se déroulant dans son pays dans un style chirurgical qu’il camoufle sous l’artifice d’une folie fictionnelle. Pardonner, expliquer, dire le vrai. À vous de lire. À lire aussi La Marionnette d’Alex Berg* (traduit par Patrick Démerin, Actes sud, Babel noir n°153, 2016, 392 pages, 9€70), roman dans lequel l’armée allemande, au cours de l’opération Enduring Freedom, en Afghanistan, est impliquée à la fois comme victime mais aussi comme complice. Et évidemment, il y a toujours quelqu’un pour aider la grande muette à la boucler. Et quelqu’un pour l’ouvrir. Un grain de sable ou une marionnette ? Déjà Zone de non droitMachtlos (même éditeur, même collection, traduction de Justine Coquel) était bluffant sur le même thème de la raison d’État, l’innocence et le sacrifice (la base du thriller géopolitique). Ce n’est pas pour rien qu’elle a été surnommée par Alexandra Schwartzbrod la Krimi queen...

* Pseudonyme de Stephanie Baumm

Et pour ceux qui s’intéressent à l’histoire allemande, notamment celle du IIIe Reich, même écrite par des non allemands, je conseille les lectures de Philip Kerr (écossais), de Fabiano Massimi (italien) ou de Marek Krajewski (polonais )*. J’ai parlé de ces auteurs et de Volker Kustcher dans un post nommé judicieusement (selon moi, il me plaît…) Brume brune.

* lire plus haut

5/5 avec Karoline de Benedetti

Caroline de Benedetti et son comparse Émeric Cloche nous ont enchanté avec L’Indic (dernier et ultime numéro #46 de la revue* de l’association Fondu au noir) et nous enchantent encore avec Fusion, la collection de L’Atalante). Spécialistes du Krimi, Caroline de Benedetti a bien voulu devenir Karoline pour le CDAP. Ce sont mes questions, voici ses réponses.

* Sale temps pour les revues noires…

Le Krimi, c’est quoi sa particularité ?

C’est d’effrayer les lecteurs français ! J’exagère, mais à peine, car le polar allemand reste largement méconnu alors qu’il possède une grande diversité. On a les thrillers de Sebastian Fitzek, les romans noirs de Friedrich Ani, les polars historiques de Volker Kutscher, la poésie de Jan Costin Wagner, la modernité de Simone Buchholz… et tant d’autres ! Plusieurs éditeurs tentent de faire percer le polar allemand en France. Récemment, Gallmeister republie Friedrich Dürrenmatt, par exemple.

Le Krimi a tout pour plaire, et il subit je crois de nombreux préjugés. Alors que Jean-Luc Bannalec vend comme des petits pains ses polars bretons, et qu’il est allemand (rire !).

Comment devient-on une spécialiste du Krimi ?

Spécialiste, spécialiste… il faudrait que je lise quelques nouveautés pour me tenir à la page. Et surtout, je ne suis pas seule, tout ça est arrivé avec mon partenaire Émeric Cloche. Parce qu’on s’est demandé ce que c’était le Krimi, pourquoi on parle tant de polar anglo-saxon, des nordiques, un peu des espagnols et des italiens, mais pas de nos voisins allemands.

Ça fait quoi d’être directrice de la collection Fusion chez L’Atalante et de publier Simone Buchholz ?

Un grand plaisir, partagé avec Émeric, mon co-directeur. Simone Buchholz est une femme formidable, avec une écriture remarquable, et nous avons été heureux de pouvoir la faire découvrir aux fans de polar. Celles et ceux qui l’ont lue sont tombés accrocs, comme nous, du personnage de Chastity Riley et de sa bande de potes, dont tu as d’ailleurs très bien souligné la saveur.*

* Merci Caroline. À lire ici.

Quel est l’auteur noir du Krimi incontournable et pourquoi ?

Hormis Simone Buchholz ? Jan Costin Wagner et Friedrich Ani, je pense.

Qui est votre « sans qui, rien n’aurait été possible » ?

Pour rester dans le registre du Krimi, je citerai le festival Mauves en Noir et Céline Gobillard avec qui nous avons initié cette exploration du polar allemand ; tout a commencé là. Et puis Claudine Layre qui traduit merveilleusement Simone Buchholz, et bien sûr les éditions L’Atalante.

Merci Caroline, pour tout.

Kristy Éric

(1951-2016)

apos du pouvoir, les agents du maintien de l’ordre ont mauvaise presse et ils le méritent parfois. Il est toujours de bon ton de miser sur un personnage de flic mais plutôt sur celui qui sauve la veuve et l’orphelin rarement celui chargé d’effacer à coups de gommes (matraques) le sourire manifestant (et aussi rarement celui, en tenue, qui prend dans sa face la misère humaine et sociale qui en sont son pain noir (violence conjugale, maltraitance des enfants, vol de nourriture… mais ceci est une autre histoire). Éric Kristy a été des ces auteurs qui ont eu le courage de s’y atteler. Son héros (d’au moins deux romans, Pruneaux d’agents et Circulez !, Série noire Gallimard), Lucien Noblard est un agent en tenue des Brigades spéciales, « mauvaise presse », « tous des voyous » (p.15 PDA) et affecté au dispositif général du maintien de l’ordre. C’est un type ni sym- ni anti- pathique (comme me l’avoue l’auteur – voir illustration dédicace), « un peu con » (page 18 PDA), le genre de gars à obéir et réfléchir après. Dans les années 80, présentes à coups de R9 et R14, de Brigade des voltigeurs (dissoutes après l’Affaire Oussekine), de Mitterrand (ha, l’alternance…) et Pasqua (il volait terroriser les terroristes…), de francs et de cabines téléphoniques, les camions de lait et Lady Di, Éric Kristy nous plonge dans deux récits particulièrement et rondement menés autour de deux thèmes très policiers : le noyautage de la police par le pouvoir et la bavure qu’on cherche à camoufler.

livre déjà mis en avant récemment le 23/10/2023

« – On me dit que la tenue est treillis-callot. Pas de casque à la ceinture, on ne les sortira qu’en cas de frottements. On a fait mettre dans les cars les lance-patates et les bidules. Vous ne garderez sur vous que les gommes. Prévoyez quand même les protège-bras et les extincteurs. » (page 16, Pruneaux d’agents)

Dans Pruneaux d’agents, lors d’une manifestation en apparence routinière (les flics attendent derrière leur visière, les manifestants les houhoutent et balancent quelques boulons), ça dégénère. Avec quelques collègues de bouclier, Lucien Noblard court après trois loubards mais abandonne vite la partie. Sauf Marchand. Lui il y reste ; « le visage enfoncé, ses mains ensanglantées crispées sur le ventre. À la place de son nez et de sa bouche il y avait une bouillie de chairs et d’os éclatés. » (page 32) Et là, pour Lucien, ça dérape aussi. Il est convoqué quand on retrouve les trois casseurs exécutés sous le slogan de VENGEANCE POLICE. Serait-il de ceux qui souhaitent une justice plus expéditive et s’en chargent eux-mêmes ? Non mais. Faut dire aussi qu’il est trop curieux le Noblard en retournant sur les lieux du crime, il croise un collègue… Un roman ancré dans son époque (au thème intemporel) au plus près de la base écrit par un auteur qui a délaissé le roman pour la télévision (encore un), décédé en 2017, qui était bourré du talent de conteur avec la légèreté que connaissent ceux qui travaillent dans l’ombre. À (re)découvrir et à méditer.

Éric Kristy, Pruneaux d’agents, Série noire n°2011, Gallimard, 1985, 213 pages, épuisé en format papier (et c’est bien dommage) mais disponible en format numérique.

« J’avais appris au moins une chose : que le coup de l’omelette et des œufs qu’on casse pour la réussir, c’est pas une image. Et l’omelette, je connais. Baveuse, de préférence. » (page 173, Circulez !)

Circulez ! est le roman suivant mettant en scène notre Pinot de base aux côtés d’un Roussillon aussi con que chatouilleux de la gâchette, ce qui ne va pas, hein Michèle, ma belle, très bien ensemble. « C’EST PAS UNE BAVURE, HEIN ? crie l’andouille mais ça y ressemble fortement. Allez dire le contraire au gars qui l’a reçue dans le dos pour un butin de 1800 francs et deux robots minute. Et évidemment, le chef Richez demande à Noblard de couvrir. Et Lucien couvre. Ça grince mais ça passe. Enfin, jusqu’au moment où le complice du bavé ressurgit pour demander des comptes à Roussillon (hors d’atteinte, fêlé du ciboulot depuis et abonné à l’hôpital psy) et à Noblard. Non seulement ce dernier risque sa peau mais aussi son callot si le complice s’allonge, on saura que Noblard a menti… Encore entre le marteau et l’enclume (lire le roman précédent), ça lui fait les pieds pour une fois d’être de l’autre côté de la gomme, Lucien Noblard pense devoir ménager la chèvre et le chou mais s’aperçoit vite qu’il est la chèvre ET le chou…

Éric Kristy, Circulez ! (Série noire n°2107, Gallimard, 1987, 183 pages, 4€90)

Éric Kristy abandonnera* Lucien Noblard (avait-il fait le tour de son callot ?) après pour se consacrer à la télévision (elle nous mange – avec le cinéma – les meilleurs, tenez, prenez Lehanne, par exemple…). C’est fort dommage. Parti trop tôt, Éric Kristy, homme fort sympathique (au Festival de La Roche sur Yon en 1988, il avait été effacé par un mauvais phlegmon), a commis d’autres romans. On peut se jeter dessus (si on les trouve) : Horde nouvelle (fiction politique après la victoire de la gauche le 10 mai 1981), Un song impur (les deux au Fleuve noir) et on peut même en prêter à nos enfants (Clic-clac, L’Assassin est dans la classe chez Syros). Et ainsi faire sien/sienne la maxime que j’essaye d’honorer le plus souvent possible : Un auteur n’est mort que si on ne lit plus.

* Lucien Noblard a eu une première aventure en 1984 quand Éric Kristy écrit Chienlit & co, une des dix nouvelles gagnantes à un concours Série noire/TF1 et sera publiée dans Les contes de neuf et une nuits (puis republiée dans Vous avez demandé la police ? chez Mango, Lignes noires, en 2000, 166 pages). Elle est évidemment située antérieurement aux deux romans. On « retrouve » Lucien Noblard en mai 68 : « Je m’appelle Lucien Noblard. Au moment des faits, j’ai vingt-deux ans (…), école de police en 1967, nommé Gardien de la Paix stagiaire à Paris au début de 1968 (…) mut[é] rapidement dans une Compagnie de district (…) ou « brigade spéciale » (…) : circulation, voie publique, gardes statiques et, surtout, maintien de l’ordre. » C’est bien notre Lucien. Mis en congé maladie forcé, il est appelé place Beauvau pour jouer le facteur (donner et recevoir des enveloppes) puis le sniper. Mais peut donc bien être visé par cette opération (dans cette nouvelle nommée Chienlit & co, pages 56 à 75) ?

Voilà, c’est fini…

Pas tout à fait encore… Outre les remerciements, le rendez-vous à venir, les tomes passés, il me reste à avouer ma faute, à battre ma coulpe, à me morigéner. Hici gît donc les oubliés G, H, I et J :

G / Patrice Gain (quand même !) avec son formidable Denali et son troublant Les Brouillards noirs (peut-être avec Nature writing ou Rural noir ?), Alain Gagnol (plus cinéaste que romancier désormais) et Les Lumières du frigo, Série noire n°2444 en 1997), Barry Gifford et Sailor et Lula (Rivages, 1991), Giovanni, Le Trou (Série noire n°2509, 1988, 1e édition en 1958) adapté par Becker ou Le Deuxième souffle (Folio n°2019) par Melville (1966) et Corneau (2007), Le Gorille (vous salue bien, Série noire n°220, 1954) de Dominique, Daniel Goines (Justice blanche, misère noire, Série noire n°2630, 2001), Sue Grafton et son alphabet littéraire (on en reparlera cet hiver dans Les Calendes de l’avant)…

H / Hiéronymous Bosh se trouve à Connelly (avec Hollywood), Caroline Hinault (lire à S comme Solak), Patricia Highsmith (quelle vie !), Histoire et histoires (il y aurait eu tant – trop ? – à dire), Philippe Huet (Noir d’Espagne, Rivages, 2021), Joël Houssin et sa série au Fleuve noir, Le Dobermann

I / Imogène personnage de Charles Exbrayat (ce n’est pas trop ma tasse de thé), Jorge Ibargüengoitia (Deux crimes, La Noire, traduit par Alvaro Mutis, 1993).

J / Jean-Paul Jody (Vingt mille vieux sur les nerfs, Le Poulpe, Baleine, La Route de Gakona, Seuil), Henry Joseph, Bill James (décédé cette année)…

el talent ! Vali Izkuierdo (ses illustrations et ses lettrines), quand elle ne dessine pas, enfile des perles avec talent, voyez plutôt.

Merci à Dutronc et Noir Désir pour l’introduction. Ils me pardonneront de les avoir quittés pour rédiger ce K, j’ai goûté la compagnie de Kat Onoma (Kiss avait égaré son maquillage). La musique est un baume et un aiguillon pour moi.

À suivre

Le 1er décembre 2023 : Rendez-vous pour la lettre L, y a du monde… Nous louerons, en hurlant à la lune, sans doute en deux, voire en trois parties : L‘Un seul (Thiébaut), Lacy (avec Roger Martin), Lamar (Jake), Lansdale (Joe) et ses héros Hap Collins et Leonard Pine, Lebrun (Michel) (pape du polar), Lecas (Gérard), Lemaitre (Pierre), Levison (Ian), Leydier Michel, Librairies et libraires, Leroy (Jérôme) (Les Derniers jours d’un fauve), Les Lieux sombres (Flynn), Lire et livres et La Loupiote.

François Braud

C’est déjà du passé…

Lettre A, Partie 1 / Télécharger ? je clique là (ABC du métier (L’) / Alcool / Alibi)

Lettre A, partie 2 / Télécharger ? je clique ici (Amila Meckert / Arme du crime)

INVITÉ La contribution au CDAP : A comme Amila par Didier Daeninckx (auteur de romans noirs : Rions noir, avec Jordan, Creaphis)

Lettre A, partie 3 / Télécharger ? C’est là (Arnaud / Auster / Avis déchéanceAkkouche / Aztèques dansantsWestlake)

Lettre B, partie 1 / Télécharger ? C’est par là (Baronian / Bataille des Buttes-Chaumont (La)Jonquet / Battisti / Bête et la belle (La)Jonquet / Bialot / Bible)

INVITÉ La contribution au CDAP : B comme Battisti par Gérard Lecas (auteur de romans noirs : Deux balles, Jigal)

Lettre B, partie 2 / Télécharger ? Je clique là (Black BlocsMarpeau / Blogs / Brève histoire du roman noir (Une)Pouy / Brouillard au pont de BihacOppel / Bruen)

INVITÉ La contribution au CDAP de Jean-Bernard Pouy (auteur de En attendant Dogo), B comme Bruen.

Lettre C, partie 1 / Télécharger ? Je clique ici (Ça y est, j’ai craquéDessaint / Cadavres ne portent pas de costards (Les) – Reiner / Caïn / Canardo / Cette fille est dangereuseGranotier / Chuchoteur (Le)Carrisi / Chute)

Lettre C, partie 2 / Vous pouvez télécharger le post (Classer/déclasser, Codes et des poncifs, Condor (Le) Holmas, Michael Connelly)

Lettre C, partie 3 / À télécharger, (John Connolly, Contrat, Cosmix banditosWeisbecker, Coup du bandeau, Couverture (4ème de), Critique, Cuba, Cummins et BACK in ABC).

INVITÉ La contribution au CDAP : C comme Connolly par Pierre Faverolles (blogueur blacknovel1)

Lettre D, partie 1 / Téléchargez ? (Dahlia noir (Le)Ellroy, DamagesKessler, Kessler et Zelman, Del Árbol (Victor), Delestré (Stéfanie), Der des ders (Le) – Daeninckx et DexterLindsay/Manos Jr)

La contribution au CDAP : D comme Dahlia noir (Le)Ellroy – par François Guérif (éditeur Rivages, Gallmeister)

Lettre D, partie 2 / À télécharger, ici (Dicker Joël / Dictionnaire Amoureux du Polar (Le) de Pierre Lemaitre / DILIPO (Le) dirigé par Claude Mesplède / Divulgâcher, Donneur (Le) Akkouche / Doyle (Conan) / Drôles d’oiseaux Camus.

INVITÉ La contribution de Frédéric Prilleux au CDAP (auteur et spécialiste BD polar, blogueur bedepolar) : D comme Dredd (Le Juge)

Lettre E / Cliquez pour télécharger (Edogawa Ranpo, Encrage, É(L’) ou le polar lecture facile et Excipit (et incipit)).

IINVITÉ La Contribution d’Éric Libiot (journaliste écrivain – Clint et moi, On a les héros qu’on mérite) au CDAP avec le E de La Disparition de Perec et Echenoz.

Lettre F / Téléchargez le post (Fanzine, Fausse piste de Crumley, Faux roman policierGrand maitre de Harrison, Festivals, Fight Club de Palahniuk).

Lettre G, partie 1 / Cliquez pour le téléchargement (Gang de la clé à molette (Le) d’Abbey, Gendron, Goodis).

IINVITÉ La Contribution de Philippe Claudel (auteur : Les âmes grises, Le Rapport de Brodeck, Crépuscule, pour Edward Abbey).

Lettre G, partie 2 / Téléchargez ici ((Le) Grand monde de Pierre Lemaitre, (Le) Grand soir de Gwenaël Bulteau, (Le) Grand sommeil de Raymond Chandler et le film d’Howard Hawks et Jean-Christophe Grand G (Grangé)).

INVITÉ La Contribution au CDAP de Hélène Martineau, libraire des Instants Libres au Poiré sur vie (Le Grand monde de Pierre Lemaitre)

Lettre G, partie 3 / Le téléchargement, c’est (Gravesend de Boyle, Jean-Paul Guéry et son 5/5La Tête en Noir, Gunther – héros de Philip Kerr, Jeanne Guyon et son 5/5Rivages).

INVITÉ La Contribution au CDAP de Stéphanie Benson, auteure (collection Tip Tongue) pour Bernie Gunther de Philip Kerr.

Lettre H, partie 1 / Cliquez ici pour le téléchargement (Haine pour haine (Eva Dolan)Happy ValleyHardy Cliff (Peter Corris), Hannibal et Harris ThomasHole Harry (Jo Nesbo) et Himes Chester (Harlem).

INVITÉ La Contribution au CDAP de Thierrry Maricourt, auteur (Hautes conspirations, La Déviation), spécialiste des littératures nordiques pour Jo Nesbo.

Lettre H, partie 2 / Télécharger la lettre : Hinkson Jake, Homme qui marchait sur la lune (L’) / Howard McCord, Homos privés & flics, Huit cent treize – avec un 5/5 de Corinne Naidet et Humour.

INVITÉ La Contribution au CDAP de Francis Mizio, auteur (Au lourd délire des lianes) pour « Polar humoristique : ce devrait être quoi le job ? »

Lettre I, partie 1 / On clique ici pour télécharger la lettre : I got my mogette working de JB Pouy, Ikigami de Motorô Mase, In8 – avec un 5/5 de Josée Guellil, Ippon de Jean-Hugues Oppel et Iran.

INVITÉ La Contribution de Jean-Hugues Oppel pour I comme Ippon.

Lettre I, partie 2 / Cliquez pour télécharger la lettre : Irlande, Isard, Islande, Italie et Izzo.

INVITÉS Les Contributions au CDAP de Gérard Lecas pour Italie 1 (Scerbanenco), Italie 2 (Pinketts) et Italie 3 (Viola) et d’Hervé Jaouen pour Irlande (O’Flaherty).

Lettre J, partie 1 / Téléchargez le tome 20 du CDAP : J’attraperai ta mort, J’étais Dora Suarez (Robin Cook), Jaenada (Philippe), Jamet (Jacques), Jaouen (Hervé), Je mourrai pas gibier (Guillaume Guéraud), Je vais mourir cette nuit (Fernando Marias), Jeunesse – avec un 5/5 de Clémentine Thiébault – et Jesus vidéo (Andreas Eschbach).

INVITÉ Hervé Commère – et sa Contribution pour J comme la publication de J’attraperai ta mort.

Lettre J, partie 2 / Cliquez ici pour télécharger le tome 21 du CDAP : JiBé Pouy et Jour de l’Urubu (Le), JJR, Johnson (Robert, pas Craig ni Jack Johnson chantant Taylor, ni le Jack Taylor de Bruen), Jones (Graham), Joy (David), Justice (avec Engrenages) et Justified (série).

INVITÉ La Contribution d’Isabelle Jensen (bibliothécaire et ex-compagne de JJR) en hommage à Jean-Jacques Reboux